Né le 26 décembre 1904 à Lausanne, en Suisse, d’un père architecte français et d’une mère professeur de russe, Alejo Carpentier grandit à Cuba. À l’âge de 12 ans, sa famille s’installe à Paris où il étudie la musicologie. De retour à Cuba, il entreprend des études d’architecture qu’il abandonne pour se consacrer au journalisme.
Son engagement politique à gauche lui vaut d’être emprisonné en 1928 sous la dictature de Machado. Avec l’aide du journaliste Robert Desnos, il s’exile alors en France où il fréquente les surréalistes. Il y rencontre notamment André Breton, Paul Éluard et Louis Aragon. Cette période parisienne, qui dure jusqu’en 1939, est déterminante dans sa formation intellectuelle et artistique.
En 1943, un voyage en Haïti lui inspire son roman « Le Royaume de ce monde » (1949). Il s’installe ensuite au Venezuela de 1945 à 1959, période durant laquelle il écrit plusieurs récits majeurs. Après le triomphe de la révolution cubaine, il rentre à La Havane. En 1966, il devient ambassadeur de Cuba en France, poste qu’il occupe jusqu’à sa mort.
Tout au long de sa carrière, Carpentier développe une œuvre originale mêlant histoire, politique et « réalisme merveilleux », concept qu’il théorise pour décrire la réalité latino-américaine. Ses romans les plus célèbres, comme « Le Siècle des Lumières » (1962) et « Concert baroque » (1974), témoignent de cette approche.
Reconnu internationalement, il reçoit le Prix Cervantes en 1977 et le Prix Médicis en 1979. Il meurt à Paris le 24 avril 1980. Son corps est rapatrié à Cuba pour être enterré au cimetière Colón de La Havane.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Le Royaume de ce monde (1949)
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Résumé
Dans les années 1750, à Saint-Domingue, future Haïti, l’esclave Ti Noel écoute avec ferveur les récits de Mackandal, son compagnon d’infortune sur la plantation du colon français Lenormand de Mezy. Privé d’un bras suite à un accident, Mackandal s’enfuit dans la montagne où il apprend les secrets des plantes vénéneuses auprès d’une mystérieuse sorcière. De retour clandestinement, il déclenche une vague d’empoisonnements massifs qui décime le bétail puis les colons français. Capturé, il est condamné au bûcher.
Vingt ans plus tard, sous l’impulsion d’un nouveau meneur, Bouckman, les esclaves se soulèvent à nouveau. Ti Noel prend part à la révolte, mais l’échec du mouvement le contraint à suivre son maître en exil à Cuba. De retour sur son île natale après la Révolution française, il découvre une société transformée : les esclaves ont pris le pouvoir. Mais leur chef, Henri Christophe, ancien cuisinier devenu roi, impose à ses frères de rang un joug plus terrible encore que celui des Blancs. Sur les hauteurs de l’île, des milliers d’hommes s’épuisent à bâtir une gigantesque citadelle, tandis que dans la plaine, le peuple gronde…
Autour du livre
La genèse du « Royaume de ce monde » remonte à 1943, lors d’un séjour d’Alejo Carpentier à Haïti. La découverte des ruines de la Citadelle Laferrière et du palais Sans-Souci provoque chez lui une révélation qui donnera naissance au concept du « réalisme merveilleux ». Dans son célèbre prologue, il présente cette notion comme une caractéristique intrinsèque de l’Amérique latine, où l’extraordinaire surgit naturellement du quotidien – par opposition au surréalisme européen qu’il juge artificiel.
Cette chronique de la révolution haïtienne transcende la simple reconstitution historique pour interroger les mécanismes universels du pouvoir et de l’oppression. À travers le regard de Ti Noel, témoin du remplacement d’une tyrannie par une autre, Carpentier dépeint le cycle infernal de la violence politique : les opprimés d’hier sont les bourreaux de demain.
L’hybridation culturelle constitue l’un des thèmes majeurs. Les interactions entre Européens et Africains aboutissent à la création d’identités nouvelles, comme l’illustrent les prêtres noirs qui mêlent vaudou et catholicisme. Cette fusion s’exprime également dans la langue de Carpentier qui marie la précision historique à une prose baroque aux accents français.
La réception critique s’avère exceptionnelle. Mario Vargas Llosa qualifie « Le Royaume de ce monde » de « l’un des romans les plus aboutis jamais écrits en langue espagnole au XXe siècle ». Le Figaro Littéraire le considère comme « le meilleur roman paru en Amérique latine de notre temps ». Le prologue théorisant le réalisme merveilleux est considéré par Gabriel García Márquez comme le texte fondateur du réalisme magique latino-américain ; l’imbrication entre Histoire et magie influencent directement « Cent ans de solitude ». L’écrivain américain Madison Smartt Bell s’en inspire pour sa trilogie consacrée à la révolution haïtienne.
Aux éditions FOLIO ; 192 pages.
2. Le partage des eaux (1953)
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Résumé
Dans les années 1950, un musicologue hispano-américain étouffe dans une grande ville américaine – probablement New York. Sa vie se partage entre un travail alimentaire qui ne le satisfait plus, une épouse comédienne, Ruth, qu’il ne croise qu’une fois par semaine pour un « devoir conjugal » mécanique, et une maîtresse, Mouche, avec qui il n’entretient qu’une relation superficielle. Un jour, le conservateur d’un musée lui propose une mission : partir au cœur de l’Amazonie vénézuélienne pour collecter des instruments de musique primitifs et étudier leur lien avec l’origine de la musique.
D’abord réticent, il accepte finalement cette échappatoire et s’envole avec Mouche. À leur arrivée, une révolution éclate dans la capitale qui les force à se réfugier dans un village reculé : Los Altos. Ce qui ne devait être qu’une simple excursion se transforme en une véritable quête initiatique. À mesure qu’il s’enfonce dans la jungle, le protagoniste découvre un monde où le temps s’écoule différemment. Sa relation avec Mouche se dégrade jusqu’à ce que celle-ci, terrassée par le paludisme, doive rentrer. Il rencontre alors Rosario, une métisse qui incarne l’authenticité de cette terre sauvage.
Sa quête le mène jusqu’à Santa Mónica de los Venados, cité utopique fondée au cœur de la forêt par un mystérieux personnage. Dans ce lieu hors du temps, le musicologue retrouve l’inspiration créatrice et commence à composer. Mais alors qu’il pense avoir trouvé un sens à son existence, la civilisation qu’il a fuie se rappelle à lui…
Autour du livre
« Le partage des eaux » puise sa source dans les expéditions menées par Alejo Carpentier au Venezuela au début des années 1950. Lors de deux périples en pirogue dans les profondeurs de l’Amazonie, l’écrivain cubain étudie les instruments de musique des tribus primitives et découvre ce qu’il nommera le « réalisme merveilleux » – cette capacité de l’Amérique latine à transcender naturellement les frontières entre réalité et magie. L’Orénoque et la région de la municipalité d’Autana servent de décor à cette odyssée initiée lors de son séjour à Caracas.
Cette quête identitaire s’inscrit dans un mouvement de retour aux origines, tant géographiques que temporelles. En s’enfonçant dans la jungle, le protagoniste remonte le cours du temps : de l’ère contemporaine aux temps préhistoriques, en passant par l’époque coloniale. Cette régression temporelle se manifeste par une succession d’étapes spatiales, chacune cristallisant une strate historique différente. Le périple prend des allures mythologiques, parsemé de références à l’Odyssée d’Homère : Ruth évoque Pénélope, Mouche incarne Circé, et Rosario se fait Nausicaa.
L’opposition entre civilisation et nature constitue l’un des axes majeurs du récit. La métropole occidentale, présentée comme un simulacre où chacun porte un masque, se heurte à l’authenticité de la jungle. Cette dualité s’incarne notamment dans les figures féminines : Ruth et Mouche représentent le monde occidental aux relations artificielles, tandis que Rosario personnifie l’Amérique latine métissée. Le protagoniste lui-même oscille entre ces deux univers, tiraillé entre son aspiration à une vie primitive et son besoin de créer.
En bâtissant son récit sur une structure en six chapitres divisés en trente-neuf séquences, Carpentier fait écho à la Genèse biblique. Cette architecture cyclique souligne la dimension cosmogonique du roman, où la remontée vers les sources s’apparente à un retour au jardin d’Éden. L’écriture, imprégnée de références musicales, littéraires et mythologiques, tisse une partition baroque où les motifs s’entrelacent et se répondent.
La réception critique célèbre unanimement cette œuvre considérée comme l’un des textes fondamentaux de la littérature latino-américaine du XXe siècle. Harold Bloom cite Carpentier parmi les cent génies de l’histoire de la littérature. Des écrivains comme José Donoso et Carlos Fuentes reconnaissent l’influence déterminante du « Partage des eaux » sur le « boom » latino-américain des années 1960. La critique salue particulièrement l’alliage entre érudition et onirisme, l’ampleur des réflexions sur le temps et l’identité, ainsi que la maîtrise d’une prose aussi luxuriante que la végétation qu’elle décrit.
Aux éditions FOLIO ; 373 pages.
3. Le Siècle des Lumières (1962)
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Résumé
La Havane, 1790. La mort d’un riche négociant laisse ses deux enfants, Sofia et Carlos, ainsi que leur cousin Esteban, livrés à eux-mêmes dans leur grande demeure coloniale. Ces jeunes gens cultivés mènent une existence oisive jusqu’à l’arrivée de Victor Hugues, un marchand marseillais qui bouleverse leur vie. Cet homme énergique, membre de la franc-maçonnerie, les initie aux idées de la Révolution française qui embrase alors l’Europe. Soupçonné de subversion par les autorités espagnoles, Victor doit quitter précipitamment Cuba. Sofia s’éprend de lui tandis qu’Esteban, subjugué par ses idées, décide de le suivre jusqu’en France.
À Paris, Victor devient un fervent jacobin. Nommé commissaire de la République par Robespierre, il repart aux Antilles pour y propager la Révolution. Sur son navire, il transporte à la fois le décret d’abolition de l’esclavage et une guillotine. En Guadeloupe, il chasse les Anglais et libère les esclaves, mais instaure un régime de terreur qui désillusionne peu à peu Esteban. Sofia, qui a rejoint son amant à Cayenne, découvre un homme transformé par le pouvoir – celui qui prônait l’émancipation des esclaves finit par rétablir l’esclavage sous Napoléon.
Autour du livre
Publié en 1962, « Le Siècle des Lumières » naît de minutieuses recherches historiques. Alejo Carpentier s’inspire de la vie de Victor Hugues, personnage méconnu qui a réellement existé, pour interroger la nature même des révolutions et leur capacité à tenir leurs promesses émancipatrices. Né en Suisse d’un père français architecte et d’une mère russe traductrice, l’auteur puise dans sa double culture pour tisser des liens entre l’Europe des Lumières et les Caraïbes coloniales.
L’originalité du livre tient à son regard décentré sur la Révolution française, vue depuis les colonies antillaises. Les idéaux universels de liberté, d’égalité et de fraternité se heurtent aux réalités locales : l’esclavage, la diversité culturelle, les rivalités coloniales. En toile de fond se dessine le tableau d’une Caraïbe en pleine effervescence, où se mêlent révolutions d’esclaves, guerres maritimes et intrigues politiques.
Les treize épigraphes du roman sont tirées des « Désastres de la guerre » de Goya, série d’eaux-fortes dénonçant la violence des conflits. Cette référence picturale trouve son écho dans le tableau « Explosion dans une cathédrale » qui hante le récit, métaphore de l’effondrement d’un monde ancien sous les coups de la Révolution. Le texte déploie une prose baroque où la nature caribéenne rivalise de grandeur avec les événements historiques.
Les critiques saluent unanimement la maîtrise avec laquelle Carpentier entrecroise la grande Histoire et les destins individuels. Gabriel García Márquez aurait même détruit le premier manuscrit de « Cent ans de solitude » après avoir lu « Le Siècle des Lumières », tant il aurait été impressionné. Le livre a été adapté pour la télévision en 1992 par le réalisateur cubain Humberto Solás, dans une coproduction russo-cubano-française.
Aux éditions FOLIO ; 463 pages.
4. Concert baroque (1974)
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Résumé
Dans les années 1730, un riche seigneur mexicain d’ascendance espagnole quitte sa terre natale pour un périple vers l’Europe. Son ambition première : découvrir Venise et son célèbre carnaval. À La Havane, où la peste fait rage, il perd son valet musicien Francisquillo. Pour le remplacer, il engage Filomeno, un jeune Noir cubain au talent musical singulier.
Après une étape décevante en Espagne, les deux hommes gagnent enfin la Sérénissime. En plein carnaval, le maître se déguise en Montezuma, dernier empereur aztèque, tandis que les rues grouillent de masques et de musique. Le hasard des festivités les met en présence d’Antonio Vivaldi, prêtre et compositeur, qui les introduit auprès de ses pairs Haendel et Scarlatti.
De cette rencontre improbable naît l’idée d’un opéra : Vivaldi se prend de passion pour l’histoire de Montezuma que lui conte le Mexicain. Mais quand l’œuvre est finalement présentée au Teatro Sant’Angelo, le maître découvre avec stupeur que sa version de l’histoire aztèque a été considérablement transformée pour satisfaire les goûts européens.
Autour du livre
Publié en 1974, « Concert baroque » naît de la fascination d’Alejo Carpentier pour l’opéra « Motezuma » de Vivaldi, créé en 1733 à Venise. Il constitue la première adaptation lyrique sérieuse de la conquête du Mexique, deux ans avant « Les Indes galantes » de Rameau. L’écrivain cubain imagine les circonstances fantasques qui auraient conduit le compositeur italien à s’intéresser à l’histoire de l’empereur aztèque.
La musique irrigue ainsi chaque page, non seulement comme thème central mais comme principe d’écriture. Les phrases ondulent au rythme d’une partition baroque, dans un foisonnement stylistique qui fait écho aux ornementations musicales de l’époque. La chronologie conventionnelle vole en éclats : les personnages historiques du XVIIIe siècle côtoient Stravinsky et Louis Armstrong dans une symphonie qui abolit les frontières entre les époques.
Cette transgression délibérée des repères historiques permet d’interroger les rapports complexes entre l’Europe et l’Amérique latine. À travers le regard du maître mexicain assistant à l’opéra de Vivaldi, se pose la question de l’appropriation et de la transformation des récits historiques : « Je suis le petit-fils d’Espagnols qui virent le jour à Colmenar de Oreja et Villamanrique del Tajo […] Et pourtant… plus se déroulaient les accords de la musique… plus vif était mon désir de voir triompher les Mexicains. »
La presse hispanophone loue particulièrement la dimension humoristique du texte, qualifié de « divertido » (divertissant) tout en restant profondément érudit. Plusieurs critiques notent également que « Concert baroque » constitue une synthèse parfaite des préoccupations artistiques de Carpentier, à la fois écrivain et musicologue.
Aux éditions FOLIO ; 119 pages.
5. Le recours de la méthode (1974)
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Résumé
Dans les premières années du XXe siècle, un dictateur d’Amérique latine partage son temps entre son pays et Paris, où il possède un somptueux appartement avec vue sur l’Arc de Triomphe. Ce Premier Magistrat, comme on le nomme, se considère comme un homme raffiné : il collectionne les œuvres d’art, fréquente les salons parisiens et s’enorgueillit de sa haute culture européenne. Mais cette façade civilisée masque un tyran impitoyable. Quand une révolte éclate dans son pays, il quitte précipitamment Paris pour l’écraser dans le sang. Le massacre de Nueva Córdoba lui vaut le surnom de « Boucher » dans la presse internationale.
La Première Guerre mondiale bouleverse l’ordre établi. Une nouvelle insurrection force le dictateur à regagner son pays. Malgré la répression féroce, le mécontentement grandit. Pour asseoir son prestige, il lance la construction d’une capitale grandiose, édifiée par des paysans réduits au travail forcé. Les attentats se multiplient. Dans les prisons, la torture devient systématique. Un jour, ses hommes capturent l’Étudiant, le chef charismatique de l’opposition. La confrontation entre ces deux hommes que tout oppose – le jeune idéaliste et le vieux tyran – pourrait bien sceller le sort du régime…
Autour du livre
L’idée de ce roman est née d’une conversation entre Carlos Fuentes et Mario Vargas Llosa dans un pub londonien en 1967. Inspirés par « Patriotic Gore » d’Edmund Wilson sur la guerre de Sécession américaine, ils imaginent un projet collectif où douze écrivains latino-américains décriraient chacun un dictateur de leur pays. Si le projet n’aboutit pas dans sa forme initiale, trois auteurs poursuivent l’aventure indépendamment : Alejo Carpentier avec « Le recours de la méthode », Augusto Roa Bastos avec « Moi, le Suprême » et Gabriel García Márquez avec « L’Automne du patriarche », publiés entre 1974 et 1975.
Le titre fait référence au « Discours de la méthode » de Descartes, dans une ironie mordante où la rationalité cartésienne se transforme en machine de répression politique. Le Premier Magistrat incarne la contradiction entre culture européenne et barbarie politique : francophile érudit capable des pires atrocités, il symbolise l’échec du projet des Lumières en Amérique latine. Si le personnage s’inspire principalement du dictateur cubain Gerardo Machado (1925-1933), il cristallise les traits de nombreux autocrates du continent.
La structure narrative alterne entre Paris et l’Amérique latine, un va-et-vient symbolique entre « civilisation » et « barbarie ». Cette dualité géographique reflète la schizophrénie du dictateur, qui tente de concilier son amour de l’art européen avec la violence brutale de son régime. Dans les scènes parisiennes apparaît l’artificialité de sa culture de façade, tandis que les épisodes américains révèlent la réalité sanglante de son pouvoir.
Les critiques ont salué la manière dont le roman déconstruit les mythes de la civilisation occidentale. Pour Laveze, « on est en plein réalisme magique sud-américain » avec des « descriptions truculentes ». Un autre critique souligne comment Carpentier parvient à faire « ressentir de la sympathie pour le dictateur » malgré sa monstruosité, à l’instar de Nabokov avec Humbert Humbert dans « Lolita ». La Naciόn y lit « une critique du projet cartésien en Amérique latine ». Si certains, comme Vargas Llosa, y ont vu une attaque voilée contre le régime castriste, la majorité des critiques cubains, même en exil, ont souhaité que Carpentier reçoive le Prix Nobel pour ce roman.
« Le recours de la méthode » s’inscrit dans la grande tradition du roman du dictateur latino-américain, aux côtés de « Monsieur le Président » (1946) de Miguel Ángel Asturias, de « Moi, le Suprême » (1974) de Roa Bastos ou de « L’Automne du patriarche » (1975) de García Márquez.
Aux éditions GALLIMARD ; 420 pages.
6. La harpe et l’ombre (1979)
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Résumé
Dans ce roman construit en trois parties, le pape Pie IX s’interroge sur la canonisation de Christophe Colomb. Nous sommes en 1869 au Vatican. L’Église catholique cherche à renforcer son influence sur l’Amérique latine nouvellement indépendante. Pie IX se remémore alors son voyage au Chili, quarante-cinq ans plus tôt : jeune prêtre confronté aux soubresauts politiques du continent, il avait conçu l’idée qu’un saint américain pourrait unifier ces terres lointaines. Colomb lui paraît le candidat idéal.
La deuxième partie nous transporte dans l’Espagne de 1506. Mourant dans une chambre de Valladolid, Colomb attend son confesseur. L’heure des derniers aveux approche. Dans un monologue saisissant, le navigateur génois révèle la vérité derrière la légende : ses manœuvres pour convaincre la cour d’Espagne, sa liaison avec la reine Isabelle, son idée fixe de trouver de l’or, ses mensonges à l’équipage pendant la traversée, et plus tard, le trafic d’esclaves indiens pour compenser l’absence des richesses promises.
La troisième partie nous ramène au XIXe siècle, sous le pontificat de Léon XIII. Un tribunal ecclésiastique doit statuer sur la béatification de Colomb. Dans une scène aux accents fantastiques, des personnalités de différentes époques – Jules Verne, Victor Hugo, Bartolomé de las Casas – viennent témoigner tandis que le fantôme de Colomb, invisible, assiste aux débats qui scelleront son destin…
Autour du livre
La genèse de « La harpe et l’ombre » remonte à 1937, quand Carpentier reçoit la mission d’adapter pour Radio Luxembourg « Le Livre de Christophe Colomb » de Paul Claudel. L’écrivain cubain s’irrite alors de la vision hagiographique du navigateur présenté comme un saint portant le Christ vers le Nouveau Monde. Sa lecture ultérieure des ouvrages de Léon Bloy, fervent partisan de la canonisation de Colomb, et du comte Roselly de Lorgues, qui compare l’Amiral à Abraham, Moïse et saint Pierre, ne fait que renforcer son désir de déconstruire ce mythe. La découverte des essais de Menéndez Pidal révélant les voyages de Colomb en Islande, où circulaient des chroniques évoquant des terres à l’ouest, fournit à Carpentier la matière première de son roman.
Le livre déploie ainsi une réflexion sur la construction des mythes historiques et leur instrumentalisation politique et religieuse. À travers le prisme de la tentative de canonisation de Colomb, Carpentier interroge la manière dont se fabrique l’Histoire officielle, comment elle s’écrit et se réécrit selon les besoins du pouvoir. Le navigateur apparaît comme un personnage ambigu : visionnaire audacieux mais aussi menteur et opportuniste, capable de trafiquer ses journaux de bord et d’inventer des légendes pour servir ses intérêts. Son rapport à la religion se révèle purement instrumental – il n’hésite pas à utiliser la christianisation comme prétexte pour justifier l’esclavage des Indiens.
La structure tripartite du roman, inspirée d’un extrait de la « Légende dorée » comparant les trois éléments nécessaires au son de la harpe (l’art, la main et la corde) aux trois composantes de l’être humain (corps, âme et ombre), permet à Carpentier de multiplier les points de vue et les temporalités. Cette construction sophistiquée conjugue documents historiques et invention romanesque, réalisme et fantastique, notamment dans la dernière partie où des personnages de différentes époques se retrouvent dans un tribunal surréaliste.
La critique littéraire salue unanimement la façon dont Carpentier démythifie la figure de Colomb sans tomber dans le pamphlet. Michi Strausfeld note que ce récit, publié six mois avant la mort de l’écrivain, confirme son statut de précurseur des grands romanciers latino-américains comme García Márquez ou Vargas Llosa. Les critiques apprécient particulièrement la seconde partie narrant la confession de Colomb, où l’ambitieux navigateur se dévoile dans toute son humanité. Le style baroque de Carpentier, ses phrases amples et ses énumérations savantes, divise davantage : certains y voient une prouesse quand d’autres jugent la lecture parfois ardue.
Prix Médicis étranger en 1979, ce dernier roman de Carpentier s’inscrit dans un courant plus large de réévaluation critique de la « découverte » des Amériques, aux côtés d’œuvres comme « El mar de las lentejas » d’Antonio Benítez-Rojo ou « Los perros del paraíso » d’Abel Posse. Ces textes partagent une même volonté de déconstruire le mythe colonial et de mettre en lumière ses conséquences dévastatrices pour les populations autochtones.
Aux éditions FOLIO ; 213 pages.