Fernando António Nogueira Pessoa (1888-1935) est l’un des plus grands poètes portugais du XXe siècle. Né à Lisbonne, il passe une partie de son enfance en Afrique du Sud après le remariage de sa mère avec le consul du Portugal à Durban, suite au décès de son père quand il a 5 ans. Cette éducation anglophone marque durablement son œuvre, puisqu’il écrira en anglais jusqu’en 1921.
De retour définitif à Lisbonne en 1905, il mène une vie modeste de traducteur indépendant. En 1915, il fonde avec son ami Mário de Sá-Carneiro la revue d’avant-garde « Orpheu », qui marque l’introduction du modernisme au Portugal malgré sa brève existence.
De son vivant, Pessoa publie régulièrement dans des revues mais très peu en volumes. Son seul livre important publié est « Message » (1934), qui remporte le Prix Antero de Quental. À sa mort en 1935 des suites de son alcoolisme, on découvre une malle contenant plus de 27 000 textes inédits, qui serviront notamment à former le célèbre « Livre de l’intranquillité » qui ne sera publié qu’en 1982.
Poète, essayiste et penseur mystique fasciné par l’ésotérisme, Pessoa est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands écrivains de langue portugaise, dont l’œuvre multiple continue d’être étudiée et traduite dans le monde entier.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. Le livre de l’intranquillité (1982)
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Résumé
« Le livre de l’intranquillité » se présente comme le journal intime de Bernardo Soares, modeste aide-comptable dans une entreprise de textile à Lisbonne. Cette figure n’est autre qu’un « semi-hétéronyme » de Fernando Pessoa – à la différence des hétéronymes complets comme Alberto Caeiro ou Ricardo Reis qui possèdent leur propre biographie et style d’écriture, Soares constitue une version mutilée de Pessoa lui-même, privée selon ses mots « du raisonnement et de l’affectivité ».
Le texte se déploie en fragments discontinus, notes éparses rédigées entre 1913 et 1934. Sous-titré « autobiographie sans événements », il trace le portrait d’un homme qui refuse l’action au profit de la contemplation et du rêve. Soares observe le monde depuis son bureau de la rue des Douradores, dans le quartier de la Baixa (quartier des affaires de Lisbonne). Son patron Vasques, ses collègues comme Moreira, le garçon de bureau, composent le décor de cette existence volontairement réduite à sa plus simple expression.
Mais cette apparente banalité masque une intense vie intérieure. Soares transforme systématiquement ses observations quotidiennes en méditations métaphysiques. La fatigue, l’ennui et la rêverie diurne constituent les trois piliers de sa pensée. Pour lui, le rêve surpasse la réalité : il préfère imaginer des amours avec des personnages de romans ou des figures peintes sur des porcelaines plutôt que de nouer des relations concrètes qui le répugnent.
Les variations climatiques de Lisbonne rythment ses observations. Le passage des tramways, les voix des passants, le souffle du vent venu de l’océan nourrissent une prose qui transfigure le banal en métaphysique. Cette attention aux détails sensibles contraste avec son refus radical de toute interaction sociale prolongée – Soares ne supporte pas plus de trente minutes de conversation suivie.
« Je considère la vie comme une auberge où je dois séjourner jusqu’à l’arrivée de la diligence de l’abîme », écrit Soares. Cette posture de retrait s’accompagne d’une conscience aiguë de sa propre duplicité : « Je n’ai jamais été que la trace et le simulacre de moi-même ».
Autour du livre
Publié pour la première fois en 1982, soit 47 ans après la mort de Fernando Pessoa, « Le livre de l’intranquillité » est considéré comme l’une des œuvres majeures de la littérature du XXe siècle. Cette publication posthume résulte d’un titanesque travail éditorial : à sa mort en 1935, Pessoa laisse une immense malle contenant plus de 27 000 documents manuscrits, parmi lesquels se trouvent les fragments qui composent aujourd’hui ce livre. Il existe aujourd’hui plusieurs éditions qui proposent des agencements différents des fragments.
Ces fragments, rédigés entre 1913 et 1934, dessinent les contours d’un projet ambitieux resté inachevé. Pessoa écrit sur tout ce qui lui tombe sous la main : bouts de papier, enveloppes, verso de documents administratifs, pages de calendrier. Cette dispersion matérielle reflète la nature même de l’œuvre : une constellation de pensées sans hiérarchie ni chronologie.
La singularité du livre tient d’abord à son attribution : signé par Bernardo Soares, il n’est pas l’œuvre directe de Pessoa mais d’un de ses « semi-hétéronymes ». Cette notion, inventée par l’écrivain lui-même, désigne un double littéraire qui n’est « ni tout à fait un autre, ni tout à fait lui-même ». Soares, modeste aide-comptable dans une entreprise textile de Lisbonne, incarne une version mutilée de Pessoa, privée selon ses propres mots du « raisonnement et de l’affectivité ». Cette mise en abyme identitaire ne constitue qu’une des multiples strates de l’œuvre.
Les fragments qui composent le livre défient toute tentative de classification. Si certains s’apparentent à des entrées de journal intime, d’autres prennent la forme de méditations philosophiques, de descriptions urbaines ou de confessions métaphysiques. Cette mosaïque textuelle s’auto-définit comme une « autobiographie sans événements » – formule paradoxale qui traduit bien son caractère inclassable. Le texte oscille constamment entre prose poétique et essai, entre observation minutieuse du quotidien et envolées oniriques.
La traduction française du titre, qui conserve le néologisme « intranquillité », témoigne de la dimension novatrice de l’œuvre. Ce terme, créé pour l’occasion, capte l’essence d’un état d’esprit qui n’est ni l’agitation ni le calme, mais une forme particulière d’inquiétude contemplative. Le livre tout entier peut se lire comme une tentative de cartographier cet état mental si particulier.
L’impact du « Livre de l’intranquillité » s’est révélé considérable. George Steiner le compare à une fusion des carnets de Coleridge, du journal philosophique de Valéry et des notes de Robert Musil. Les spécialistes soulignent sa modernité radicale : en fragmentant systématiquement le récit et en remettant en question l’unité du sujet écrivant, Pessoa anticipe les préoccupations de la littérature contemporaine. Le Cercle Norvégien du Livre l’a d’ailleurs inscrit dans sa liste des 100 meilleurs livres de tous les temps. En 1998, François Marthouret en propose une adaptation théâtrale présentée à la Maison de la poésie, transformée ensuite en version audio.
Aux éditions BOURGOIS ; 624 pages.
2. Le Banquier anarchiste (1922)
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Résumé
Portugal, années 1920. Au terme d’un dîner, un riche banquier stupéfie son ami en affirmant n’avoir jamais renié ses convictions anarchistes malgré sa fortune considérable. Devant l’incrédulité manifeste de son interlocuteur, il s’engage dans une démonstration sophistiquée visant à prouver la parfaite cohérence entre sa fortune et ses convictions. Selon lui, la véritable émancipation exige de se libérer des « fictions sociales » qui asservissent l’humanité, à commencer par la tyrannie de l’argent. Pour vaincre cette dernière, une seule solution s’impose : en acquérir suffisamment pour s’en affranchir. À travers un raisonnement implacable, le banquier soutient que lui seul réalise l’anarchisme tant en théorie qu’en pratique, contrairement aux poseurs de bombes et aux syndicalistes qui ne font que perpétuer de nouvelles formes d’oppression.
Autour du livre
Publié en 1922 dans la revue Contemporânea, « Le Banquier anarchiste » est l’unique fiction parue du vivant de Fernando Pessoa, qui souhaitait en faire son tremplin vers une carrière littéraire internationale. Ce court texte prend la forme d’un dialogue socratique entre deux convives à l’issue d’un repas. Le protagoniste principal, un opulent banquier, s’attache à démontrer à son interlocuteur dubitatif qu’il incarne paradoxalement le plus authentique des anarchistes, tant en théorie qu’en pratique.
Le contexte historique éclaire la genèse de cette œuvre provocatrice. Le Portugal traverse alors une période de grande instabilité, marquée par une hyperinflation et pas moins de quarante-cinq changements de gouvernement entre 1910 et 1926. Des affrontements violents opposent monarchistes, républicains et anarcho-syndicalistes. En 1921, une révolte radicale à Lisbonne se solde par la « Nuit sanglante » où périssent plusieurs figures majeures de la République. Ces événements précipitent le pays vers le coup d’État militaire de 1926 qui instaure un régime autoritaire.
La construction du récit repose sur une démonstration implacable où le banquier déploie une rhétorique sophistiquée pour justifier son parcours. Parti d’une origine modeste, il proclame avoir réalisé l’idéal anarchiste en s’enrichissant, seul moyen selon lui de se libérer véritablement de la « tyrannie de l’argent ». Son raisonnement procède par syllogismes : puisque les « fictions sociales » comme l’argent asservissent l’humanité, l’authentique anarchiste doit d’abord s’en émanciper individuellement avant d’envisager une libération collective. Cette logique paradoxale culmine dans l’affirmation que lui seul met en pratique les principes anarchistes, contrairement aux théoriciens et activistes qui reproduisent de nouvelles formes d’oppression.
Le texte s’inscrit dans une filiation littéraire qui le rapproche des essais d’Oscar Wilde comme « L’Âme de l’homme sous le socialisme » ou « The Decay of Lying ». À l’instar de Wilde, Pessoa manie l’ironie et le paradoxe pour questionner les fondements idéologiques de son époque. Son banquier anarchiste subvertit la doctrine libertaire par un individualisme radical qui rappelle les thèses de Max Stirner. Mais là où Stirner ne s’intéresse qu’à l’émancipation personnelle, le personnage de Pessoa maintient l’objectif d’une libération collective, même si celle-ci passe par des voies détournées.
La critique souligne la dimension visionnaire du texte concernant l’évolution des régimes révolutionnaires. Dès 1922, le banquier prédit que la révolution russe « va retarder de plusieurs dizaines d’années la naissance de la société libre ». Plus largement, il anticipe la capacité du capitalisme à absorber et neutraliser les idées subversives, phénomène qui se manifestera notamment dans la récupération des mouvements contestataires des années 1960.
Les commentateurs divergent néanmoins sur l’interprétation à donner à cette œuvre déroutante. Certains y voient une satire mordante de la bourgeoisie et de ses hypocrisies, d’autres une critique acerbe des limites de l’anarchisme, d’autres encore un exercice de style démontrant la puissance de la rhétorique sophistique. Ellen Sapega suggère que le texte met en lumière l’incompatibilité fondamentale entre logique et réalité, nous invitant à chercher des voies non rationnelles pour comprendre notre rapport au monde. Robert Bréchon considère quant à lui qu’il s’agit d’un « traité sur la liberté » parmi les plus originaux qui soient.
« Le Banquier anarchiste » a inspiré plusieurs adaptations théâtrales, notamment une version pour quatre acteurs créée en 2010 à Zadar (Croatie). Le texte trouve également un écho dans le monde universitaire où il sert de support pédagogique pour l’enseignement critique du management, illustrant les paradoxes du leadership et les mécanismes de justification du pouvoir économique.
Aux éditions BOURGOIS ; 128 pages.
3. Lisbonne (1992)
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Résumé
En 1925, Fernando Pessoa rédige un guide touristique de Lisbonne qui ne sera publié que soixante-sept ans plus tard. On y suit pas à pas le parcours d’un visiteur imaginaire, depuis son arrivée par bateau jusqu’à ses déambulations dans les quartiers historiques. Les monuments, musées et jardins publics défilent sous la plume du célèbre poète portugais qui, revenu d’un exil sud-africain, ne quittera plus jamais sa ville natale.
Le guide énumère avec précision les horaires d’ouverture, les prix d’entrée et les caractéristiques architecturales des lieux emblématiques de la capitale. Les églises succèdent aux places, les statues aux bâtiments officiels, dans une description exhaustive qui semble vouloir figer la ville dans un instantané d’avant la dictature militaire qui s’installera l’année suivante.
Autour du livre
En 1925, Fernando Pessoa rédige en anglais un guide touristique sur Lisbonne qui ne sera jamais publié de son vivant. Le manuscrit demeure enfoui parmi les milliers de pages que le poète portugais accumule dans deux imposantes malles en bois, aux côtés de poèmes, de notes éparses et de réflexions sur l’occultisme. Ce n’est qu’après sa mort que ce texte insolite refait surface.
Le contexte de rédaction s’inscrit dans une période charnière de l’histoire portugaise. En 1926, un coup d’État militaire mené par le général Gomes da Costa met fin à la République et instaure un régime dictatorial. Ce guide apparaît alors comme un précieux témoignage d’une époque où le pays bascule vers l’autoritarisme. Dès l’arrivée du voyageur au port, la mainmise administrative se manifeste : les bagages sont saisis par la police pour inspection, tandis que les services d’immigration et des douanes encadrent strictement les déplacements.
La singularité de ce guide tient à son auteur même. Pessoa n’a que huit ans lorsqu’il quitte sa ville natale pour suivre sa famille en Afrique du Sud. Ce déracinement précoce nourrit une nostalgie qui le pousse à revenir à Lisbonne à dix-sept ans. Cette rupture géographique marque sensiblement son rapport à la capitale portugaise : il la contemple avec le regard distancié d’un éternel étranger, tout en cultivant pour elle une passion qui transparaît dans chaque description.
L’ouvrage se distingue des conventions du genre par son parti pris radical. Nulle trace ici des cafés animés, des habitants ou de l’atmosphère des quartiers populaires. Pessoa privilégie une approche monumentale qui célèbre les édifices, statues et jardins remarquables. Cette vision très institutionnelle esquisse en creux le portrait d’une ville-musée figée dans sa grandeur passée. Le quartier pittoresque de l’Alfama, pourtant emblématique du vieux Lisbonne, brille par son absence.
La démarche s’avère méthodique : chaque lieu fait l’objet d’une description minutieuse, enrichie de données historiques et d’informations pratiques sur les horaires et tarifs. Cette rigueur documentaire confère au texte une dimension quasi-scientifique qui tranche avec la sensibilité poétique habituellement associée à Pessoa. Le créateur des hétéronymes, ces multiples personnalités littéraires aux styles distincts, opte ici pour une écriture neutre et factuelle.
La critique souligne unanimement ce décalage entre le Pessoa guide touristique et le Pessoa poète torturé. Certains y voient un manifeste crypté contre la dictature naissante : en ne montrant que la façade officielle de Lisbonne, l’auteur dénoncerait implicitement la mise en scène du pouvoir. D’autres interprètent cette neutralité comme un hommage paradoxal à sa ville, célébrant sa monumentalité tout en suggérant qu’elle échappe à toute tentative de description exhaustive. Si certains lecteurs déplorent son aridité et son manque de lyrisme, d’autres saluent sa précision documentaire qui permet encore aujourd’hui d’arpenter Lisbonne sur les traces de Pessoa.
Aux éditions DU ROCHER ; 128 pages.
4. Fragments d’un voyage immobile (1933)
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Résumé
Ce recueil rassemble 242 fragments choisis parmi les milliers de feuillets laissés par Fernando Pessoa dans sa célèbre malle. Sélectionnés et traduits par Rémy Hourcade, ils proviennent des différents hétéronymes créés par l’écrivain portugais : Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Alvaro de Campos et d’autres. À travers ces écrits fragmentaires datant du début du XXe siècle, le lecteur découvre les multiples facettes d’un homme qui se définissait lui-même comme « une scène vivante où passent plusieurs acteurs jouant plusieurs pièces ».
Les fragments s’enchaînent selon une certaine logique thématique : réflexions sur l’écriture, méditations sur le temps qui passe, considérations mystiques ou politiques. Se dessine peu à peu le portrait d’un écrivain qui affirmait « Je ne suis rien. Je ne serai jamais rien. Je ne peux vouloir être rien. À part ça, je porte en moi tous les rêves du monde. »
Autour du livre
Cette anthologie de 242 fragments tire sa singularité de sa genèse particulière. Ces textes, souvent griffonnés au dos de factures ou de publicités, proviennent d’une malle où Pessoa conservait méticuleusement 27 453 manuscrits, découverts seulement en 1968, plus de trente ans après sa mort.
La préface signée par Octavio Paz, Prix Nobel de Littérature, éclaire notamment le concept d’hétéronymie, caractéristique de l’œuvre pessoenne. Contrairement aux pseudonymes, les hétéronymes représentent des personnalités littéraires complètes, dotées chacune d’une biographie, d’un style d’écriture et même d’une signature distincte. Alberto Caeiro, Ricardo Reis et Alvaro de Campos incarnent les principales figures de cette constellation d’auteurs fictifs, au nombre total de 72.
Didier Smal, de La Cause Littéraire, souligne son accessibilité tant pour les néophytes que pour les connaisseurs. Le format compact du recueil en fait un compagnon de route idéal, permettant de « picorer » des fragments selon l’humeur du moment.
Aux éditions RIVAGES ; 128 pages.