Tove Ditlevsen naît le 14 décembre 1917 à Copenhague, dans le quartier populaire de Vesterbro. Issue d’un milieu ouvrier modeste, elle grandit dans un appartement exigu avec ses parents et son frère aîné. Très tôt, elle trouve refuge dans l’écriture et commence à composer des poèmes dès l’âge de dix ans.
Contrainte d’arrêter ses études à 14 ans malgré de bons résultats, elle enchaîne divers petits emplois tout en continuant d’écrire. Elle publie son premier poème en 1937 dans une revue littéraire, puis son premier recueil, « Pigesind », en 1939. Sa carrière littéraire est lancée.
Ditlevsen se marie quatre fois et a trois enfants. Ses mariages successifs lui permettent d’accéder au milieu intellectuel qu’elle convoite, mais sont marqués par l’instabilité. Sa troisième union avec le médecin Carl Ryberg la fait basculer dans la dépendance aux médicaments.
Au fil des années, elle devient l’une des écrivaines les plus lues du Danemark. Elle publie romans, poèmes, nouvelles et tient une rubrique de conseils très populaire dans un magazine. Largement autobiographiques, ses écrits abordent les thèmes de l’enfance, de l’identité féminine et de la dépendance. Sa trilogie autobiographique, « La Trilogie de Copenhague » (« Enfance », « Jeunesse », « Dépendance ») connaît un franc succès.
Malgré sa popularité, Ditlevsen lutte toute sa vie contre ses démons intérieurs. Après plusieurs séjours en hôpital psychiatrique et une dernière rupture douloureuse, elle met fin à ses jours le 7 mars 1976 à Copenhague. Elle est considérée comme l’une des voix les plus importantes de la littérature danoise du XXe siècle.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. Enfance (La Trilogie de Copenhague #1, 1967)
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Résumé
Dans le Copenhague des années 1920, la petite Tove grandit au cœur du quartier ouvrier de Vesterbro. À six ans, elle maîtrise déjà la lecture et l’écriture, talents qui suscitent la fierté teintée d’indifférence de sa mère. Dans l’appartement exigu où s’entasse la famille, Tove partage la chambre avec son frère Edvin et leurs parents. Sa mère, plus jeune que les autres mères du quartier, alterne entre accès de violence et périodes de désintérêt total. Les rares moments de complicité se déroulent dans la cuisine où mère et fille s’assoient en silence.
Son père, ouvrier socialiste menacé par le chômage, nourrit sa fille de lectures et lui transmet le goût des mots. C’est lui qui lui offre, pour ses cinq ans, un précieux recueil des contes de Grimm. Pourtant, quand Tove lui confie son rêve de devenir poète, il brise net ses aspirations : une fille ne peut pas écrire de poésie. Cette sentence, accompagnée des rires moqueurs de sa mère et de son frère, pousse Tove à dissimuler ses ambitions littéraires.
À dix ans, elle commence à remplir secrètement un carnet de poèmes. Les mots deviennent son refuge, une membrane protectrice contre la dureté du quotidien. Sa seule amie, Ruth, lui apporte quelques rayons de lumière dans cette existence morose. Les deux fillettes partagent leurs journées entre l’école et les rues de Vesterbro, où la misère côtoie l’alcoolisme. Ruth, plus extravertie et insouciante, aide Tove à supporter le poids d’une enfance qui s’étire « longue et étroite comme un cercueil ».
Les années passent, marquées par les sautes d’humeur maternelles, la menace constante du chômage paternel et la honte de l’aide sociale qui plane sur les familles du quartier. À quatorze ans, malgré ses brillants résultats scolaires, Tove doit quitter l’école. Les jeunes filles de sa condition n’ont pas accès au lycée : elles doivent travailler en attendant un mariage qui, espère-t-on, les sauvera de la pauvreté. Face à cet avenir qui se dresse comme « un puissant colosse monstrueux prêt à l’écraser », Tove s’accroche à ses poèmes secrets, seule échappatoire dans un monde qui ne laisse aucune place aux rêves d’une fille d’ouvrier.
Autour du livre
Rédigé en 1967 alors que Tove Ditlevsen séjourne dans un hôpital psychiatrique, « Enfance » constitue le premier volet de sa trilogie autobiographique. L’écrivaine danoise, alors quinquagénaire, qualifie cette période d’hospitalisation comme « la plus heureuse de sa vie ». Ce récit intime s’inscrit dans une démarche novatrice, précurseur de l’autofiction, bien avant que ce genre ne devienne une tendance littéraire majeure.
La force du livre réside dans sa capacité à adopter authentiquement le point de vue de l’enfant sans jamais sombrer dans la naïveté ou le misérabilisme. Le quotidien d’une famille ouvrière dans le Danemark des années 1920 se dessine avec une précision chirurgicale : la promiscuité d’un deux-pièces où parents et enfants partagent la même chambre, la menace permanente du chômage, la honte de l’aide sociale qui plane sur les familles, plus redoutée encore que le spectre des grossesses qui guette les jeunes filles du quartier.
The Guardian salue « une confession autobiographique mordante et vibrante ». The Spectator souligne son caractère « acéré, dur ». « Enfance » se classe à la 71ème place des meilleurs livres du siècle selon le New York Times Book Review. La critique le rapproche souvent des œuvres d’Annie Ernaux pour sa peinture sociale incisive, et de la trilogie autobiographique de Janet Frame pour sa puissance émotionnelle.
Aux éditions GLOBE ; 160 pages.
2. Jeunesse (La Trilogie de Copenhague #2, 1967)
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Résumé
Dans le Copenhague des années 1930, Tove, quatorze ans, quitte l’école malgré ses excellents résultats. Les finances familiales ne permettent pas d’envisager le lycée pour une fille, quand bien même elle manifesterait des dispositions remarquables pour les études. Commence alors pour elle une succession d’emplois précaires. Sa première expérience comme domestique se solde par un échec cuisant : dès le premier jour, elle endommage le piano de ses employeurs. S’ensuivent divers postes de femme de ménage et d’employée de bureau, où elle peine à trouver sa place.
Dans l’appartement familial exigu du quartier ouvrier de Vesterbro, Tove étouffe sous l’emprise d’une mère qui ne tolère aucune parcelle d’intimité. Cette dernière scrute ses moindres faits et gestes, surveille ses fréquentations et ne manque jamais une occasion de lui rappeler son manque de beauté naturelle. Son père, figure plus effacée, dort sur le canapé et commente l’actualité politique avec une sensibilité sociale-démocrate.
Grâce à son amie Nina, Tove découvre les bals et les premiers émois amoureux. Les garçons se succèdent, sans qu’aucun ne parvienne vraiment à la séduire. En secret, elle continue d’écrire des poèmes, rêvant d’une chambre à elle où elle pourrait se consacrer à l’écriture. À dix-huit ans, elle quitte enfin le domicile parental pour s’installer en pension. Elle trouve un emploi de sténographe qui lui assure une certaine indépendance financière.
Sa rencontre avec Viggo F. Møller, rédacteur quinquagénaire d’une revue littéraire, marque un tournant. Il accepte de publier l’un de ses poèmes et l’introduit dans les cercles littéraires de Copenhague. Une relation ambiguë s’établit entre eux : Tove envisage froidement le mariage comme un moyen d’accéder à la reconnaissance artistique.
Pendant ce temps, l’Europe s’enfonce dans la tourmente. Hitler accède au pouvoir en Allemagne, annexe l’Autriche, et ses idées gagnent du terrain jusqu’au Danemark. La logeuse de Tove affiche ouvertement ses sympathies nazies. Dans ce climat d’incertitude grandissante, alors qu’elle s’apprête à publier son premier recueil de poésie intitulé « Mädchenseele », Tove s’interroge : la vie pourra-t-elle suivre son cours ? Son livre verra-t-il le jour ?
Autour du livre
« Jeunesse » constitue le deuxième volet de « La Trilogie de Copenhague », une autobiographie en trois actes publiée entre 1967 et 1971 par l’écrivaine danoise Tove Ditlevsen. Elle s’inscrit dans la lignée des récits d’autofiction, un genre qu’elle contribue à établir bien avant son développement contemporain par des auteurs comme Knausgaard ou Ernaux.
Tove Ditlevsen y met en lumière les obstacles auxquels se heurtent les ambitions littéraires d’une jeune fille issue de la classe ouvrière dans le Danemark d’avant-guerre. L’émancipation intellectuelle se heurte aux contraintes économiques et aux préjugés de classe. La nécessité d’une « chambre à soi », pour reprendre l’expression de Virginia Woolf explicitement citée dans le texte, revient comme un leitmotiv obsédant : « J’aspire tant à avoir un lieu à moi où je pourrais m’exercer à écrire de vrais poèmes. J’aspire à une pièce avec quatre murs et une porte qui ferme. »
La mère de Tove incarne une forme de contrôle social qui s’exerce à travers une relation d’emprise psychologique : « Elle ne m’aime que lorsque mon âme repose entièrement dans la sienne et que je ne lui en cache aucune partie secrète. » Cette relation toxique pousse la narratrice vers une quête d’indépendance qui prend la forme d’une vocation littéraire. The Guardian salue un « travail autobiographique intensément confessionnel ».
Aux éditions GLOBE ; 208 pages.
3. Dépendance (La Trilogie de Copenhague #3, 1971)
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Résumé
À vingt ans, dans le Copenhague des années 1940, Tove Ditlevsen semble promise à un bel avenir. Poétesse déjà publiée, elle épouse Viggo F. Møller, éditeur d’une revue littéraire, son aîné de trente ans. Ce mariage, contracté davantage pour satisfaire sa mère que par inclination, ne lui apporte pas l’épanouissement espéré. Dans les pièces vertes de leur appartement, les journées se succèdent, monotones, tandis que la vie semble filer « en fanfare » pour les autres. Malgré ses succès littéraires croissants, un sentiment de vide la ronge.
Cette première union ne dure pas. Tove se remarie avec Ebbe Munk, cherchant toujours cette normalité qui lui échappe. Entre les enfants qui naissent et les avortements qu’elle choisit parfois, son corps devient le théâtre d’une lutte entre ses aspirations contradictoires d’écrivaine et de femme conforme aux attentes de la société. L’écriture demeure son unique passion véritable, le seul domaine où elle excelle véritablement.
Lors d’une liaison d’un soir, elle tombe enceinte de Carl, un médecin. Il lui propose de pratiquer lui-même l’avortement et lui administre du Démérol pour la douleur. Cette première injection bouleverse son existence : elle tombe amoureuse non de l’homme, mais « d’un liquide clair dans une seringue ». Elle épouse bientôt Carl, son troisième mari, moins par amour que pour avoir accès aux substances dont elle devient dépendante. Psychotique, Carl utilise la drogue comme instrument de contrôle pour la maintenir sous son emprise par des injections régulières de méthadone. Le temps perd alors sa consistance : « Une heure peut aussi bien être une année, et une année une heure. Cela dépend de la quantité de produit injecté ».
Autour du livre
« Dépendance », dernier volet de « La Trilogie de Copenhague », paraît au Danemark en 1971 sous le titre « Gift » – mot qui signifie à la fois « marié » et « poison » en danois. Ce double sens préfigure le destin de l’autrice, prise au piège d’unions toxiques et d’une dépendance destructrice.
La puissance du récit réside dans son implacable sincérité. Sans pathos ni artifice, Tove Ditlevsen dévoile les zones d’ombre de son existence : ses mariages successifs motivés par la recherche illusoire d’une normalité, ses avortements, sa relation ambivalente à la maternité, et surtout sa descente aux enfers dans la toxicomanie. Le mariage comme institution sociale censée apporter stabilité et reconnaissance se mue en poison qui corrode son existence.
La critique internationale considère unanimement « Dépendance » comme le plus puissant des trois volumes. Le destin tragique de Tove Ditlevsen, qui met fin à ses jours en 1976, cinq ans après la publication, confère une résonance particulière à ses derniers mots : « Ce manque ne mourra jamais vraiment, aussi longtemps que je vivrai ». Cette conclusion prophétique scelle définitivement le caractère testamentaire de cette œuvre majeure de la littérature scandinave du XXe siècle.
Aux éditions GLOBE ; 240 pages.