Aharon Appelfeld naît sous le nom d’Ervin Appelfeld le 16 février 1932 à Jadova, près de Czernowitz, dans une famille juive assimilée germanophone. Son enfance heureuse bascule tragiquement en 1940 lorsque sa mère est assassinée par les nazis. En 1941, avec son père, il est déporté dans un camp de travail en Transnistrie.
Le jeune garçon parvient à s’évader à l’automne 1942 et survit pendant trois ans en se cachant dans les forêts d’Ukraine. Recueilli par l’Armée rouge en 1945, il traverse l’Europe avec un groupe d’adolescents orphelins avant d’embarquer clandestinement pour la Palestine en 1946.
En Israël, Appelfeld doit tout réapprendre, à commencer par une nouvelle langue : l’hébreu. Il étudie à l’université hébraïque de Jérusalem de 1952 à 1956, puis retrouve miraculeusement son père en 1957. À partir des années 1960, il se consacre à l’écriture et publie plus de quarante livres qui portent principalement sur la vie de la communauté juive en Europe avant et pendant la Seconde Guerre mondiale.
Devenu l’un des écrivains israéliens les plus importants, il enseigne la littérature à l’université Ben Gourion du Néguev, tout en continuant à écrire jusqu’à son décès en 2018. Son œuvre, traduite dans de nombreuses langues, lui a valu plusieurs distinctions majeures, dont le Prix Israël en 1983 et le Prix Médicis étranger en 2004.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. Histoire d’une vie (récit autobiographique, 1999)
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Résumé
1932, Czernowitz, Bucovine. Le petit Aharon Appelfeld grandit dans une famille juive assimilée, entouré de l’amour de ses parents et grands-parents. L’allemand est sa langue maternelle, tandis que ses grands-parents parlent le yiddish. Son enfance paisible vole en éclats quand la Seconde Guerre mondiale est déclarée.
Sa mère est assassinée en 1940. À huit ans, il est déporté avec son père dans un camp de concentration ukrainien. Il parvient à s’en évader seul et survit pendant trois ans dans les forêts, se nourrissant comme il peut, évitant tout contact humain. La nature et les animaux deviennent ses seuls alliés. Contraint de cacher ses origines juives pour rester en vie, il trouve parfois refuge chez des paysans contre un peu de travail.
En 1946, à l’âge de quatorze ans, après un long périple à travers l’Europe jusqu’en Italie, il embarque clandestinement pour la Palestine. Là-bas, une nouvelle épreuve l’attend : abandonner sa langue maternelle pour apprendre l’hébreu et s’adapter à un pays qui lui est totalement étranger.
Autour du livre
Cette autobiographie se démarque des autres récits sur la Shoah par sa construction fragmentée qui reproduit le fonctionnement de la mémoire. Aucune chronologie stricte n’ordonne les souvenirs qui surgissent par bribes, au gré des sensations physiques qui les font ressurgir. Les événements les plus traumatisants, comme l’horreur des camps, sont à peine évoqués, comme si les mots manquaient pour les dire. Cette pudeur dans l’évocation des souffrances confère au texte une puissance d’autant plus grande.
La question des langues occupe une place centrale dans la reconstruction identitaire d’Appelfeld. L’allemand, langue des bourreaux mais aussi langue de sa mère assassinée, le yiddish redécouvert plus tard comme un pont vers ses racines, l’hébreu initialement vécu comme une violence puis devenu sa langue d’écriture – chacune porte une part de son histoire fragmentée. « Ma langue maternelle et ma mère ne faisaient qu’un. À présent, avec l’extinction de la langue en moi, je sentais que ma mère mourait une seconde fois », écrit-il.
La contemplation, héritée de sa mère, devient pour lui un mode de survie puis d’écriture. Face à l’indicible de l’expérience concentrationnaire, Appelfeld choisit l’observation silencieuse du monde, refusant le pathos et les grands mots. Son style épuré traduit cette posture : « Je n’aime pas m’étendre sur les sentiments. Une trop grande propension à parler des affects nous entraînera toujours vers le labyrinthe sentimental, vers le piétinement sur place et l’aplatissement. »
Son rapport à la mémoire se révèle profondément original. Contrairement à d’autres rescapés qui ont cherché à tout prix à témoigner ou à oublier, il revendique une mémoire sensorielle, inscrite dans le corps plus que dans l’esprit : « Plus de cinquante ans ont passé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le cœur a beaucoup oublié, principalement des lieux, des dates, des noms de gens, et pourtant je ressens ces jours-là dans tout mon corps. »
Prix Médicis étranger 2004, « Histoire d’une vie » a suscité de nombreuses réactions admiratives dans la presse. On a particulièrement salué la manière dont l’auteur parvient à évoquer l’ineffable sans jamais tomber dans le pathos. La critique a souligné la force de cette voix qui parle de l’indicible avec douceur, la profondeur des réflexions sur l’identité et la mémoire, ainsi que l’extraordinaire dignité qui émane du texte.
Aux éditions POINTS ; 216 pages.
2. Badenheim 1939 (roman, 1979)
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Résumé
Le printemps 1939 s’éveille à Badenheim, petite station thermale autrichienne réputée pour son festival artistique annuel. Le Dr Pappenheim, impresario du festival, s’affaire aux préparatifs de la nouvelle saison, tandis que les premiers vacanciers affluent. La ville accueille une population majoritairement juive : des artistes, des bourgeois, des commerçants. Parmi les habitués figurent Martin le pharmacien et son épouse dépressive Trude, les deux prostituées Sally et Gertie, ainsi que divers musiciens et intellectuels. L’atmosphère paraît légère et insouciante, entre concerts, pâtisseries et promenades.
Mais vers la mi-mai, une note discrète apparaît sur le panneau d’affichage : tous les citoyens juifs doivent se faire recenser auprès du Département Sanitaire avant la fin du mois. Progressivement, les mesures restrictives se multiplient : la ville est mise en quarantaine, le bureau de poste ferme, l’accès à la piscine et à la pâtisserie est interdit. De nouveaux arrivants juifs affluent tandis que les non-juifs quittent la ville. Les rumeurs d’une prochaine « délocalisation » en Pologne circulent. Alors que les vivres commencent à manquer et que l’anxiété monte, certains s’accrochent à un optimisme aveugle tandis que d’autres pressentent la catastrophe imminente.
Autour du livre
« Badenheim 1939 » tire son origine d’une nouvelle éponyme publiée par Aharon Appelfeld dans la revue littéraire israélienne Moznaim en 1972. Insatisfait de cette première version, il l’a retravaillée pendant un an et demi, produisant sept versions successives avant d’aboutir au roman publié en 1979. Cette genèse laborieuse témoigne de sa volonté de reconstituer avec précision l’atmosphère d’une époque. Le choix d’écrire en hébreu, langue qu’Appelfeld n’a apprise qu’à l’âge de quinze ans, s’impose à lui pour sa concision et son caractère allusif hérité de la tradition biblique.
L’originalité du texte réside dans son traitement indirect de l’Holocauste. Appelfeld évite délibérément toute référence explicite au nazisme ou au fascisme. Cette approche indirecte amplifie paradoxalement la tension dramatique. L’auteur met en scène l’aveuglement collectif d’une communauté face à sa propre destruction, illustrant avec une ironie glaçante l’incapacité des victimes à concevoir l’impensable. Les personnages, pris dans leurs préoccupations quotidiennes, refusent de voir les signes avant-coureurs de la catastrophe qui s’annonce.
La dimension allégorique du récit se nourrit des propres expériences d’Appelfeld, lui-même survivant de l’Holocauste. Originaire d’une famille juive assimilée de Bucovine, il a connu ces stations thermales où la bourgeoisie juive germanophone cultivait l’illusion d’une parfaite intégration. Cette connaissance intime du milieu qu’il décrit confère au texte une authenticité poignante, tout en évitant le piège du témoignage direct.
Irving Howe, dans le New York Times Book Review, salue la maîtrise avec laquelle Appelfeld accumule « les détails inquiétants dans une narration en apparence sereine, jusqu’à ce que le lecteur réalise que la logique de ce récit tranquille est celle de l’hallucination ». Christopher Lehmann-Haupt souligne « une narration grise impliquant des personnages ordinaires dont l’expérience devient profondément symbolique sans jamais tomber dans l’allégorie creuse ». The Guardian, sous la plume de Linda Grant, considère « Badenheim 1939 » comme « le plus grand roman de l’Holocauste », notamment pour son traitement indirect du sujet à travers l’allégorie et la satire.
Le roman a connu deux adaptations scéniques majeures. La première, signée Sian Evans avec une musique d’Orlando Gough, a été mise en scène par Ian Spink en 1995 au Riverside Studios de Londres. Cette version intégrait des arias en yiddish et utilisait un décor mobile se transformant finalement en train. Une seconde adaptation, écrite par Arnold Wesker avec une musique de Julian Phillips, a été créée en 2010 à la Guildhall School of Music and Drama de Londres, nécessitant une distribution imposante d’une cinquantaine d’acteurs et musiciens.
Aux éditions POINTS ; 192 pages.
3. Katerina (roman, 1989)
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Résumé
Dans la Bucovine des années 1880, Katerina, une jeune paysanne ruthène de seize ans, fuit un foyer où règnent violence et alcoolisme. Sans ressources, elle trouve un emploi de domestique auprès d’une famille juive. D’abord méfiante envers cette communauté qu’on lui a appris à haïr depuis l’enfance, elle découvre peu à peu un mode de vie qui la séduit par sa rigueur et sa spiritualité. Rosa et Benjamin, ses premiers employeurs, lui enseignent la lecture et l’écriture. Mais le couple est assassiné lors d’un pogrom.
Katerina travaille ensuite pour d’autres familles juives, dont une pianiste nommée Henni Trauer. Au fil des années, elle s’imprègne de la culture yiddish au point de vouloir l’enseigner à son fils Benjamin, né de sa liaison avec un homme juif. Dans une région où l’antisémitisme se répand comme une traînée de poudre, Katerina se retrouve de plus en plus isolée, rejetée par les siens qui la considèrent comme corrompue par les Juifs. Puis survient un drame qui la conduit en prison pour quarante ans.
Autour du livre
« Katerina » s’inscrit dans l’œuvre mémorielle d’Aharon Appelfeld, lui-même victime de la Shoah. Né en 1932 en Ukraine, il perd sa mère assassinée par les nazis en 1940 avant d’être déporté avec son père dans un camp de travail en 1941. Il parvient à s’en échapper en 1942, à l’âge de dix ans. Ces événements traumatiques nourrissent son travail d’écrivain, même s’il refuse l’étiquette réductrice d’auteur de la Shoah.
À travers le regard d’une chrétienne qui prend fait et cause pour les Juifs, Appelfeld brosse le portrait glaçant d’une société rongée par la haine. La force du livre tient dans sa capacité à montrer comment l’antisémitisme s’est progressivement installé en Europe centrale, bien avant la Seconde Guerre mondiale. Les propos rapportés par Katerina témoignent d’une violence ordinaire qui finira par conduire à l’extermination : « Les Juifs nous corrompent l’âme », entend-elle dire par un paysan. Plus tard, dans sa prison, ses codétenues se réjouissent des déportations : « Ils brûlent enfin, les meurtriers de Notre-Seigneur. »
La critique salue unanimement la puissance du roman. Pour Philip Roth, « Appelfeld est l’auteur dépaysé d’une littérature elle-même dépaysée, et il a fait de cette désorientation un sujet qui n’appartient qu’à lui. » Le New York Times souligne que le livre « réimagine le lieu de ses origines à travers une perspective qui, dans sa générosité de sentiment, rappelle Tolstoï et Tchekhov. » Le Los Angeles Times invite à sa lecture en ces termes : « Lisez ce livre… quel cadeau de langage lyrique et de style, d’émotion purifiée par la douleur. »
Aux éditions POINTS ; 224 pages.
4. L’amour soudain (roman, 2003)
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Résumé
À Jérusalem, dans les années 1980, Ernst, un écrivain de soixante-dix ans, mène une existence solitaire, rythmée par ses promenades matinales au café et ses tentatives d’écriture qu’il s’empresse de déchirer. Ancien officier de l’Armée rouge originaire d’Ukraine, il porte en lui un lourd passé : dans sa jeunesse, il a adhéré au Parti communiste et participé à des exactions contre les Juifs, avant de perdre sa première femme et leur enfant pendant la Shoah.
Divorcé de sa seconde épouse, il vit désormais seul à Jérusalem où il tente vainement d’écrire ses mémoires. Sa santé déclinante nécessite l’aide d’une gouvernante : Iréna, une femme de trente-six ans, fille de survivants de la Shoah. Cette dernière, profondément pieuse et d’une grande simplicité, voue un culte à la mémoire de ses parents disparus dont elle conserve la maison en l’état.
Entre ces deux êtres que tout oppose – lui, intellectuel tourmenté et athée ; elle, femme modeste et croyante – va naître une relation singulière. La présence bienveillante d’Iréna va peu à peu permettre à Ernst de se réconcilier avec son passé, notamment à travers le souvenir de ses grands-parents dans les Carpates.
Autour du livre
« L’amour soudain » paraît en 2003 en Israël avant d’être traduit dans de nombreuses langues. L’écrivain israélien, né en 1932 à Czernowitz en Bucovine (aujourd’hui en Ukraine), s’inspire en partie de sa propre expérience pour nourrir son œuvre. Comme Ernst, il connaît intimement l’histoire des Juifs d’Europe de l’Est. Déporté enfant dans un camp de concentration, il s’en échappe et survit caché dans la forêt jusqu’à la fin de la guerre, avant de rejoindre Israël.
La force du roman réside dans sa capacité à entrelacer les thèmes de la mémoire, de la transmission et de la rédemption. La relation entre Ernst et Iréna transcende la simple histoire d’amour pour devenir le catalyseur d’une guérison mutuelle. Leur rencontre permet à Ernst de renouer avec ses racines juives qu’il avait reniées, tandis qu’Iréna s’émancipe progressivement du culte mémoriel qu’elle vouait à ses parents. L’écriture épurée d’Appelfeld, délestée de tout artifice, fait écho à la quête spirituelle d’Ernst qui cherche « une écriture juste », devant être « comme la chemise paysanne de Grand-père : en coton simple, sans ornement, confortable ».
L’Express évoque un « maître livre, qui est aussi une leçon de sagesse et de littérature ». Les critiques soulignent la dimension méditative du roman, qualifié de « livre silencieux et solennel qui se savoure lentement ».
Aux éditions POINTS ; 216 pages.
5. La chambre de Mariana (roman, 2006)
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Résumé
Dans une ville d’Ukraine au début des années 1940, Hugo, un garçon juif de onze ans, vit avec ses parents pharmaciens, appréciés de tous pour leur générosité. Quand les nazis envahissent la région, son père est déporté dans un camp de travail. Sa mère, confrontée à l’intensification des rafles dans le ghetto, prend la douloureuse décision de confier son fils à Mariana, une amie d’enfance chrétienne. Cette dernière se prostitue dans une maison close qui accueille principalement des soldats allemands.
Hugo se retrouve caché dans un réduit glacial attenant à la chambre de Mariana, d’où il ne doit sortir sous aucun prétexte. Toute son existence est suspendue aux bruits qu’il perçoit et aux scènes qu’il devine à travers la cloison. Dans cet univers confiné, l’enfant oscille entre la peur d’être découvert et l’éveil troublant à la sensualité. Une relation ambiguë se noue entre lui et Mariana, à la fois maternelle et crypto-érotique. Mais l’arrivée de l’Armée rouge précipite leur existence précaire : les prostituées qui ont fréquenté l’ennemi risquent désormais l’exécution.
Autour du livre
Publié en 2006, « La chambre de Mariana » s’inspire partiellement des expériences d’Aharon Appelfeld. Le romancier ne montre pas directement les atrocités mais les suggère à travers le prisme de l’enfance. Les événements historiques restent en arrière-plan, perçus de manière fragmentaire depuis le réduit où Hugo se cache. Cette approche oblique renforce paradoxalement la puissance du témoignage. Appelfeld y mêle avec tact l’onirisme et le réalisme : pour supporter sa réclusion, Hugo convoque dans ses rêves ses parents disparus et ses amis d’avant-guerre, un monde parallèle qui lui permet de préserver son équilibre mental.
Le personnage de Mariana incarne toute l’ambivalence morale de cette période. Figure maternelle de substitution, elle protège Hugo au péril de sa vie tout en entretenant avec lui une relation trouble. Alcoolique et instable, elle oscille entre moments de tendresse pure et comportements déviants. Cette dualité en fait un personnage complexe qui échappe aux jugements simplistes. À travers elle, Appelfeld interroge les notions de bien et de mal dans un monde où toutes les valeurs morales ont volé en éclats.
La dimension initiatique du récit se manifeste à plusieurs niveaux. Hugo découvre simultanément l’horreur de la guerre, les mystères de la sexualité et les paradoxes de la nature humaine. Son passage de l’enfance à l’adolescence se déroule dans des conditions extrêmes qui brouillent tous ses repères.
Carole Angier, pour The Independent, note que contrairement à d’autres œuvres mêlant Holocauste et sexualité comme « Portier de nuit » ou « Les Bienveillantes », « La chambre de Mariana » transcende la simple provocation pour interroger « la nature de la mémoire, la naissance d’un écrivain, et surtout la psychologie de la persécution et de la survie ». Le roman a d’ailleurs reçu le prestigieux Independent Foreign Fiction Prize en 2012.
L’écriture d’Appelfeld, qualifiée de « sèche » et « dépouillée » par la critique, évite le sensationnalisme malgré la nature potentiellement scandaleuse du sujet. Les scènes les plus délicates sont traitées avec une grande retenue qui renforce leur impact émotionnel. Cette sobriété stylistique s’accorde parfaitement avec le point de vue enfantin du narrateur.
Aux éditions POINTS ; 320 pages.
6. Le garçon qui voulait dormir (roman, 2010)
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Résumé
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Erwin, un adolescent juif de dix-sept ans originaire de Bucovine, se réfugie dans un sommeil profond qui l’isole du monde. Ses compagnons d’infortune le portent de train en train, de camion en camion jusqu’à Naples, où débute véritablement son histoire. Dans ses rêves, il retrouve ses parents disparus dans la catastrophe et converse longuement avec eux.
À Naples, un émissaire de l’Agence juive, Ephraïm, recrute Erwin et d’autres jeunes rescapés pour les préparer à une nouvelle vie en Palestine. L’entraînement est rigoureux : exercices physiques intensifs et apprentissage de l’hébreu. Pour marquer cette renaissance, Erwin doit abandonner son prénom d’origine pour devenir Aharon. Cette transformation identitaire ne se fait pas sans résistance : le jeune homme continue à plonger régulièrement dans le sommeil pour maintenir le lien avec son passé et sa langue maternelle.
Envoyé dans une colonie agricole en Palestine sous mandat britannique, il participe aux travaux des pionniers et s’initie au maniement des armes. Mais lors de sa première mission militaire, une blessure grave aux jambes le cloue dans une maison de convalescence. Durant sa longue rééducation, Erwin-Aharon oscille entre deux mondes : celui du sommeil où il dialogue avec ses parents disparus, et celui de l’éveil où il s’efforce de maîtriser l’hébreu en recopiant des textes bibliques. Surtout, une question le taraude : comment devenir écrivain dans une langue qui n’est pas la sienne ?
Autour du livre
« Le garçon qui voulait dormir » puise sa matière dans la propre expérience d’Aharon Appelfeld. Né en 1932 près de Czernowitz, l’écrivain perd sa mère à l’âge de huit ans, assassinée par les forces roumaines. Déporté avec son père dans un camp de concentration, il parvient à s’enfuir et survit pendant trois ans dans la forêt ukrainienne. Après la guerre, comme son personnage Erwin, il traverse l’Europe jusqu’en Italie avant de rejoindre la Palestine.
La singularité du roman réside dans son traitement du sommeil comme passerelle entre deux mondes. Les phases de somnolence d’Erwin ne représentent pas une fuite mais une forme de résistance, un refus d’effacer complètement son identité première. Dans ces moments d’abandon, le jeune homme maintient le dialogue avec ses racines tout en construisant pas à pas son avenir. L’apprentissage de l’hébreu s’effectue non par une approche grammaticale mais par une immersion corporelle dans la langue, à travers la copie méticuleuse de textes sacrés.
Le roman interroge la possibilité de se reconstruire après la catastrophe sans renier ses origines. La métamorphose d’Erwin en Aharon symbolise le défi auquel ont été confrontés de nombreux survivants : comment habiter une nouvelle identité sans trahir celle qu’on a été ? La question de la langue occupe une place centrale dans cette quête. L’hébreu, avec sa dimension archaïque et ses résonances bibliques, permet paradoxalement d’exprimer l’indicible de la catastrophe mieux que les langues européennes rationalisées.
Florence Noiville, dans Le Monde, met en avant la dimension physique de l’écriture d’Appelfeld, où le corps devient le lieu même de l’expression. Le corps meurtri du protagoniste, ses efforts pour réapprendre à marcher, font écho à son combat pour maîtriser une nouvelle langue. La narration évite délibérément tout cadre historique explicite pour se concentrer sur cette expérience intime de la reconstruction.
Aux éditions POINTS ; 312 pages.
7. Mon père et ma mère (roman, 2013)
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Résumé
Été 1938, sur les rives du Pruth, à la frontière entre l’Ukraine et la Roumanie. Comme chaque année, le jeune Erwin, dix ans et sept mois, passe ses vacances avec ses parents dans une isba, un chalet en bois au pied des Carpates. Cette villégiature estivale rassemble une petite communauté de vacanciers juifs, parmi lesquels Rosa Klein, qui lit dans les lignes de la main, Karl Koenig, un écrivain solitaire, et un mystérieux homme à la jambe coupée aux allures de prophète. Les journées s’écoulent entre baignades dans la rivière et promenades à cheval dans la montagne environnante.
Pourtant, l’insouciance n’est qu’apparente. L’antisémitisme gronde, les regards des paysans ukrainiens se font menaçants. Un jour, une meute s’en prend violemment aux vacanciers. Le père d’Erwin qualifie l’incident de « pogrom de petite envergure », mais l’anxiété monte. Certains parlent déjà de fuir. Dans ce microcosme sur le point de basculer, Erwin observe ses parents : sa mère Bounia, aimée de tous pour sa sensibilité et sa bienveillance, et son père, homme de raison au cynisme assumé.
Autour du livre
« Mon père et ma mère » est l’un des derniers romans d’Aharon Appelfeld, publié en 2013, soit cinq ans avant sa disparition. À travers ce récit, l’écrivain israélien, alors octogénaire, remonte aux sources de son enfance pour reconstituer ses derniers moments de bonheur familial. Il puise dans ce qu’il nomme son « réservoir de visions » déposé au fond de sa mémoire, tel « un seau qu’on remonte d’un puits sombre ». Cette métaphore traduit parfaitement sa démarche : non pas un simple exercice de remémoration, mais une reconstruction sensible où la fiction vient combler les silences du souvenir.
La singularité de l’œuvre réside dans sa capacité à saisir l’atmosphère crépusculaire d’un monde sur le point de disparaître, à travers le regard d’un enfant. Les scènes quotidiennes prennent une résonance particulière : l’apprentissage de la natation devient une métaphore de la survie, les conversations apparemment anodines révèlent les tensions qui traversent la communauté juive d’Europe centrale à la veille de la guerre. Le personnage énigmatique de P., cette femme qui refuse de voir la réalité en face, incarne de manière saisissante l’aveuglement tragique de toute une époque.
Norbert Czarny, dans sa chronique pour En attendant Nadeau, souligne comment Appelfeld parvient à « enserrer en lui-même un temps dilaté, qui contient les derniers moments d’une petite communauté juive ». Pour Philip Roth, qui évoque l’auteur dans son roman « Opération Shylock », Appelfeld est « un homme sage ayant reconstruit par l’écriture sa vie brisée par la guerre ».
Aux éditions POINTS ; 312 pages.
8. Des jours d’une stupéfiante clarté (roman, 2014)
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Europe centrale, 1945. Theo Kornfeld, vingt ans, quitte le camp de concentration n°8 que les gardiens allemands viennent d’abandonner à l’approche des troupes russes. Contrairement à ses compagnons de détention qui restent groupés, il décide de partir seul sur les routes pour retrouver sa maison familiale en Autriche, à quelque 250 kilomètres de là.
Sur son chemin, il croise d’autres rescapés qui errent, blessés jusqu’au plus profond de leur être. Ces rencontres ravivent en lui les souvenirs de l’horreur vécue dans les camps, mais font aussi ressurgir des figures de son passé. Celle de sa mère Yetti d’abord, femme d’une beauté exceptionnelle au caractère fantasque, qui vouait une passion dévorante aux églises, aux monastères et à la musique de Bach. Celle de son père Martin ensuite, libraire discret qu’il apprend à redécouvrir grâce à sa rencontre avec Madeleine, une rescapée qui a autrefois aimé son père en secret.
Entre les phases de sommeil où le submergent ses souvenirs et les moments d’éveil où il affronte la dure réalité du présent, Theo avance vers sa ville natale, hanté par une question lancinante : que va-t-il trouver en rentrant ? Ses parents sont-ils encore vivants ?
Autour du livre
Paru en France quelques semaines après la mort d’Aharon Appelfeld en janvier 2018, « Des jours d’une stupéfiante clarté » puise dans sa propre expérience : déporté à l’âge de huit ans dans un camp de Transnistrie avec son père, Appelfeld s’en est évadé seul à dix ans. Il a ensuite survécu trois années dans les forêts ukrainiennes, recueilli tour à tour par une prostituée et des voleurs de chevaux, avant de rejoindre l’Armée rouge comme cuisinier. Ces éléments biographiques transparaissent en filigrane dans l’histoire de Theo, même si l’auteur a toujours refusé l’étiquette d’écrivain de la Shoah, préférant se définir comme « un écrivain qui écrit sur les hommes juifs ».
La singularité de ce récit tient à son traitement original de l’après-Shoah. Là où d’autres auteurs comme Primo Levi dans « La Trêve » décrivent crûment cette période, Appelfeld opte pour une narration qui entremêle réalisme et onirisme. Les chapitres courts alternent entre le présent de la marche de Theo et ses plongées dans le passé, une temporalité flottante qui traduit l’état d’hébétude des survivants. Cette structure narrative reflète aussi l’impossibilité de raconter frontalement l’horreur : « On ne peut pas parler de certaines choses. Elles heurtent tant la conscience qu’il est impossible de les prononcer, même du bout des lèvres. »
Le Monde évoque « une écriture dénuée de pathos et de fioritures, toujours reliée au réel et qui mêle avec délicatesse réalisme et onirisme ». Pour Libération, il s’agit d’un « texte court, étrangement lumineux, évoquant le retour à la vie après l’horreur. » Le journal souligne notamment la capacité d’Appelfeld à évoquer l’indicible à travers des détails quotidiens, comme ces tasses de café qui jalonnent la route de Theo et symbolisent le retour progressif à la vie normale.
Aux éditions POINTS ; 288 pages.