Bertrand Russell naît le 18 mai 1872 dans une famille influente de l’aristocratie britannique. Il perd ses parents très jeune et grandit chez ses grands-parents paternels à Pembroke Lodge. Son enfance est solitaire, marquée par une éducation stricte et religieuse, bien que son intelligence précoce trouve refuge dans les mathématiques et la philosophie.
À Cambridge, il étudie les mathématiques et commence une brillante carrière universitaire. Il épouse Alys Pearsall Smith en 1894, mais leur mariage se délite rapidement. Russell se consacre alors à ses travaux en logique et en philosophie des mathématiques. Avec Whitehead, il écrit les « Principia Mathematica », œuvre majeure qui tente de réduire les mathématiques à la logique.
Pacifiste convaincu, il s’oppose à la Première Guerre mondiale, ce qui lui vaut d’être emprisonné en 1918. En prison, il écrit « Introduction à la philosophie mathématique ». Sa vie sentimentale est mouvementée : il se marie quatre fois et a plusieurs liaisons. Avec sa deuxième épouse Dora Black, il fonde l’école expérimentale Beacon Hill School en 1927.
Dans les années 1950-1960, Russell s’engage activement contre les armes nucléaires. Il lance avec Einstein un manifeste célèbre et organise avec Sartre un tribunal d’opinion sur la guerre du Vietnam. Parallèlement, il poursuit son œuvre philosophique et politique, défendant l’athéisme et le rationalisme. Son travail est couronné par le prix Nobel de littérature en 1950.
Intellectuel engagé jusqu’à la fin de sa vie, Russell meurt le 2 février 1970 à l’âge de 97 ans dans sa résidence galloise de Penrhyndeudraeth. Il laisse une œuvre considérable qui influence profondément la philosophie analytique, la logique mathématique et la pensée politique du XXe siècle.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. Problèmes de philosophie (1912)
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« Problèmes de philosophie » s’ouvre sur une réflexion fondamentale : pouvons-nous connaître avec certitude quoi que ce soit dans ce monde ? Pour répondre à cette question, Russell commence par examiner une simple table dans sa pièce. À première vue, l’objet semble parfaitement ordinaire, mais dès qu’on l’analyse plus attentivement, des questions surgissent : sa couleur change selon l’éclairage, sa forme varie selon l’angle d’observation, sa texture diffère selon qu’on la regarde à l’œil nu ou au microscope. Cette table, point de départ de la réflexion, conduit Russell à distinguer ce que nous percevons directement (les données sensorielles) de l’objet physique lui-même.
Le philosophe poursuit sa réflexion en examinant la nature de la matière, la possibilité d’une connaissance a priori et le rapport entre universaux et particuliers. Il s’attaque notamment à l’idéalisme de Berkeley, qui considère que tout ce qui existe est de nature mentale. Pour Russell, les objets physiques existent indépendamment de notre perception, même si nous ne pouvons les connaître que par inférence à partir de nos sensations. Il développe une théorie de la connaissance qui distingue la « connaissance par expérience directe » (acquaintance) de la « connaissance par description », ouvrant ainsi la voie à une compréhension plus nuancée de notre rapport au monde.
L’ouvrage se termine par une réflexion sur la valeur même de la philosophie. Plutôt que d’apporter des réponses définitives, son mérite réside dans sa capacité à élargir notre horizon intellectuel et à nous libérer des préjugés du sens commun.
Ce livre marque un tournant dans l’histoire de la philosophie analytique anglophone. Rédigé à l’origine comme une introduction accessible aux problèmes philosophiques fondamentaux, il est rapidement devenu un classique universitaire. Russell y déploie sa méthode analytique caractéristique, déconstruisant les problèmes complexes en éléments plus simples. L’influence de l’ouvrage perdure jusqu’à aujourd’hui, notamment dans les domaines de l’épistémologie et de la philosophie des sciences. Sa traduction dans de nombreuses langues témoigne de son impact considérable sur la pensée philosophique du XXe siècle.
Aux éditions PAYOT ; 194 pages.
2. La conquête du bonheur (1930)
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En 1930, alors que l’entre-deux-guerres bat son plein, Bertrand Russell livre un essai surprenant qui tranche avec ses travaux académiques en logique mathématique. « La conquête du bonheur » propose une méditation sur les conditions nécessaires à une existence heureuse, nourrie par l’expérience personnelle de son auteur qui confie avoir lui-même lutté contre des tendances dépressives dans sa jeunesse.
L’ouvrage s’articule en deux parties. La première évoque les causes du malheur dans la société moderne : l’esprit de compétition qui pousse à une comparaison permanente avec autrui, l’ennui qui naît d’une vie dépourvue de sens, la fatigue qui épuise nos ressources mentales, ou encore l’envie qui empoisonne nos relations sociales. Russell s’attarde particulièrement sur le sentiment de culpabilité, hérité selon lui de l’enfance et de la morale religieuse, qui nous empêche d’accéder à une joie authentique.
La seconde partie propose des remèdes à ces maux contemporains. Pour Russell, le bonheur passe par le développement d’intérêts tournés vers l’extérieur plutôt que par l’introspection. Il préconise de cultiver des affections libres, de s’investir dans un travail qui nous stimule, et de maintenir une curiosité active pour le monde qui nous entoure. Le philosophe insiste sur l’importance de l’équilibre ; il prône une forme d’hédonisme mesuré, où la recherche du plaisir s’accompagne de sagesse et de considération pour autrui.
Ce qui distingue « La conquête du bonheur », c’est son caractère étonnamment moderne malgré son âge. Les observations de Russell sur l’impact néfaste du désir mimétique ou sur les dangers du narcissisme résonnent avec une acuité particulière à notre époque des réseaux sociaux. Prix Nobel de littérature en 1950, Russell rompt ici avec ses travaux habituels en logique et mathématiques, au grand dam de son ami Wittgenstein qui lui reprocha de s’égarer dans des considérations trop générales. Cette divergence illustre deux conceptions opposées du rôle de la philosophie : alors que Wittgenstein cherchait une rigueur absolue, Russell aspirait aussi à éclairer les questions pratiques de l’existence.
Aux éditions PAYOT ; 240 pages.
3. Science et religion (1935)
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Publié en 1935, « Science et Religion » de Bertrand Russell se penche sur les relations conflictuelles entre la pensée scientifique et les doctrines religieuses, principalement chrétiennes. Russell y retrace méthodiquement l’opposition séculaire entre ces deux modes de compréhension du monde, depuis la révolution copernicienne jusqu’aux débats du début du XXe siècle.
En dix chapitres thématiques, Russell démontre comment l’Église s’est opposée avec véhémence aux avancées scientifiques, usant de persécutions et d’exécutions pour maintenir ses dogmes. Il y analyse notamment l’affrontement autour de la théorie héliocentrique de Copernic, la résistance aux théories de l’évolution, et le rejet des progrès médicaux perçus comme une atteinte à la volonté divine. Le philosophe s’attaque également aux concepts religieux fondamentaux comme le dualisme âme-corps, qu’il considère comme une opposition vouée à être dépassée.
L’argumentation culmine dans une critique musclée du « dessein cosmique », cette idée selon laquelle l’univers suivrait un plan divin. Russell y déploie son célèbre trait d’esprit : « Si je recevais la toute-puissance avec des millions d’années pour expérimenter, je ne penserais pas à me vanter de l’Homme comme résultat de mes efforts ».
Rédigé dans le contexte troublé des années 1930, alors que les régimes totalitaires instrumentalisaient la science à des fins idéologiques, l’essai prend une dimension particulière. Russell y défend une vision de la science comme méthode prudente et empirique, opposée tant au dogmatisme religieux qu’aux certitudes pseudo-scientifiques des États autoritaires. La portée de sa réflexion dépasse largement le cadre historique : elle interroge la possibilité d’une coexistence entre pensée rationnelle et spiritualité, entre quête de vérité scientifique et recherche de sens.
Aux éditions FOLIO ; 192 pages.
4. Essais sceptiques (1928)
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Publiés en 1928, les « Essais sceptiques » de Bertrand Russell constitue un recueil d’essais philosophiques qui bouleversa la pensée de l’entre-deux-guerres. Le philosophe britannique y défend une position simple : il ne faut accorder crédit à aucune idée dont la véracité n’est pas démontrée par des preuves tangibles. Cette approche radicalement sceptique, loin d’être une simple posture intellectuelle, vise à transformer en profondeur l’existence humaine.
À travers dix-sept essais percutants, Russell passe méthodiquement au crible les grands domaines de la vie sociale : la religion, la politique, l’éducation, la morale, les relations internationales. Il démonte notamment les mécanismes de la propagande officielle et dénonce l’emprise des « hommes de bien » qui, au nom de leurs convictions, imposent leurs vues à la société. Sa critique du puritanisme et son plaidoyer pour la liberté d’expression résonnent avec une actualité saisissante. Le philosophe s’attaque également aux dogmes scientifiques, questionnant même le principe de causalité qu’il compare, non sans provocation, à un acte de foi.
La force de l’ouvrage réside dans sa capacité à articuler une réflexion théorique exigeante avec des exemples concrets tirés de la vie quotidienne. Russell illustre ainsi comment le scepticisme raisonné permettrait de réduire considérablement les revenus « des voyantes, des bookmakers et des évêques » – ces professions prospérant sur les illusions d’autrui. Plus fondamentalement, il démontre que la plupart des persécutions et des conflits trouvent leur source dans des convictions dépourvues de fondement rationnel.
Prix Nobel de littérature en 1950, Russell compose ici quelques-uns de ses textes les plus influents. La publication de ces essais intervient dans un contexte historique charnière : la montée des totalitarismes en Europe et l’essor des nationalismes. Avec une clairvoyance remarquable, Russell pressent les catastrophes à venir et propose le scepticisme comme rempart contre les fanatismes. Son message principal – la nécessité d’examiner rationnellement nos croyances – n’a rien perdu de sa pertinence face aux défis contemporains. La réédition régulière de l’ouvrage témoigne de sa capacité à éclairer les débats actuels sur la post-vérité et la manipulation de l’information.
Aux éditions LES BELLES LETTRES ; 264 pages.
5. Le mariage et la morale (1929)
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Dans l’Angleterre de 1929, alors que les normes victoriennes régissent encore strictement la morale sexuelle, Bertrand Russell lance une bombe avec « Le mariage et la morale ». Il s’y attaque méthodiquement aux fondements de la morale sexuelle traditionnelle, en commençant par une analyse des structures familiales depuis la préhistoire jusqu’à l’ère moderne. Russell y démontre comment les normes sociales entourant le mariage et la sexualité proviennent d’un amalgame de sources diverses, désormais obsolètes face à l’avènement de la contraception.
L’argumentation se déploie ensuite autour de thèmes comme l’éducation sexuelle, encore taboue à l’époque, la prostitution, la pornographie et surtout la place de la femme dans la société. Russell défend une vision révolutionnaire où les relations extraconjugales ne seraient plus condamnées, où le divorce serait accessible, et où la sexualité entre adultes consentants s’exercerait librement. Il avance notamment que la famille devrait être considérée comme le pilier central uniquement après la naissance d’un enfant, remettant ainsi en question la sacralité du mariage préalable. Russell va jusqu’à affirmer que « le mariage est pour la femme le mode de subsistance le plus commun, et la quantité totale de relations sexuelles non désirées endurées par les femmes est probablement plus importante dans le mariage que dans la prostitution ».
La publication provoque un séisme dans le monde anglo-saxon. Les conférences de Russell aux États-Unis suscitent des manifestations hostiles. En 1940, un juge catholique le déclare « moralement inapte » à enseigner au City College de New York. Cette censure déclenche un débat passionné : John Dewey prend sa défense, tandis qu’Albert Einstein rédige une lettre ouverte restée célèbre, où il déclare que « les grands esprits ont toujours rencontré une opposition farouche des esprits médiocres ».
« Le mariage et la morale » marque une rupture dans l’histoire des idées morales au XXe siècle. Ses thèses sur l’émancipation sexuelle et l’égalité des genres anticipent les bouleversements sociaux des années 1960. Le temps finit par donner raison à Russell : en 1950, le Prix Nobel de littérature couronne son œuvre. Une reconnaissance qu’il attribue à ce livre provocateur, même si la Fondation Nobel préfère saluer plus largement sa défense des « idéaux humanitaires et de la liberté de pensée ». Les positions défendues dans l’ouvrage, jadis scandaleuses, sont aujourd’hui largement acceptées dans les sociétés occidentales, témoignant de l’influence durable de cette réflexion pionnière sur l’évolution des mœurs.
Aux éditions LES BELLES LETTRES ; 296 pages.
6. Histoire de la philosophie occidentale (1945)
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Durant son exil américain pendant la Seconde Guerre mondiale, Bertrand Russell entreprend la rédaction d’une vaste fresque retraçant l’histoire de la pensée philosophique occidentale. Le projet prend racine dans une série de conférences données à la Fondation Barnes de Philadelphie en 1941-1942. Soutenu par sa troisième épouse Patricia qui mène une part considérable du travail de recherche, Russell obtient une avance de 3000 dollars et compose l’ouvrage entre 1943 et 1944 au Bryn Mawr College.
Le livre s’articule autour de trois grands mouvements. Le premier brosse le portrait de la philosophie antique, depuis les interrogations des présocratiques sur la nature jusqu’aux écoles hellénistiques, en accordant une place centrale aux systèmes de Platon et d’Aristote. La deuxième partie dévoile l’évolution de la pensée médiévale, où la philosophie se développe au sein du christianisme tout en dialoguant avec les traditions juive et musulmane. Le dernier volet suit l’essor de la philosophie moderne, de la Renaissance aux Lumières puis aux grands mouvements du XIXe siècle, pour s’achever sur les courants du début du XXe siècle.
L’originalité de cette somme réside dans son approche contextuelle : chaque penseur est présenté comme le produit de son époque et de son milieu social. Russell met en lumière les liens entre les systèmes philosophiques et les bouleversements politiques, sociaux et culturels qui les ont vus naître.
Ce livre reçoit un accueil contrasté. Si le grand public et certaines personnalités comme Albert Einstein saluent la clarté de l’exposé et sa capacité à ressusciter des modes de pensée disparus, les universitaires critiquent des simplifications parfois excessives et des lacunes, particulièrement dans le traitement de la philosophie post-cartésienne. Le philosophe Roger Scruton, tout en louant l’élégance du style, déplore une compréhension insuffisante de Kant. Malgré ces réserves, l’ouvrage s’impose comme une œuvre majeure et continue d’exercer une influence considérable sur la diffusion de la philosophie auprès du grand public.
Aux éditions LES BELLES LETTRES ; 1020 pages.
7. Éloge de l’oisiveté (1932)
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« Éloge de l’oisiveté », essai de Bertrand Russell publié en 1935, s’ouvre sur un postulat : le culte du travail constitue une croyance irrationnelle qui maintient l’humanité dans une forme d’esclavage volontaire. L’auteur démontre que la production industrielle moderne permet déjà de satisfaire les besoins fondamentaux de tous avec un minimum d’effort collectif. Les périodes de guerre ont prouvé qu’une fraction de la population active suffit à produire le nécessaire, même lorsqu’une partie importante des travailleurs est mobilisée pour l’effort militaire.
Cette observation conduit Russell à formuler une proposition radicale : réduire la journée de travail à quatre heures suffirait à garantir un niveau de vie confortable pour l’ensemble de la société. Le temps ainsi dégagé permettrait à chacun de cultiver son esprit et de participer à l’enrichissement culturel collectif, dans une conception du loisir inspirée de l’otium antique. Cette réorganisation sociale nécessiterait une refonte complète du système éducatif pour former des citoyens capables d’utiliser leur temps libre de manière constructive.
L’essayiste s’attaque également aux préjugés moraux des classes privilégiées qui considèrent que l’absence d’activité conduirait inévitablement les masses laborieuses au désœuvrement et à la dépravation. Il dénonce avec virulence les propriétaires fonciers qui prospèrent dans l’oisiveté aux dépens d’autrui, tout en prêchant paradoxalement l’évangile du travail pour les autres.
Cet essai visionnaire anticipe les questionnements contemporains sur l’automatisation et la place du travail dans la société. Il préfigure avec trente ans d’avance les réflexions sur la « civilisation des loisirs ». Sa critique du système soviétique, qui reproduit paradoxalement les mêmes schémas d’exploitation que le capitalisme sous couvert d’idéologie communiste, souligne la lucidité politique de Russell. L’ouvrage conserve une actualité saisissante face aux débats modernes sur l’équilibre entre vie professionnelle et épanouissement personnel.
Aux éditions ALLIA ; 48 pages.