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Alberto Moravia en 7 romans – Notre sélection

Alberto Moravia, de son vrai nom Alberto Pincherle, naît le 28 novembre 1907 à Rome dans une famille aisée, d’un père architecte d’origine juive et d’une mère catholique. À neuf ans, il est frappé par la tuberculose osseuse qui l’immobilise pendant huit ans. Cette période de convalescence, passée en partie dans des sanatoriums, lui permet de se plonger dans la lecture des grands auteurs comme Shakespeare, Molière, Proust et Dostoïevski.

À 18 ans, il écrit son premier roman, « Les Indifférents », qui paraît en 1929 et connaît un succès teinté de scandale pour sa description sans concession de la bourgeoisie romaine. Dans les années 1930, il voyage beaucoup pour échapper à l’atmosphère du fascisme italien. En 1941, il épouse l’écrivaine Elsa Morante, qu’il quittera en 1962. Pendant la guerre, menacé en raison de ses origines juives et de son antifascisme, il se réfugie pendant neuf mois dans les montagnes près de Naples.

Après la guerre, Moravia s’impose comme l’un des plus importants écrivains italiens. Il publie de nombreux romans et nouvelles, dont « La Belle Romaine » (1947) et « Le Mépris » (1954), tout en poursuivant une carrière de journaliste. Son œuvre, qui dissèque souvent les rapports amoureux et les conventions sociales, lui vaut une reconnaissance internationale. Il est nommé quinze fois pour le Prix Nobel de littérature entre 1949 et 1965.

Dans les années 1980, il s’engage en politique comme député européen pour le Parti communiste italien. Il épouse Carmen Llera en 1986, peu après la mort d’Elsa Morante. Moravia meurt le 26 septembre 1990 à Rome, laissant derrière lui une œuvre considérable qui a profondément marqué la littérature italienne du XXe siècle.

Voici notre sélection de ses romans majeurs.


1. Le Mépris (1954)

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Résumé

Ricardo Molteni rêve d’écrire des œuvres littéraires mais accepte, par nécessité financière, un travail de scénariste pour des comédies légères. Cet emploi lui permet de rembourser l’appartement qu’il a acheté pour satisfaire Emilia, son épouse depuis deux ans. Malgré ses sacrifices pour lui offrir une vie meilleure, Ricardo sent que sa femme, d’origine modeste, s’éloigne de lui. La situation s’aggrave lorsqu’elle le surprend en train d’embrasser sa secrétaire.

L’opportunité se présente alors d’adapter « L’Odyssée » pour un producteur du nom de Battista. Lors d’une visite chez ce dernier, un incident survient : Emilia se retrouve seule avec le producteur suite à une panne de taxi. Elle interprète cet événement comme une manipulation de Ricardo pour favoriser sa carrière. Le couple part ensuite à Capri où Ricardo doit travailler sur le scénario avec le réalisateur Rheingold. Pendant ce séjour, Ricardo est témoin des avances de Battista envers sa femme. Pressée de questions, Emilia finit par lui avouer qu’elle le méprise.

Autour du livre

« Le Mépris » occupe la 48ème place des cent meilleurs livres du XXe siècle selon un sondage du journal Le Monde en 1999. Cette œuvre existentialiste publiée en 1954 s’inscrit dans l’influence du courant philosophique français. Alberto Moravia y dissèque avec une précision chirurgicale la désagrégation d’un couple, vue à travers le prisme masculin. La quête du bonheur, thème récurrent chez Moravia, se heurte ici à l’impossibilité du bien-être bourgeois.

L’originalité du récit réside dans sa structure qui entremêle la trame narrative principale avec une réflexion sur « L’Odyssée » d’Homère. Les trois personnages centraux – Battista, Rheingold et Ricardo – proposent chacun une interprétation différente de l’épopée. Le producteur n’en retient que la dimension spectaculaire et commerciale, tandis que le réalisateur allemand y lit une analyse psychanalytique du couple Ulysse-Pénélope. Ricardo, quant à lui, cherche à préserver l’intégrité de l’œuvre homérique tout en y trouvant des clés pour comprendre sa propre situation conjugale.

Jean-Luc Godard adapte le roman au cinéma en 1963 avec Michel Piccoli, Brigitte Bardot et Jack Palance, dans un film considéré comme l’un des chefs-d’œuvre de la Nouvelle Vague. Une adaptation radiophonique voit également le jour en 1968 sur Radio Luxembourg.

Aux éditions FLAMMARION ; 256 pages.


2. L’Ennui (1960)

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Résumé

Rome, 1960. Dino, héritier d’une famille aristocratique, vit sous l’emprise d’un mal qu’il nomme l’ennui : une incapacité fondamentale à se connecter au réel. Pour échapper à l’influence de sa mère fortunée, ce peintre sans inspiration quitte la villa familiale de la Via Appia pour un atelier. La mort mystérieuse de son voisin d’atelier, le peintre Balestieri, le met sur la route de Cecilia, une jeune modèle de dix-sept ans à la beauté envoûtante. Cette rencontre bouleverse son existence. D’abord indifférent à cette jeune femme au caractère froid et détaché, il développe une obsession maladive lorsqu’il apprend qu’elle entretient une relation parallèle avec Luciani, un acteur sans le sou. Sa quête effrénée de possession le pousse à des comportements autodestructeurs, jusqu’à une tentative de suicide dont il sort transformé.

Autour du livre

« L’Ennui », publié en 1960 par Bompiani et couronné par le prix Viareggio l’année suivante, s’inscrit dans la lignée des romans existentialistes qui marquent cette période. Alberto Moravia y reprend et approfondit les thèmes déjà présents dans « Les Indifférents » : la déliquescence du monde bourgeois et la quête obsessionnelle du sexe et de l’argent, observés à travers un prisme marxiste.

Le prologue pose les fondements philosophiques du récit en définissant l’ennui non comme l’opposé du divertissement, mais comme une rupture fondamentale avec la réalité. Cette incapacité à établir des liens authentiques avec le monde caractérise Dino, figure emblématique d’une bourgeoisie en crise. Son rapport ambigu à l’argent illustre parfaitement ce paradoxe : même en le rejetant, il ne peut s’en affranchir. « Ainsi il n’y avait rien à faire : que je le veuille ou non j’étais riche ; et refuser de l’accepter équivalait à l’accepter. »

La relation entre Dino et Cecilia évolue selon une mécanique implacable. D’abord simple objet de curiosité qu’il interroge au sujet de Balestieri, elle devient le centre d’une obsession dévorante. Le basculement s’opère précisément au moment où il découvre ses mensonges : « Je m’aperçus que je la regardais avec désir ; et je compris que je la désirais non parce qu’elle était nue, mais parce qu’elle me mentait. »

La triangulation des personnages – Dino, Cecilia et Luciani, auxquels s’ajoute le fantôme de Balestieri – crée une tension dramatique croissante. Cette structure rappelle celle du « Mépris », autre roman majeur de Moravia. Le romancier excelle dans la description de l’angoisse : l’attente des appels téléphoniques, l’espionnage derrière les persiennes, la montée progressive vers la folie.

Cette analyse de la psyché masculine, de ses obsessions et de ses contradictions, s’inscrit dans une réflexion plus large sur l’incommunicabilité et la solitude. La quête désespérée de possession – tant physique que psychologique – révèle l’absurdité d’une existence coupée de toute authenticité. Moravia signe ainsi une œuvre majeure qui, par-delà la critique sociale, interroge la possibilité même du rapport à l’autre dans un monde désenchanté.

« L’Ennui » a fait l’objet de deux adaptations cinématographiques notables : celle de Damiano Damiani en 1963, avec Catherine Spaak, et celle de Cédric Kahn en 1998, avec Charles Berling.

Aux éditions FLAMMARION ; 370 pages.


3. La désobéissance (1948)

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Résumé

Italie, années 1940. Luca, un adolescent de quinze ans issu d’une famille bourgeoise, ressent soudain une hostilité profonde envers le monde qui l’entoure. Son malaise naît lors d’un voyage en train où ses parents lui imposent d’acheter à manger en gare. Cette colère initiale se transforme en une révolte systématique : il refuse d’étudier, vend ses livres, jette son argent de poche. La découverte du coffre-fort familial dissimulé derrière une icône religieuse achève de le dégoûter. Sa rébellion prend alors une tournure plus radicale : il décide de se défaire de tout ce qui l’attache à l’existence, jusqu’à refuser de se nourrir. Durant trois mois, alité et convaincu de mourir, il s’enfonce dans une forme d’autodestruction méthodique. Ce n’est que grâce aux soins d’une infirmière, qui deviendra son initiatrice charnelle, qu’il trouvera un nouveau sens à son existence.

Autour du livre

« La désobéissance », publié en 1948 par Alberto Moravia, s’inscrit dans une veine partiellement autobiographique. L’auteur, qui a souffert de tuberculose osseuse dans sa jeunesse et fréquenté les sanatoriums jusqu’à ses dix-sept ans, transpose dans ce récit initiatique sa connaissance intime des tourments adolescents.

Le roman dépeint avec une précision quasi chirurgicale la métamorphose d’un jeune homme. Cette transformation prend la forme d’une désincarnation progressive, où chaque refus marque une étape supplémentaire vers l’anéantissement. La rébellion de Luca s’apparente à un rituel méthodique : il se dépouille systématiquement de tout ce qui peut le rattacher émotionnellement à son existence. Cette démarche nihiliste culmine dans le refus de se nourrir, ultime désobéissance à l’injonction de vivre.

La dimension existentialiste du récit transparaît dans cette quête paradoxale de liberté par le dépouillement total. Le protagoniste oscille entre attraction et répulsion, notamment dans son rapport à la sexualité. Les figures féminines – la gouvernante puis l’infirmière – incarnent cette ambivalence, mêlant dimensions maternelle et sensuelle. L’œuvre s’inscrit dans la continuité thématique d’ « Agostino » (1943), autre roman de Moravia traitant de l’éveil adolescent. Elle préfigure également « L’Ennui » (1960), où l’on retrouve ce même détachement du réel et cette perplexité face à l’existence qui caractérisent les personnages moraviens.

« La désobéissance » a fait l’objet d’une adaptation cinématographique en 1981 par Aldo Lado, avec Stefania Sandrelli et Teresa Ann Savoy. Cette version transpose à l’écran la tension entre pulsion de mort et désir charnel qui structure le récit original.

Aux éditions FOLIO ; 192 pages.


4. Le Conformiste (1951)

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Résumé

« Le Conformiste » suit la trajectoire de Marcello, un homme hanté par son passé qui embrasse le fascisme italien par désir pathologique de normalité. Enfant solitaire aux pulsions violentes, il tire sur Lino, un pédophile qui tente d’abuser de lui. Persuadé de l’avoir tué, il grandit avec ce fardeau et décide de devenir « comme tout le monde » dans l’Italie de Mussolini. Devenu agent des services secrets, il accepte de participer à l’assassinat de son ancien professeur Quadri, un opposant politique exilé à Paris. Cette mission coïncide avec son mariage de façade avec Giulia. À Paris, il s’éprend de Lina, l’épouse de Quadri, mais celle-ci repousse ses avances. Après l’exécution du couple, la chute du régime révèle que son premier « crime » n’en était pas un : Lino a survécu. Cette révélation précède de peu sa mort sous les bombes avec sa famille.

Autour du livre

Publié en 1951, « Le Conformiste » interroge les mécanismes psychologiques qui conduisent un individu à adhérer au fascisme. Moravia, lui-même victime du régime mussolinien en tant qu’antifasciste et partiellement juif par son père, livre une réflexion sur la banalité du mal, concept que Hannah Arendt développera plus tard. Le protagoniste ne devient pas fasciste par conviction idéologique mais par une volonté désespérée d’appartenance sociale.

Le roman dépeint la société italienne de l’entre-deux-guerres à travers le prisme d’une conscience tourmentée. La quête obsessionnelle de normalité de Marcello reflète les mécanismes de soumission collective à l’œuvre dans les régimes totalitaires. Sa conversion au fascisme découle d’une confusion tragique entre conformité et normalité, illustrant comment les traumatismes intimes peuvent conduire à l’adhésion aux idéologies les plus destructrices.

L’accueil initial mitigé du livre s’explique par son approche nuancée du fascisme ordinaire. Certains critiques lui ont reproché une condamnation trop timide du régime et un cheminement narratif excessivement didactique. Pourtant, c’est précisément cette subtilité qui fait la force du roman : en évitant la démonstration manichéenne, Moravia met en lumière les ressorts intimes du totalitarisme.

Moravia y mêle dimensions politique et psychologique, questionnant les liens entre répression sexuelle et adhésion au fascisme. Les thèmes de la culpabilité, de l’innocence perdue et de la quête identitaire s’entrelacent dans une narration qui culmine avec l’ironie tragique de la révélation finale : le meurtre fondateur n’en était pas un.

« Le Conformiste » a connu une nouvelle célébrité grâce à son adaptation cinématographique par Bernardo Bertolucci en 1970, avec Jean-Louis Trintignant dans le rôle principal. Le film accentue certains aspects du roman, notamment la scène de l’assassinat de Quadri, tout en conservant l’essence de sa réflexion sur les mécanismes de la soumission politique.

Aux éditions FLAMMARION ; 352 pages.


5. L’amour conjugal (1949)

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Résumé

Un critique littéraire fortuné, Silvio Baldeschi, se retire avec Léda, son épouse, dans une villa toscane pour concrétiser ses ambitions d’écrivain. Convaincu que la création exige le sacrifice de la chair, il obtient de sa femme qu’ils renoncent temporairement à leur vie intime. « Pour aimer, il faut, entre autres choses, se complaire à contempler et à observer l’être aimé », théorise-t-il, tout en restant aveugle aux véritables désirs de Léda. Quand celle-ci se plaint des attentions déplacées d’Antonio, leur barbier, Silvio balaie ses inquiétudes d’un revers de main. Son refus d’écouter sa femme, conjugué à leur abstinence forcée, pousse finalement Léda dans les bras du barbier. La découverte simultanée de l’infidélité de sa femme et de la médiocrité de son œuvre le confronte brutalement à ses illusions.

Autour du livre

Publié en 1949, « L’amour conjugal » s’inscrit dans une trilogie informelle aux côtés du « Mépris » et de « La femme léopard », où l’auteur interroge les liens entre création artistique et relation conjugale. Le choix de situer l’action en octobre 1937 n’est pas anodin : cette période marque un tournant dans l’Italie fasciste, après la visite de Mussolini à Hitler qui scelle leur alliance. Moravia, dont les cousins paternels Carlo et Nello Rosselli, fondateurs du mouvement antifasciste Giustizia e Libertà, sont assassinés sur ordre de Mussolini cette même année, compose une œuvre en apparence intime qui dissimule une critique politique.

La construction en mise en abyme – un écrivain écrivant sur un écrivain qui écrit sur l’amour conjugal – permet à Moravia de disséquer les mécanismes de la création littéraire. Le manuscrit de Silvio devient le miroir de ses insuffisances : « C’est un livre écrit d’après d’autres livres », constate-t-il lucidement. Sa critique impitoyable de sa propre œuvre constitue une leçon magistrale d’analyse littéraire, décomposant méthodiquement style, relief, personnages, vérité psychologique, sentiments et intrigue.

Le portrait du couple révèle la tension entre l’idéalisation et la réalité charnelle. Silvio perçoit dans la « bonne volonté » de Léda – cette politesse qui remplace parfois la passion – les signes avant-coureurs de leur déchirement. « Elle me souriait exactement comme une mère sourit à l’enfant qui, dans un moment où elle n’a pas envie de lui prêter attention, accourt hors d’haleine. » Cette comparaison préfigure la transformation de Léda, qui passe du statut de muse passive à celui de femme agissante.

La métamorphose du personnage féminin constitue l’axe central du récit. D’abord présentée à travers le regard esthétisant de son mari comme une nature morte, Léda s’émancipe progressivement de cette image figée pour devenir « un être humain de chair, de boue et de sang ». Cette libération s’accompagne d’une critique acerbe de la bourgeoisie italienne, incarnée par Silvio, dont les prétentions artistiques masquent mal l’incapacité à saisir la réalité sociale qui l’entoure.

Le choix du cadre toscan, aussi éloigné que possible de la Sicile natale du protagoniste, souligne le déracinement d’une classe sociale en déclin. Dans cette villa encombrée où « les vrais habitants sont les meubles », le couple évolue comme des intrus, préfigurant leur aliénation mutuelle. Le dénouement suggère pourtant une possibilité de renaissance : une fois les masques tombés, l’amour peut renaître sur des bases plus authentiques, débarrassé des illusions qui l’étouffaient.

Aux éditions FOLIO ; 192 pages.


6. Les Indifférents (1929)

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Résumé

Dans l’Italie des années 1920, une famille bourgeoise déclassée se consume dans une villa délabrée. Marie-Grâce, veuve superficielle, s’accroche à son amant Leo qui convoite autant la demeure hypothéquée que Carla, sa fille de vingt-quatre ans. Michel, le fils, observe avec dégoût cette déchéance mais demeure paralysé par son indifférence. Le jour de l’anniversaire de Carla, Leo tente de la séduire. Elle décide alors de se donner à lui pour « commencer une nouvelle vie », malgré son mépris. Michel, dans un sursaut de révolte, achète un revolver pour venger l’honneur familial mais échoue lamentablement, oubliant même de charger l’arme. Lisa, amie de Marie-Grâce et ex-maîtresse de Leo, complète ce tableau en jetant son dévolu sur Michel. L’intrigue se noue sur quarante-huit heures et culmine lors d’un bal masqué, métaphore d’une société où chacun joue un rôle sans conviction.

Autour du livre

« Les Indifférents » naît dans des circonstances singulières : Alberto Moravia, cloué au lit par la tuberculose osseuse à l’âge de dix-huit ans, rédige ce premier roman entre 1924 et 1925. Publié à compte d’auteur en 1929 grâce à une contribution de 5000 lires de son père, le livre provoque immédiatement un scandale dans l’Italie mussolinienne.

La force du récit réside dans sa construction quasi théâtrale : une unité de temps – quarante-huit heures – et une unité de lieu – la villa bourgeoise. Cette demeure délabrée, aux « murs craquelés », symbolise la déliquescence morale de ses habitants. Les cinq protagonistes évoluent dans un climat de « constante mensonge », prisonniers de leurs contradictions.

Michel incarne parfaitement cette paralysie existentielle : « Sa propre image le persécutait ; il se voyait tel qu’il était réellement, seul, indifférent, misérable. » Conscient de sa lâcheté mais incapable d’agir, il représente une génération entière pétrifiée par l’ennui. Sa sœur Carla, elle, choisit le cynisme comme échappatoire, acceptant un mariage sans amour pour assurer sa survie sociale.

La dimension politique du roman transparaît dans sa critique de la bourgeoisie italienne des années 1920, « incapable de rechercher une nouvelle et autonome vie morale ». Cette classe sociale, dépeinte comme « inauthentique, conventionnelle », finit par adopter les principes du fascisme par facilité. La presse fasciste accueille d’ailleurs froidement ce « texte glacial, méticuleux, patient et oppressant ».

Cette œuvre inaugurale pose déjà les thèmes chers à Moravia : l’incommunicabilité, la vacuité morale, et ce qu’il nomme le « velleitarismo impotente » (« velléitarisme impuissant ») face à une vie conçue comme un destin à subir. La modernité du propos réside dans cette lucidité désespérée : les personnages comprennent leur veulerie mais persistent dans leur indifférence, préfigurant les antihéros de l’existentialisme.

Traduit en anglais dès 1935 sous le titre « The Indifferent Ones », le roman connaît plusieurs adaptations cinématographiques, notamment en 1964 avec Claudia Cardinale, et plus récemment en 2020 avec Valeria Bruni Tedeschi.

Aux éditions FLAMMARION ; 379 pages.


7. Agostino (1943)

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Résumé

Dans une station balnéaire de la côte toscane, au début des années 1940, Agostino, treize ans, passe ses vacances d’été avec sa mère, une séduisante veuve qu’il admire passionnément. Leurs journées s’écoulent paisiblement entre baignades et promenades en barque, jusqu’à l’arrivée de Renzo, un jeune homme qui séduit rapidement la mère. Blessé par cette intrusion et le délaissement maternel qui s’ensuit, Agostino se lie avec une bande de jeunes voyous du coin qui lui ouvrent brutalement les yeux sur la sexualité. À leur contact, il découvre la violence des rapports sociaux, fait face aux avances d’un maître-nageur pédophile, et tente même d’entrer dans une maison close. Ces expériences bouleversantes le confrontent à sa propre sensualité trouble vis-à-vis de sa mère. À la fin de l’été, Agostino demande à rentrer à Pise, exigeant d’être désormais traité en homme.

Autour du livre

Publié en 1943 à Rome, « Agostino » paraît d’abord en tirage limité de 500 exemplaires, la censure fasciste jugeant son sujet trop scabreux. La deuxième édition, publiée en 1945 par Valentino Bompiani, comporte deux illustrations de Renato Guttuso et remporte le prix du Corriere Lombardo, première récompense littéraire attribuée après la chute du fascisme.

Moravia écrit ce court roman en un mois sur l’île de Capri. Il s’inscrit dans la tradition des romans d’initiation, mais se distingue par son traitement sans concession de thèmes délicats : l’éveil sexuel, le complexe d’Œdipe, les rapports de classe. La narration, remarquablement sobre et précise, suit la métamorphose intérieure d’Agostino qui, en quelques semaines, perd brutalement son innocence.

Le livre aborde frontalement la question des classes sociales, opposant le monde privilégié d’Agostino à celui de la bande de jeunes voyous. Cette dimension sociologique, chère à Moravia, s’entremêle avec les théories freudiennes sur la sexualité infantile. Le romancier dépeint avec acuité la confusion d’un adolescent confronté simultanément à l’éveil du désir et à la découverte des inégalités sociales.

Unanimement considéré comme l’une des œuvres les plus accomplies de Moravia, « Agostino » marque un tournant dans sa carrière. L’auteur lui-même qualifie ce texte de « charnière » entre sa première production et la suivante. Il s’impose comme un classique de la littérature italienne du XXe siècle, remarquable par sa capacité à saisir les tourments de l’adolescence dans une prose d’une grande économie de moyens.

« Agostino » a connu plusieurs adaptations, dont un long métrage réalisé par Mauro Bolognini en 1962, tourné à Venise en cinémascope noir et blanc, avec Ingrid Thulin dans le rôle de la mère. Le roman a également inspiré l’album de rock progressif italien « Adolescenza » de Mario Panseri, sorti chez RCA Italiana en 1973.

Aux éditions FLAMMARION ; 169 pages.

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