Daphné du Maurier (1907-1989) est l’une des romancières britanniques les plus influentes du XXe siècle. Née à Londres dans une famille d’artistes – son père Gerald était un acteur célèbre et sa mère Muriel Beaumont était actrice – elle grandit dans un environnement culturel privilégié.
Sa carrière littéraire débute en 1931 avec « L’amour dans l’âme », mais c’est « Rebecca » (1938) qui la propulse au rang des auteurs majeurs, avec un succès commercial et critique retentissant. Le roman sera brillamment adapté par Alfred Hitchcock en 1940.
Par la suite, Du Maurier s’installe en Cornouailles, région qui inspire fortement son œuvre. Ses romans et nouvelles, souvent qualifiés de « romantiques » – étiquette qu’elle détestait – se distinguent par leur atmosphère sombre et mystérieuse, mêlant suspense psychologique et éléments paranormaux. Parmi ses œuvres marquantes figurent « L’Auberge de la Jamaïque » (1936), « Ma cousine Rachel » (1951) et la nouvelle « Les Oiseaux » (1952), également adaptée par Hitchcock.
Mariée au Major Frederick Browning en 1932, mère de trois enfants, elle mène une vie plutôt recluse. Bien qu’anoblie en 1969 (Dame Commander of the British Empire), elle n’utilise jamais ce titre. Après la mort de son mari en 1965, elle s’installe à Kilmarth, en Cornouailles, où elle continue d’écrire jusqu’à ses derniers jours.
Du Maurier décède le 19 avril 1989, laissant derrière elle une œuvre qui continue d’influencer la littérature et le cinéma. Ses livres se distinguent par leur narration sophistiquée sur les thèmes de l’identité, du désir et des secrets familiaux.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. Rebecca (roman, 1938)
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Résumé
Angleterre, années 1930. Une jeune femme timide, orpheline et sans le sou, rencontre à Monte-Carlo le séduisant et mystérieux Maxim de Winter. Celui-ci l’épouse et l’emmène vivre à Manderley, son vaste domaine en Cornouailles.
Mais le bonheur des jeunes mariés est vite assombri par l’ombre de Rebecca, la première épouse de Maxim, morte noyée un an plus tôt. Son fantôme hante les couloirs de la demeure et les esprits des domestiques, en particulier celui de Mrs Danvers, l’inquiétante gouvernante.
La nouvelle Mrs de Winter se sent inférieure à la défunte en tous points. Peu à peu, elle perd pied, étouffée par l’atmosphère malsaine qui règne à Manderley. Que s’est-il vraiment passé à Manderley ? Qui était Rebecca ? La vérité, lorsqu’elle éclatera enfin, sera bien différente de ce qu’elle imaginait. Et le prix à payer sera lourd.
Autour du livre
« Rebecca » naît en 1937 dans l’atmosphère étouffante d’Alexandrie, où Daphné du Maurier accompagne son mari officier. Mal à l’aise dans cette ville brûlante aux mondanités pesantes, elle transpose sa nostalgie de l’Angleterre dans les premières pages du manuscrit. La genèse s’avère difficile : la romancière détruit les quinze mille premiers mots, qualifiant ce faux départ de « potrat littéraire ». Le texte prend finalement forme lors du voyage de retour vers l’Angleterre.
Les critiques littéraires accueillent initialement l’œuvre avec dédain, la reléguant au rang de simple « roman pour femmes ». Le public, lui, ne s’y trompe pas : en quatre ans, vingt-quatre éditions se succèdent au Royaume-Uni. Le succès ne se dément pas depuis – en 1993, les ventes mensuelles aux États-Unis atteignent encore 4000 exemplaires.
L’influence de « Jane Eyre » transparaît nettement dans la trame narrative, au point que certains, comme Angela Carter, parlent de « copie éhontée ». Les parallèles abondent : une jeune femme rencontre un homme mystérieux, découvre son manoir hanté par les secrets d’une première épouse, jusqu’à l’incendie final. Mais du Maurier insuffle à son texte une dimension psychologique nouvelle, notamment dans le traitement des questions d’identité et de sexualité.
L’absence de nom pour la narratrice constitue l’une des singularités marquantes du texte, suscitant de nombreuses interrogations des lecteurs et nourrissant même une correspondance entre du Maurier et Agatha Christie sur ce point. Cette anonymisation renforce le contraste avec Rebecca, figure obsédante dont la présence imprègne chaque page. Les deux femmes fonctionnent comme des doubles opposés : l’une timide et effacée, l’autre charismatique et dominatrice. Cette dualité se manifeste jusque dans leurs écritures respectives, rappelant le dispositif de Jekyll et Hyde.
Le personnage de Mrs Danvers, avec sa dévotion quasi religieuse envers Rebecca, ajoute une dimension troublante à l’œuvre. Son apparence cadavérique – visage squelettique, peau blafarde, yeux caves – en fait une figure gothique incarnant la mort elle-même.
Les distinctions pleuvent : National Book Award en 1938, top 15 des romans les plus inspirants selon la BBC en 2019, première place du classement des livres préférés des Britanniques sur 225 ans établi par WHSmith en 2017. Les adaptations se multiplient, de la pièce radiophonique d’Orson Welles au film oscarisé d’Hitchcock, en passant par des versions théâtrales et même une comédie musicale en 2006.
Le roman engendre également des controverses, notamment des accusations de plagiat concernant « A Sucessora » de Carolina Nabuco, publié quatre ans plus tôt. Du Maurier réfute ces allégations, tandis que Nabuco refuse de signer une déclaration qualifiant les similitudes de simple coïncidence.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 640 pages.
2. Les Oiseaux (nouvelle, 1952)
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Résumé
Dans les années d’après-guerre, Nat Hocken, un ancien combattant invalide, travaille à temps partiel dans une ferme des Cornouailles. Un jour de décembre, il remarque le comportement inhabituel d’importantes colonies d’oiseaux. Cette nuit-là, le temps devient glacial et des oiseaux attaquent sa maison en tentant de pénétrer par les fenêtres. Ils s’en prennent notamment à ses enfants. Au matin, Nat découvre une cinquantaine de cadavres d’oiseaux.
Bien que ses voisins restent sceptiques face à ses inquiétudes, Nat constate que des milliers de mouettes se massent en mer, comme dans l’attente d’un signal. La BBC confirme bientôt que des attaques similaires se produisent dans tout le pays. Nat barricade sa maison mais les assauts se multiplient, de plus en plus violents. L’état d’urgence est déclaré. Les communications sont coupées. La famille s’organise pour survivre, mais les oiseaux poursuivent inlassablement leur siège.
Autour du livre
« Les Oiseaux », publié en 1952 dans le recueil « The Apple Tree », s’impose comme l’une des nouvelles les plus marquantes de Daphné du Maurier. Son inspiration provient d’une scène dont elle fut témoin : l’attaque d’un fermier par des mouettes pendant qu’il labourait son champ.
La nouvelle reflète l’expérience britannique de la Seconde Guerre mondiale, évoquant l’angoisse des raids aériens et l’impuissance gouvernementale face à l’invasion. Les oiseaux, organisés en formations militaires, rappellent les bombardiers du Blitz. Les références au vent d’Est et aux rumeurs sur une possible implication russe ancrent également le texte dans le contexte de la Guerre froide naissante.
L’adaptation cinématographique d’Alfred Hitchcock en 1963 diverge considérablement du texte original. Le réalisateur transpose l’action en Californie et modifie radicalement l’intrigue. Du Maurier désapprouve ces changements, tout en reconnaissant l’efficacité des effets spéciaux. Le film devient néanmoins un succès international.
La force du récit réside dans sa capacité à transformer le familier en menaçant. Les oiseaux, créatures du quotidien, deviennent des machines de guerre dotées d’une « intelligence collective ». La nouvelle frappe par son atmosphère claustrophobe et son final abrupt qui laisse le lecteur dans l’incertitude. Cette dimension apocalyptique, servie par une narration sobre et efficace, fait des « Oiseaux » un classique du genre horrifique qui continue d’influencer la littérature contemporaine.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 445 pages.
3. Ma cousine Rachel (roman, 1951)
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Résumé
Dans les landes brumeuses des Cornouailles du XIXe siècle, Philip Ashley mène une existence paisible auprès de son cousin Ambroise, qui l’a recueilli orphelin et l’a élevé comme son fils. Leur vie bascule lorsqu’Ambroise, parti en Italie pour soigner ses rhumatismes, y rencontre et épouse une lointaine cousine : Rachel.
Les lettres qu’Ambroise envoie à Philip changent peu à peu de ton. D’abord enthousiastes, elles deviennent inquiètes, puis alarmantes. Dans sa dernière missive, Ambroise accuse Rachel de l’empoisonner. Philip se précipite à Florence, mais arrive trop tard : son cousin est mort et Rachel a disparu. Le jeune homme rentre en Angleterre, rongé par la haine envers cette femme qu’il n’a jamais vue.
Quand Rachel se présente au domaine quelques mois plus tard, Philip découvre une personne bien différente de la criminelle qu’il imaginait. Gracieuse, spirituelle, raffinée, elle séduit tout son entourage. Philip lui-même tombe sous son charme. Mais qui est vraiment Rachel ? Une veuve innocente ou une redoutable manipulatrice ?
Autour du livre
Issu d’un portrait aperçu à Antony House en Cornouailles, le personnage de Rachel Carew insuffle à Daphné du Maurier l’inspiration nécessaire pour créer une œuvre qui conjugue mystère et romance gothique. Publié en 1951, « Ma cousine Rachel » s’inscrit dans la lignée thématique de « Rebecca », le précédent succès de l’autrice britannique.
La narration à la première personne, portée par Philip, confère au récit une dimension psychologique particulièrement intense. Ce choix narratif installe une ambiguïté permanente : le lecteur ne peut accéder aux événements qu’à travers le prisme déformant des perceptions du jeune homme, lui-même tiraillé entre amour et suspicion. Cette construction crée un effet de double lecture où chaque geste, chaque parole de Rachel peut être interprété de deux manières radicalement opposées.
L’atmosphère cornouaillaise, avec son grand domaine rural, constitue bien plus qu’un simple décor : elle incarne un microcosme masculin bouleversé par l’arrivée d’une présence féminine énigmatique. Le contraste entre l’éducation de Philip, qui n’a connu que des figures masculines hormis une nourrice dans sa petite enfance, et l’apparition de Rachel dans sa vie devient un ressort dramatique essentiel.
La question de la culpabilité de Rachel demeure délibérément sans réponse. Du Maurier maintient cette tension jusqu’au dénouement, laissant au lecteur la liberté d’interpréter les événements. Les graines de laburnum, arbre toxique présent dans la villa italienne, deviennent un élément symbolique ambigu : preuve potentielle d’empoisonnement ou simple coïncidence botanique ?
Le succès de « Ma cousine Rachel » engendre rapidement plusieurs adaptations. Dès 1952, Henry Koster réalise une première version cinématographique avec Olivia de Havilland et Richard Burton. Du Maurier et le réalisateur initialement pressenti, George Cukor, jugent le scénario peu fidèle à l’œuvre originale. Malgré ces réserves, les critiques Bosley Crowther et Leonard Maltin saluent cette transposition à l’écran. La BBC propose en 1983 une mini-série en quatre épisodes avec Geraldine Chaplin, que la professeure Nina Auerbach considère comme plus proche du roman, notamment dans le traitement plus complexe du personnage de Rachel. En 2017, une nouvelle adaptation cinématographique voit le jour sous la direction de Roger Michell, avec Rachel Weisz et Sam Claflin dans les rôles principaux.
Aujourd’hui, le « My Cousin Rachel Walk », un sentier de huit kilomètres, traverse les terres de Barton en Cornouailles, lieu où se déroule une partie de l’action.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 384 pages.
4. Le bouc émissaire (roman, 1957)
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Résumé
Octobre 1956. John, un professeur d’histoire britannique, s’apprête à terminer ses vacances en France. Cet homme solitaire de trente-huit ans, désenchanté par son existence morne, fait halte au Mans. Au buffet de la gare, il tombe nez à nez avec son sosie absolu : le comte Jean de Gué. Stupéfaits par leur ressemblance quasi surnaturelle, les deux hommes dînent ensemble. Le lendemain, John se réveille dans une chambre d’hôtel sordide. Jean s’est volatilisé avec ses papiers, sa voiture et ses bagages.
Contraint d’endosser l’identité du comte, John pénètre dans un monde aristocratique sur le déclin. Le château de Saint-Gilles abrite une famille minée par les rancœurs tandis que l’entreprise familiale est au bord de la faillite. John comprend que son double était un être cynique et veule, dont l’égoïsme a brisé ses proches. Lui qui n’avait jamais connu la vie de famille s’attache à ces êtres meurtris. Il s’efforce de réparer leurs vies fracassées, de redonner espoir à ce microcosme hanté par les secrets et les non-dits. Mais une telle imposture ne peut durer éternellement.
Autour du livre
« Le bouc émissaire » puise ses racines dans un voyage : Daphné du Maurier parcourt la Sarthe durant l’été 1955, sur les traces de ses ancêtres français. Son grand-père, George Busson du Maurier, issu de la noblesse du Maine angevin, lui inspire cette immersion dans l’aristocratie provinciale française des années 1950.
L’intrigue se déroule dans un cadre temporel précis : une semaine d’octobre 1956, du mardi 6 au mardi 13. Cette chronologie serrée renforce l’intensité dramatique autour de l’usurpation d’identité entre John et Jean de Gué. La structure narrative épouse le rythme de la vie au château, scandée par les repas et les rituels du soir, créant une tension entre la banalité apparente des journées et le bouleversement intérieur vécu par le protagoniste.
Les lieux du roman s’ancrent dans une géographie à la fois réelle et imaginaire. Si Le Mans, Alençon ou Mortagne-au-Perche constituent des repères authentiques, les communes fictives de Saint-Gilles et Villars semblent inspirées de La Ferté-Bernard, avec son canal et sa place Saint-Julien. Le château lui-même pourrait être une fusion entre le Château du Maurier à La Fontaine-Saint-Martin et le Château du Paty à Chenu, ce dernier abritant une ancienne verrerie dirigée par les ancêtres de la romancière au XVIIIe siècle.
Des éléments autobiographiques transparaissent dans la caractérisation des personnages féminins : les figures effacées de Renée et Françoise contrastent avec la personnalité énergique de Marie du Gué, reflet possible du tempérament de Du Maurier elle-même. Le regard porté sur la France d’après-guerre révèle une sensibilité britannique particulière aux séquelles de l’Occupation, à la Collaboration et à la Résistance.
Le succès immédiat du « Bouc émissaire » entraîne sa traduction dans plusieurs langues européennes. Deux adaptations cinématographiques voient le jour : en 1959 avec Alec Guinness et Bette Davis, puis en 2012 pour la chaîne ITV 1, avec Matthew Rhys et Sylvie Testud. La critique, à l’image de Christine Jordis dans Le Monde, souligne la profondeur thématique de l’œuvre qui interroge le bien, le mal, la rédemption et l’identité.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 480 pages.
5. L’amour dans l’âme (roman, 1931)
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Résumé
« L’amour dans l’âme » raconte l’histoire de la famille Coombe sur quatre générations. L’histoire commence en 1830 dans un petit port de Cornouailles. Janet, une jeune femme éprise de liberté qui rêve de prendre la mer, doit se résoudre à épouser Thomas Coombe. Si elle accepte son rôle d’épouse et de mère, sa passion pour le large ne la quittera jamais. Elle la transmet à son fils Joseph, qui deviendra capitaine du navire baptisé en son honneur.
La saga se poursuit avec Joseph, un personnage tourmenté qui entretient une relation fusionnelle avec sa mère. Devenu marin accompli, il place tous ses espoirs dans son fils Christopher. Mais celui-ci, en rupture avec la tradition familiale, fuit l’univers maritime pour Londres. Le récit s’achève sur Jennifer, la fille de Christopher, dont le retour en Cornouailles referme la boucle d’un siècle d’histoire familiale.
Autour du livre
Premier roman de Daphné du Maurier, « L’amour dans l’âme » puise ses racines dans un événement fortuit : la découverte d’une épave, celle du schooner Jane Slade, dans les eaux de Pont Creek. Cette anecdote déclenche chez la romancière une quête documentaire sur la famille Slade, dont l’histoire deviendra le socle de cette saga familiale publiée en 1931 par William Heinemann.
Le titre original de l’œuvre, « The Loving Spirit », résonne comme un hommage à Emily Brontë, emprunté à son poème « Self-Interrogation ». Cette référence n’est pas anodine : elle souligne l’influence des sœurs Brontë sur du Maurier, influence qui s’épanouira plus tard dans son chef-d’œuvre « Rebecca ».
La genèse du roman s’ancre dans le paysage cornouaillais. C’est à Ferryside, résidence de villégiature des du Maurier à Bodinnick, que l’écriture débute en octobre 1929. Le cadre maritime de Fowey et Polruan, fusionnés sous le nom fictif de Plyn, imprègne chaque page du récit.
L’originalité de cette fresque familiale tient dans son architecture narrative qui s’étend sur quatre générations des Coombe, transposition romanesque de la famille Slade. Du Maurier mêle ainsi la petite histoire à la grande, en dépeignant l’évolution d’un port commercial britannique à travers le destin d’une lignée de constructeurs navals.
La dimension autobiographique se manifeste jusque dans la postérité de l’œuvre : Frederick Browning, séduit par la lecture de « L’amour dans l’âme », se rend à Fowey pour rencontrer son autrice. Cette visite aboutit à leur mariage en 1933, célébré dans l’église même de Lanteglos où se sont déroulées les noces de Janet Coombe dans le roman, et celles de la véritable Jane Slade dans la réalité.
Un vestige tangible de cette histoire subsiste encore aujourd’hui : la figure de proue du Jane Slade, rebaptisé Janet Coombe dans le roman. Une réplique en fibre de verre orne désormais une poutre de Ferryside, visible depuis la rivière et même depuis la rive opposée de Fowey, témoignage matériel du lien entre fiction et réalité.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 504 pages.
6. L’Auberge de la Jamaïque (roman, 1936)
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Résumé
Au début du XIXe siècle, Mary Yellan quitte sa région natale après la mort de sa mère pour rejoindre sa tante Patience dans les landes de Cornouailles. La jeune femme découvre que sa tante vit sous l’emprise d’un mari brutal, Joss Merlyn, le patron de l’Auberge de la Jamaïque. Cette bâtisse isolée, que les voyageurs évitent comme la peste, abrite de mystérieuses activités nocturnes.
L’oncle Joss, colosse alcoolique et violent, menace immédiatement sa nièce de représailles si elle ne ferme pas les yeux sur ce qui se trame certaines nuits à l’auberge. Mary observe pourtant les étranges allées et venues, les chargements suspects. Elle est malgré tout bien décidée à comprendre ce qui s’y passe.
Autour du livre
Publié en janvier 1936, « L’Auberge de la Jamaïque » marque un tournant décisif dans la carrière de Daphné du Maurier : le roman se vend davantage en trois mois que tous ses livres précédents réunis. Cette histoire de naufrageurs en Cornouailles prend racine dans la propre expérience de l’autrice qui, à l’âge de 28 ans, s’inspire d’un séjour à la véritable Jamaica Inn en 1930. Égarée dans le brouillard lors d’une promenade à cheval, elle découvre cette auberge isolée qui deviendra le théâtre de son intrigue criminelle.
L’héroïne, Mary Yellan, incarne une dualité significative : élevée aux travaux de la ferme, elle possède la force de caractère d’un garçon tout en étant limitée par sa condition féminine. Cette ambivalence fait écho à la propre jeunesse de du Maurier qui, dans son adolescence, adoptait une allure masculine avec ses cheveux courts et ses vêtements de garçon. Le personnage de Mary se distingue toutefois par un défaut de jugement qui oriente ses choix de manière tragique, incapable de discerner ses véritables alliés.
La violence contre les femmes constitue l’un des axes majeurs du récit, notamment à travers le personnage de Patience. Cette femme jadis rayonnante se trouve réduite à l’état de « fantôme » sous l’emprise brutale de son mari Joss Merlyn. Du Maurier dépeint sans concession sa complicité passive dans les crimes perpétrés, Mary allant jusqu’à déclarer que « à sa manière, Tante Patience assassinait aussi ».
Les critiques rapprochent souvent cette œuvre des « Hauts de Hurlevent » d’Emily Brontë, publié 90 ans plus tôt. La nature cornouaillaise y joue un rôle prépondérant, ses descriptions évoquant une présence menaçante qui imprègne physiquement le lecteur.
L’impact culturel du roman perdure : Alfred Hitchcock en tire son dernier film britannique en 1939, bien que l’adaptation s’éloigne significativement du texte original. La chanteuse Tori Amos s’en inspire en 2005 pour son titre « Jamaica Inn » sur l’album The Beekeeper, composé lors d’un séjour brumeux sur la côte cornouaillaise. Le groupe Rush fait également référence aux naufrageurs du roman dans leur album Clockwork Angels de 2012.
L’auberge elle-même, construite en 1750 et classée monument historique depuis 1988, est devenue une attraction touristique majeure grâce au roman qui a révélé son passé de repaire de contrebandiers.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 313 pages.
7. Le Général du Roi (roman, 1946)
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Résumé
Dans l’Angleterre du XVIIe siècle, le destin d’Honor Harris bascule le jour où elle rencontre Richard Grenville. Elle n’a que dix-huit ans quand ce séduisant officier de la marine royale fait chavirer son cœur. Mais leur idylle s’arrête brutalement : un accident de cheval condamne la jeune femme à ne plus jamais marcher.
La guerre civile éclate en 1642. Les partisans du roi Charles Ier affrontent les troupes du Parlement menées par Cromwell. Richard, promu général des forces royalistes, surgit à nouveau dans la vie d’Honor après quinze ans d’absence. Leur amour intact se rallume aussitôt. Pourtant, Richard se révèle un personnage ambigu : stratège militaire redoutable et meneur d’hommes inspiré, il fait preuve d’une cruauté et d’un orgueil sans limites.
Dans son fauteuil roulant depuis sa demeure de Menabily, Honor observe les ravages de la guerre en Cornouailles. Son regard acéré ne manque rien des drames qui se jouent : les pillages, les trahisons, la misère du peuple. Entre elle et Richard s’installe une relation intense et tourmentée, rythmée par les campagnes militaires.
Autour du livre
Publié en 1946, « Le Général du Roi » naît d’une découverte macabre : lors de travaux de rénovation à Menabilly, la résidence cornouaillaise de Daphné du Maurier, un squelette vêtu d’habits de Cavalier est retrouvé dans une pièce secrète, muré derrière un contrefort. Cette trouvaille inspire à l’autrice sa première œuvre écrite entre les murs de cette demeure historique, qu’elle loue alors depuis trois ans.
Écrit dans l’immédiat après-guerre, « Le Général du Roi » résonne avec son époque en interrogeant l’impact des conflits sur les relations familiales et amoureuses. L’invalidité d’Honor, qui la confine à l’espace domestique, peut se lire comme une métaphore des restrictions imposées aux femmes en temps de guerre – bien que cette interprétation néglige le rôle actif joué par les femmes pendant la Seconde Guerre mondiale.
Le roman se distingue par son ancrage historique minutieux. Du Maurier s’entoure de l’historien A.L. Rowse et d’Oenone Rashleigh, descendante des propriétaires de Menabilly, pour reconstituer avec exactitude les Cornouailles de la Guerre Civile anglaise. Cette précision documentaire séduit particulièrement les lecteurs locaux, même si la critique de l’époque ne s’attarde guère sur cet aspect.
Du Maurier transcende les frontières du roman historique traditionnel en y insufflant des éléments gothiques caractéristiques : le corps « déformé » de l’héroïne, les passages secrets, les chambres dissimulées constituent autant de motifs qui enrichissent la trame narrative. Le choix d’un langage contemporain à l’écriture plutôt qu’historiquement fidèle crée un décalage assumé qui, selon certains critiques comme Horner et Zlosnik, participe à subvertir les codes du genre gothique.
La dimension autobiographique transparaît dans la dédicace à Frederick « Boy » Browning, époux de la romancière : « également général, mais plus discret, je l’espère ». Les parallèles entre Richard Grenvile et Browning, ainsi qu’entre Honor et du Maurier elle-même, suggèrent une réflexion sur l’indépendance féminine dans les contraintes de la guerre.
Le roman aborde également, de manière subtile pour l’époque, des thématiques comme l’homosexualité à travers le personnage de Dick, dont l’orientation sexuelle possible constitue l’une des raisons du rejet paternel. Du Maurier refuse toutefois d’endosser les préjugés de Richard qui associe homosexualité et « étrangeté ».
Deux adaptations ont donné une seconde vie au « Général du Roi »: une dramatique radiophonique de la BBC en 1992, avec Roger Allam dans le rôle de Richard, et un téléfilm français de Nina Companeez en 2014, qui transpose l’intrigue pendant la guerre de Vendée.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 576 pages.
8. La crique du Français (roman, 1941)
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Résumé
Les convenances et l’ennui de la haute société londonienne pèsent sur Dona St Columb comme une chape de plomb. À vingt-neuf ans, cette jeune aristocrate prend une décision radicale : abandonner son mari Harry à ses parties de cartes pour se réfugier avec ses enfants à Navron, leur propriété des Cornouailles. Dans ce manoir isolé où ne vit que William, un domestique au comportement singulier, Dona respire enfin.
La région bruisse de rumeurs au sujet d’un pirate français qui écume les demeures des nobles des environs. Le hasard – ou le destin – met Dona sur la route de ce mystérieux personnage qui n’est autre que Jean-Benoît Aubéry, un gentilhomme breton reconverti dans la flibuste. Son navire, La Mouette, est amarré dans une crique secrète attenante au domaine de Navron.
Entre ces deux êtres que tout oppose naît une passion ardente. Dona découvre auprès de lui les joies simples de la liberté et le frisson de l’aventure. L’arrivée impromptue de son époux, flanqué du redoutable Lord Rockingham dont elle avait fui les assiduités à Londres, précipite le drame.
Autour du livre
Publié en 1941, ce roman de Daphné du Maurier tranche avec ses œuvres précédentes par son ton plus léger et sa dimension romanesque assumée. L’histoire se déroule dans les Cornouailles du XVIIe siècle, un cadre qui permet à la romancière d’entremêler aventures maritimes et quête d’émancipation féminine.
Le personnage de Dona St. Columb incarne cette tension entre devoir et liberté. Aristocrate étouffée par les conventions de la cour londonienne, elle trouve dans sa rencontre avec le pirate Jean-Benoit Aubéry l’occasion d’une métamorphose intérieure. Du Maurier dessine un portrait nuancé de cette femme tiraillée entre ses responsabilités maternelles et son désir d’aventure. La transformation de Dona s’opère notamment à travers son rapport à la nature : d’abord simple échappatoire, l’environnement sauvage des Cornouailles devient le miroir de son éveil à une existence plus authentique.
L’originalité de « La crique du Français » tient aussi à son traitement du personnage du pirate. Loin des clichés du genre, Jean-Benoit Aubéry se révèle un homme cultivé, sensible à l’art et particulièrement aux oiseaux dont il réalise des croquis. Cette dimension inattendue participe à la sophistication du propos sur la quête de sens et de liberté.
Du Maurier puise dans sa propre passion pour la navigation et la région des Cornouailles pour créer une atmosphère maritime saisissante. Frenchman’s Creek existe réellement : cette crique située près de Falmouth peut aujourd’hui être visitée en kayak ou en petit bateau, offrant aux lecteurs la possibilité de s’immerger dans les paysages qui ont inspiré le roman.
« La crique du Français » a connu plusieurs adaptations à l’écran. En 1944, Joan Fontaine et Arturo de Córdova incarnent les amants dans une version fidèle au texte. Une adaptation télévisée de 1998 avec Tara Fitzgerald prend davantage de libertés tout en cherchant une plus grande exactitude historique.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 282 pages.
9. La Maison sur le rivage (roman, 1969)
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Résumé
Cornouailles, début des années 1960. Richard Young passe ses vacances à Kilmarth dans la maison de son ami Magnus Lane, un éminent professeur de biophysique. Ce dernier lui confie une mission particulière : expérimenter une drogue hallucinogène de sa création. Les effets s’avèrent extraordinaires – la substance propulse Richard dans le même lieu, mais au XIVe siècle. Spectateur invisible, il observe la vie de Roger, intendant du domaine, et se retrouve témoin des machinations qui agitent la noblesse locale.
Sa femme Vita et ses beaux-fils le rejoignent bientôt pour l’été. Mais Richard, de plus en plus obsédé par ses incursions dans le passé, multiplie les prétextes pour s’éclipser et absorber la potion. Cette double vie le consume peu à peu. Son rapport à la réalité se dégrade, les époques se confondent dans son esprit. Sa santé se détériore, sa relation avec Vita se délite. Entre sa famille qui s’inquiète et son besoin irrépressible de visiter le passé, Richard s’enfonce dans une dangereuse addiction.
Autour du livre
Publié en 1969, « La Maison sur le rivage » conjugue les thèmes du temps, de la dépendance et de l’évasion dans une œuvre qui s’écarte des conventions gothiques habituelles de Daphné du Maurier. Le livre prend racine dans un lieu cher à l’autrice : Kilmarth, la demeure cornouaillaise où elle s’installe en 1967 après la mort de son mari. Cette maison, comme le paysage qui l’entoure, devient un personnage à part entière du récit.
L’intrigue se déploie dans le contexte particulier des années 1960, marquées par l’expérimentation psychédélique et l’usage du LSD. Le roman résonne avec cette période tout en gardant une distance critique : la drogue créée par Magnus s’apparente aux hallucinogènes de l’époque, mais ses effets destructeurs mettent en garde contre les dangers de l’addiction et de la fuite hors du réel.
La construction narrative joue sur l’ambiguïté entre passé et présent, réalité et illusion. L’impossibilité pour Dick d’interagir physiquement avec les personnages du XIVe siècle accentue sa frustration et son sentiment d’aliénation. Son obsession grandissante pour Isolda et le monde médiéval reflète son rejet progressif du présent, de sa femme Vita et de ses beaux-fils.
« La Maison sur le rivage » questionne la nature même de la perception et de la mémoire. Les voyages temporels de Dick pourraient être de pures hallucinations ou bien révéler une mémoire génétique enfouie, transmise à travers les siècles. Cette indétermination persiste jusqu’à la fin énigmatique, que du Maurier elle-même commente dans une interview : « Que signifie le fait qu’il laisse tomber le téléphone à la fin du livre ? Je ne sais pas vraiment. »
Le livre a fait l’objet de deux adaptations radiophoniques par la BBC : en 1973 avec Ian Richardson, puis en 2008 sous forme de feuilleton en douze épisodes lu par Julian Wadham.
« La Maison sur le rivage » se distingue dans la bibliographie de du Maurier par son mélange singulier de science-fiction, d’histoire médiévale et d’étude psychologique. En faisant de la Cornouaille le point de convergence entre deux époques, la romancière montre comment le paysage conserve la mémoire du passé malgré les transformations : « Les maisons et les frontières peuvent disparaître, mais les traces subsistent. »
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 448 pages.
10. Mad (roman, 1972)
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Résumé
« Mad » se déroule dans un futur proche, en l’an 2000. Dans une grande demeure de Cornouailles vit Mad, une ancienne comédienne de théâtre de 80 ans au tempérament excentrique. Elle partage sa maison avec sa petite-fille Emma, six garçons qu’elle a adoptés et Dottie, son ex-costumière devenue gouvernante.
Un matin, des avions militaires survolent la région. Le Royaume-Uni vient de quitter le Marché commun européen et s’est allié aux États-Unis pour former une nouvelle entité baptisée EURU. Cette union, décidée sans consultation populaire, prend vite des allures d’occupation : les Marines patrouillent dans les rues, imposent des contrôles et restreignent les libertés. Le projet est de transformer le pays en un immense parc d’attractions pour touristes américains.
Mad refuse de se soumettre à cette mainmise étrangère. Avec sa famille atypique et les habitants du village, elle organise une résistance d’abord bon enfant, qui va peu à peu s’intensifier. La situation bascule quand l’un de ses fils adoptifs tue un officier américain. Les représailles ne tardent pas : couvre-feu, rationnement, interrogatoires, coupures d’eau et d’électricité… La petite communauté cornouaillaise se retrouve prise dans un engrenage dont nul ne sait comment il va se terminer.
Autour du livre
Avec « Mad », son ultime roman publié en 1972, Daphné du Maurier livre une vision prémonitoire des relations entre le Royaume-Uni et l’Europe. L’intrigue se déroule dans un futur proche où la Grande-Bretagne, après avoir quitté la Communauté économique européenne, se retrouve au bord de la faillite. La romancière imagine alors une fusion forcée avec les États-Unis, donnant naissance à une entité baptisée USUK – un acronyme dont la prononciation (« you suck ») ne manque pas d’ironie.
Le contexte de création s’avère particulièrement intéressant : du Maurier commence à écrire ce roman début 1972, avec l’intention d’en faire « un roman drôle… se moquant de tout ». Elle souhaite proposer « une parodie de ce que ce pays pourrait devenir au milieu des années soixante-dix ». À l’achèvement du manuscrit, elle est convaincue d’avoir réussi une satire vive et divertissante qui deviendra « la lecture populaire de l’automne ».
Les critiques de l’époque ne partagent pourtant pas son enthousiasme. La plupart des comptes rendus se montrent peu enthousiastes, jugeant le roman au mieux ordinaire, au pire absurde. Margaret Forster, biographe de du Maurier, le qualifie même en 1993 de « roman le plus médiocre qu’elle ait jamais écrit ».
Pourtant, avec le recul historique, cette œuvre prend une résonance saisissante. Le Times de Londres la décrit en 2019 comme un « roman du Brexit », aux côtés d’autres œuvres contemporaines traitant du retrait britannique de l’Union européenne. La vision cauchemardesque d’une Grande-Bretagne transformée en parc d’attractions historique pour touristes américains trouve un écho troublant dans les débats actuels sur l’identité et la souveraineté britanniques.
« Mad » se distingue par son ton fluctuant entre farce et noirceur. Ella Westland, dans son introduction à la réédition Virago de 2004, souligne l’influence de « Peter Pan » sur l’œuvre : Mad incarnerait Peter Pan tandis qu’Emma jouerait le rôle de Wendy, les six garçons adoptés représentant les Garçons Perdus. Cette lecture met en lumière la dimension allégorique du texte.
La motivation profonde de du Maurier semble avoir été d’interroger l’avenir que ses petits-enfants hériteraient. Son aversion pour l’attitude condescendante de Londres et les interventions maladroites venues du centre du pays transparaît clairement. À travers ce roman, elle tente de redonner les Cornouailles aux Cornouaillais, leur permettant de défendre leur territoire selon leurs propres termes.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 377 pages.
11. Le vol du faucon (roman, 1965)
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Résumé
Dans l’Italie des années 1960, Armino Fabbio gagne sa vie comme guide touristique à Rome. Un soir, il croise une vieille mendiante sur les marches d’une église. Son visage lui est familier. Le lendemain, elle est retrouvée morte. Cet évènement le pousse à retourner dans sa ville natale de Ruffano, qu’il avait quittée vingt ans plus tôt pendant la Seconde Guerre mondiale.
La petite cité italienne s’apprête à célébrer son festival annuel. Cette année, les habitants reconstituent la chute du duc Claudio, un tyran cruel du XVe siècle. Mais sous les préparatifs festifs couvent des tensions. Les facultés de lettres et d’économie s’affrontent. Un homme énigmatique attise les rivalités. Des agressions mystérieuses se multiplient. Les morts suspectes s’enchaînent. Dans cette atmosphère électrique, Armino voit ressurgir les ombres de son passé.
Autour du livre
Les thèmes religieux et mythologiques imprègnent profondément « Le vol du faucon ». À travers les deux peintures qui hantent le narrateur – « La Résurrection de Lazare » et « La Tentation du Christ » – du Maurier tisse une réflexion sur la dualité entre le bien et le mal. Le Christ et Satan y apparaissent comme les deux faces d’une même pièce, incarnées dans le présent par les frères Aldo et Armino. Cette ambivalence se reflète également dans la figure historique du Duc Claudio, dont le portrait dans « La Tentation » montre le même visage pour le Christ et le Tentateur.
L’influence de Carl Jung transparaît nettement dans cette exploration des opposés inhérents à la nature humaine. Du Maurier s’inspire notamment de la vision gnostique selon laquelle Dieu englobe tant la lumière que les ténèbres. Cette perspective nuancée se manifeste particulièrement dans le personnage d’Aldo, à la fois charismatique et destructeur, Christ et Lucifer.
Le roman s’inscrit aussi dans une réflexion sur l’Italie des années 1960, tiraillée entre tradition et modernité. L’université de Ruffano devient le théâtre de l’affrontement entre les étudiants en arts, gardiens d’un certain élitisme culturel, et ceux de commerce et d’économie, symboles d’une société nouvelle orientée vers le profit. Les Vespa qui sillonnent la ville incarnent cette modernisation accélérée.
La dimension psychologique s’avère centrale dans « Le vol du faucon ». Les souvenirs d’enfance d’Armino colorent sa perception du présent, brouillant les frontières entre réalité et imagination. Du Maurier s’appuie sur les dernières recherches en neurosciences suggérant que chaque remémoration constitue une recréation, ouvrant la voie à de possibles « faux souvenirs ».
Pour la publication américaine, l’éditeur a exigé une réécriture de la fin, ajoutant un chapitre où Armino promet de poursuivre l’œuvre de son frère. Cette conclusion plus conventionnelle tranche avec le ton sinistre et les ambiguïtés du reste du roman. Margaret Forster révèle que du Maurier concevait l’œuvre comme une allégorie sur la prédestination psychologique, illustrant comment les enfances perdues s’inscrivent dans un schéma continu jusqu’à ce que la vie entière apparaisse comme un « voyage sans fin ».
Le livre reçut un accueil critique mitigé à sa sortie. Le New Yorker le jugea « extraordinairement ennuyeux » et il ne fut même pas mentionné dans la nécrologie de l’autrice dans le Times. Pourtant, certains critiques y voient aujourd’hui l’œuvre la plus ambitieuse de du Maurier, comparable à celles d’Iris Murdoch par sa profondeur philosophique.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 528 pages.
12. Mary Anne (biographie romancée, 1954)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
À la fin du XVIIIe siècle, Mary Anne s’éveille dans les ruelles misérables de Londres. Vive et rusée, elle apprend seule à lire en déchiffrant les journaux rapportés par son beau-père. Un seul objectif l’anime : s’arracher à sa condition et ne jamais connaître le sort de sa mère.
Devenue courtisane après l’échec de son mariage, elle gravit un à un les échelons de la société jusqu’à devenir la maîtresse du duc d’York, fils du roi George III. Pour maintenir son train de vie et assurer l’avenir de ses enfants, elle se lance dans un lucratif trafic de promotions militaires avec la complicité tacite du duc.
Autour du livre
« Mary Anne » est une biographie romancée de Mary Anne Clarke, l’arrière-grand-mère de Daphné du Maurier. La genèse de ce livre, publié en 1954, s’inscrit dans une période difficile pour l’autrice qui traverse alors une phase de pages blanches et de manque d’inspiration. Du Maurier elle-même confie à ses éditeurs qu’elle rédige ce texte « avec la tête mais pas avec le cœur ». Cette distance émotionnelle transparaît dans le traitement du personnage principal.
L’œuvre se démarque nettement du reste de la bibliographie de du Maurier par son ancrage historique et sa structure hybride, à mi-chemin entre le roman et le document d’archives. La première partie dépeint l’ascension sociale fulgurante de Mary Anne, tandis que le dernier tiers se transforme en chronique judiciaire minutieuse qui ralentit considérablement le rythme narratif. Cette dichotomie formelle divise les lecteurs : certains apprécient la précision documentaire des procès, d’autres déplorent la perte de souffle romanesque.
Le portrait de Mary Anne Clarke émerge comme celui d’une femme complexe et ambiguë pour son époque. Intelligente et déterminée, elle utilise les seules armes à sa disposition – sa beauté et son esprit – pour s’élever socialement dans un monde dominé par les hommes. Son pragmatisme sans scrupules en fait une héroïne à contre-courant des personnages féminins conventionnels. Cette modernité trouve un écho particulier dans le contexte des années 1950, période d’émergence des revendications féministes.
La dimension familiale ajoute une couche de complexité au projet littéraire. Du Maurier ne cherche ni à réhabiliter ni à condamner son aïeule, préférant exposer crûment ses qualités comme ses travers. Cette objectivité inhabituelle pour un récit familial témoigne d’une certaine honnêteté intellectuelle, même si elle peut dérouter les lecteurs habitués aux sagas plus romanesques.
Du Maurier reconnaît elle-même les limites de son texte qu’elle juge « dénué d’intérêt humain » et qui « se lit comme un reportage journalistique ». Cette auto-évaluation sévère reflète peut-être moins les défauts intrinsèques du livre que les doutes de la romancière sur sa capacité à rendre justice à un personnage historique aussi controversé que sa propre ancêtre.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 648 pages.