Harry Sinclair Lewis naît le 7 février 1885 à Sauk Centre, une petite ville du Minnesota. Fils d’un médecin de campagne strict, il perd sa mère à l’âge de six ans. Enfant solitaire, grand lecteur, il rêve d’échapper à l’atmosphère étouffante de sa ville natale.
Après des études à Yale dont il sort diplômé en 1908, il enchaîne divers emplois tout en écrivant des nouvelles pour des magazines. Son premier véritable succès arrive en 1920 avec « Main Street », une critique acerbe de la vie provinciale américaine qui devient un phénomène d’édition. Il poursuit sur sa lancée avec « Babbitt » (1922), « Arrowsmith » (1925), « Elmer Gantry » (1927) et « Dodsworth » (1929), des romans qui dressent un portrait satirique de la société américaine des années 1920.
En 1930, Sinclair Lewis devient le premier écrivain américain à recevoir le Prix Nobel de littérature. Dans son discours de réception, il critique vivement l’establishment littéraire américain et son conformisme. Malgré son succès, ses œuvres ultérieures ne retrouvent pas la même qualité, à l’exception de « Impossible ici » (1935), une œuvre visionnaire sur la montée du fascisme aux États-Unis.
Sa vie privée est marquée par deux mariages : d’abord avec Grace Livingston Hegger, puis avec la journaliste Dorothy Thompson. Son fils Wells, lieutenant dans l’armée américaine, meurt au combat en 1944 pendant la Seconde Guerre mondiale.
Miné par l’alcoolisme, Sinclair Lewis continue néanmoins d’écrire jusqu’à la fin de sa vie, voyageant de ville en ville. Il meurt à Rome le 10 janvier 1951, laissant derrière lui une œuvre qui influence la littérature américaine par sa critique sociale féroce et son style réaliste.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Main Street (1920)
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Résumé
Dans les années 1910, Carol Milford, une jeune femme idéaliste formée à la sociologie à Chicago, occupe un emploi de bibliothécaire à Saint Paul, la capitale du Minnesota. Son mariage en 1912 avec le Dr Will Kennicott la conduit à s’installer à Gopher Prairie, une bourgade de 3 000 âmes où exerce son époux. Dès son arrivée, Carol se heurte à la médiocrité ambiante de cette ville où règnent conformisme et préjugés. La rue principale, avec ses commerces sans âme, symbolise la désolation culturelle qui étreint la communauté.
Portée par ses idéaux de progrès social, Carol s’efforce de transformer Gopher Prairie. Elle organise des cours de littérature, monte des pièces de théâtre et tente de moderniser l’hôtel de ville. Mais ses initiatives se brisent sur le mur d’incompréhension des habitants, attachés à leurs traditions, hostiles au changement. Son mari, absorbé par sa pratique médicale, ne perçoit pas l’ampleur de sa frustration.
Isolée, Carol trouve un semblant de réconfort auprès des marginaux de la ville, notamment un jeune tailleur suédois qui partage ses aspirations artistiques. Mais la routine étouffante de Gopher Prairie et l’hostilité grandissante des notables la poussent dans ses retranchements. Face au fossé qui se creuse entre ses aspirations et la réalité provinciale, Carol doit faire un choix : renoncer à ses rêves de transformation sociale ou risquer de tout perdre en quittant cette communauté qui la rejette.
Autour du livre
Alors que les prévisions de vente les plus optimistes tablaient sur 25 000 exemplaires, « Main Street » s’écoule à 180 000 exemplaires en six mois. En trois ans, les ventes atteignent deux millions d’exemplaires ! Ce succès phénoménal assoit la réputation de Sinclair Lewis et facilite la réception de ses quatre romans satiriques suivants. Les droits lui rapportent l’équivalent de cinq millions de dollars actuels.
« Main Street » puise sa matière dans la propre expérience de Sinclair Lewis, qui a grandi à Sauk Centre où son père exerçait comme médecin, à l’instar du Dr Kennicott. Cette connaissance intime de la vie provinciale transparaît dans l’ambivalence du narrateur, partagé entre l’affection pour ses personnages et la mise au jour de leur mesquinerie ou de leur ignorance. La petite ville américaine est ainsi le théâtre d’une tension entre exploitation et entraide, foi authentique et tyrannie morale, fierté légitime et vanité creuse.
La singularité de « Main Street » tient à son inscription dans le courant sociologique qui se développe alors à l’Université de Chicago, caractérisé par des études de terrain minutieuses sur les communautés urbaines. Cette dimension quasi documentaire coïncide avec l’avènement du fordisme et de la production de masse, qui uniformisent le quotidien américain. Le roman s’inscrit ainsi dans une variante américaine du mouvement dit de la Nouvelle Objectivité, tout en se démarquant du naturalisme d’Émile Zola ou de Theodore Dreiser par une critique sociale mordante mais jamais dépourvue d’humour.
Francis Scott Fitzgerald salue, non sans malice, « l’abondance stupéfiante de faits bruts » que recèle le roman. La pertinence de cette satire sociale lui vaut d’être pressenti pour le Prix Pulitzer 1921, finalement attribué à Edith Wharton pour « Le Temps de l’innocence ». En 1998, la Modern Library classe « Main Street » au 68ème rang des cent meilleurs romans de langue anglaise du XXe siècle.
Le livre connaît deux adaptations cinématographiques. La première, réalisée par Harry Beaumont en 1923 avec Florence Vidor dans le rôle de Carol Milford, inaugure la production des studios Warner Bros. Ce film muet est aujourd’hui considéré comme perdu, son négatif ayant été détruit en 1948. La seconde adaptation, « I Married a Doctor », sort en 1936 sous la direction d’Archie Mayo, avec Josephine Hutchinson et Pat O’Brien dans les rôles principaux.
Aux éditions ARCHIPOCHE ; 713 pages.
2. Babbitt (1922)
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Résumé
George F. Babbitt est un agent immobilier de 46 ans qui vit à Zenith, une ville fictive de 300 000 habitants située dans le Midwest américain des années 1920. Marié à Myra et père de trois enfants, ce bourgeois conformiste mène une existence rangée, rythmée par les activités de la Chambre de commerce et les réunions du club des « Boosters ».
Sa vie bascule lorsque son meilleur ami Paul Riesling, qui rêvait jadis de devenir violoniste professionnel, tire sur son épouse Zilla et se retrouve condamné à trois ans de prison. Ébranlé par cet événement, Babbitt prend conscience du vide de son existence. Il tente alors de s’émanciper des conventions sociales en fréquentant des bohèmes, en s’engageant dans la politique libérale aux côtés du socialiste Seneca Doane et en entamant une liaison avec la séduisante veuve Tanis Judique.
Sa rébellion contre l’ordre établi lui vaut l’hostilité de ses amis, qui le boycottent socialement et professionnellement. Babbitt persévérera-t-il dans sa quête d’authenticité ou finira-t-il par rentrer dans le rang ?
Autour du livre
Après le succès retentissant de « Main Street » en 1920, qui dressait un tableau satirique des petites villes du Midwest, Sinclair Lewis entreprend la rédaction de « Babbitt ». Le romancier se lance dans un travail préparatoire méticuleux : il remplit des carnets entiers de biographies pour chacun de ses personnages, et va jusqu’à établir la généalogie complète ainsi que la liste des cours suivis à l’université par son protagoniste. Il dessine également dix-huit cartes de Zenith et de ses environs, notamment l’agencement précis de la maison des Babbitt. Cette ville imaginaire, située dans l’État fictif du Winnemac, suscite la curiosité : à sa parution, Cincinnati, Duluth, Kansas City, Milwaukee et Minneapolis revendiquent chacune avoir servi de modèle. Si Cincinnati semble tenir la corde puisque Sinclair Lewis y a séjourné pendant ses recherches, sa correspondance révèle que Zenith représente en réalité n’importe quelle ville moyenne du Midwest.
Le roman s’inscrit dans le contexte particulier des années 1920. Après les soubresauts de la Première Guerre mondiale et la dépression économique qui s’ensuit, la société américaine cherche la stabilité dans l’essor des affaires et la croissance urbaine. La classe moyenne et ses self-made men incarnent le succès à l’américaine, tandis que la promotion de l’identité nationale devient cruciale face à la menace communiste. Le développement des villes du Midwest, associé à la production de masse et à l’émergence de la société de consommation, symbolise le progrès américain. À travers son personnage principal, Sinclair Lewis livre une satire musclée du conformisme bourgeois et de la vacuité de l’American Dream.
Le succès est immédiat avec 140 000 exemplaires vendus dès la première année. Le critique H. L. Mencken salue un chef-d’œuvre du réalisme qui met à nu les travers de la société américaine. Si certains dénoncent une exagération dans la représentation du businessman américain, le roman marque durablement les esprits : le nom « Babbitt » entre dans le langage courant pour désigner une personne, particulièrement un homme d’affaires, qui se conforme sans réfléchir aux standards de la classe moyenne.
« Babbitt » connaît deux adaptations cinématographiques par les studios Warner Bros : un film muet en 1924 avec Willard Louis dans le rôle-titre, qui rapporte 306 000 dollars pour un budget de 123 000 dollars, puis un film parlant en 1934 avec Guy Kibbee. Cette seconde version prend quelques libertés avec l’intrigue originale, notamment en amplifiant la liaison extraconjugale du protagoniste. Plus récemment, une adaptation théâtrale avec Matthew Broderick a été créée à La Jolla Playhouse en novembre 2023, avant d’être reprise au Shakespeare Theatre Company de Washington en octobre 2024.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 472 pages.
3. Elmer Gantry (1927)
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Résumé
Kansas, début du XXe siècle. Elmer Gantry mène une existence insouciante. Il est capitaine de l’équipe de football de l’université Terwillinger. Beau parleur doté d’une voix de baryton remarquable, il s’adonne volontiers à la boisson et à la séduction, au grand dam de sa mère qui le destine à une carrière religieuse.
Un jour, il réalise l’emprise qu’il peut exercer sur les foules grâce à ses talents d’orateur. Renonçant à ses ambitions d’avocat, il s’engage dans la voie du pastorat baptiste, non par vocation mais par opportunisme. Ses frasques le contraignent cependant à quitter le séminaire. Après un passage comme vendeur de matériel agricole, il croise la route de Sharon Falconer, une prédicatrice qui parcourt le Midwest avec son « église itinérante ». Il devient son assistant puis son amant, et perfectionne à ses côtés l’art de la manipulation des foules.
La mort tragique de Sharon dans l’incendie de son tabernacle le pousse à se réinventer. Il rejoint alors l’Église méthodiste et gravit méthodiquement les échelons de la hiérarchie ecclésiastique, tout en multipliant les conquêtes malgré son mariage avec une riche paroissienne. À Zenith, capitale d’un État fictif du Midwest, son influence grandit tandis qu’il mène une croisade contre le vice tout en dissimulant ses propres turpitudes. Mais un couple de maîtres-chanteurs menace de faire éclater au grand jour la vérité sur sa double vie…
Autour du livre
Pour écrire « Elmer Gantry », Sinclair Lewis s’est immergé dans les cercles religieux de Kansas City. Il a assisté à deux ou trois services religieux chaque dimanche et a rencontré de nombreux membres du clergé, dont William L. « Big Bill » Stidger, pasteur de l’Église méthodiste épiscopale du boulevard Linwood, et L. M. Birkhead, un pasteur unitarien agnostique. Cette immersion lui a permis de dresser un portrait sans concession du monde évangélique américain des années 1920. Le personnage de Sharon Falconer s’inspire notamment de la prédicatrice Aimee Semple McPherson, fondatrice de l’International Church of the Foursquare Gospel.
Le livre déploie une satire féroce de l’hypocrisie religieuse et du charlatanisme spirituel. À travers le parcours d’Elmer Gantry, Sinclair Lewis dépeint une Amérique où la religion devient un business lucratif entre les mains d’individus sans scrupules. Le protagoniste incarne le triomphe du paraître sur l’être en manipulant avec brio les codes sociaux et religieux pour assouvir ses propres ambitions. Sa trajectoire met en lumière les mécanismes de l’ascension sociale dans une société où les apparences comptent plus que la vertu.
La publication d’ « Elmer Gantry » en 1927 provoque un scandale retentissant. Le livre est interdit à Boston et dans d’autres villes américaines. Les sermons le fustigent à travers tout le pays. Un membre du clergé suggère même d’emprisonner Sinclair Lewis pendant cinq ans, tandis que l’évangéliste Billy Sunday le qualifie de « cohorte de Satan » et menace de le passer à tabac. Sinclair Lewis reçoit même une invitation à son propre lynchage. Malgré – ou grâce à – cette controverse, « Elmer Gantry » devient le roman le plus vendu de l’année 1927. Mark Schorer, biographe de Sinclair Lewis, souligne que « les forces du bien social et des Lumières présentées dans ‘Elmer Gantry’ ne sont pas assez fortes pour opposer une réelle résistance aux forces du mal social et de la banalité. »
Le roman a connu plusieurs adaptations. Une pièce de Broadway par Patrick Kearney ouvre ses portes le 7 août 1928 au Playhouse Theatre pour 48 représentations. En 1960, le réalisateur Richard Brooks porte l’histoire à l’écran avec Burt Lancaster dans le rôle-titre, Jean Simmons incarnant Sharon Falconer. Le film remporte trois Oscars : meilleur scénario adapté pour Brooks, meilleur acteur pour Lancaster et meilleure actrice dans un second rôle pour Shirley Jones. Une comédie musicale intitulée « Gantry » voit le jour à Broadway en 1970, mais ne tient qu’une seule soirée. En 1998, Richard Rossi adapte le roman pour la scène et la télévision. Enfin, en novembre 2007, Robert Aldridge et Herschel Garfein créent un opéra au James K. Polk Theater de Nashville.
Aux éditions LES BELLES LETTRES ; 448 pages.
4. Impossible ici (1935)
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Résumé
Dans les États-Unis des années 1930, le sénateur Berzelius « Buzz » Windrip se présente à l’élection présidentielle avec un programme populiste. Ce politicien charismatique promet de restaurer la grandeur du pays et garantit à chaque citoyen un revenu annuel de 5 000 dollars. Se présentant comme le défenseur des valeurs traditionnelles américaines, il remporte facilement les primaires démocrates face au président Franklin D. Roosevelt, puis triomphe aux élections face au sénateur Walt Trowbridge.
Une fois au pouvoir, Windrip révèle sa vraie nature : il élimine l’influence du Congrès, persécute ses opposants politiques dans des camps de concentration et met en place une force paramilitaire, les « Minute Men », pour terroriser la population. Le journaliste Doremus Jessup, qui avait pressenti les dangers de cette dérive fasciste, devient l’un des principaux opposants au régime
Alors que la majorité des Américains soutient ces mesures dictatoriales, les considérant comme nécessaires au redressement national, Jessup rejoint une organisation clandestine qui aide les dissidents à fuir vers le Canada. Capturé et emprisonné dans un camp, il parvient à s’évader grâce à la corruption d’un garde. La résistance s’organise tandis que le régime commence à vaciller, la prospérité économique promise ne se matérialisant pas.
Autour du livre
Publié en 1935, « Impossible ici » naît dans un contexte particulier : l’ascension du fascisme en Europe, dont témoigne Dorothy Thompson, l’épouse de Sinclair Lewis, dans ses reportages. Le romancier américain puise également son inspiration dans la figure du sénateur de Louisiane Huey Long, qui préparait alors sa candidature pour l’élection présidentielle de 1936. L’assassinat de Long en 1935, quelques mois avant la publication du livre, lui confère une résonance particulière. Le personnage d’Adelaide Tarr Gimmitch, qui occupe une place secondaire mais significative dans l’intrigue, s’inspire directement de la militante isolationniste américaine Elizabeth Dilling.
Selon Keith Perry, la principale faiblesse du roman ne réside pas dans l’attribution de caractéristiques européennes sinistres aux politiciens américains, mais dans sa conception du fascisme et du totalitarisme à travers le prisme des modèles politiques traditionnels américains. Windrip apparaît davantage comme un escroc doublé d’un Rotarien que comme un nazi : c’est un manipulateur habile à exploiter le désespoir populaire, mais ni lui ni ses partisans ne sont animés par une idéologie transformatrice du monde comparable au nazisme hitlérien.
L’héritage du roman s’avère néanmoins considérable. Dès 1936, Sinclair Lewis collabore avec John C. Moffitt pour en réaliser une adaptation théâtrale, montée simultanément dans vingt-et-un théâtres à travers dix-sept États américains, sous l’égide du Federal Theatre Project. La Metro-Goldwyn-Mayer acquiert les droits cinématographiques, mais le projet est abandonné suite aux pressions du régime nazi allemand, relayées par Will H. Hays auprès de Louis B. Mayer concernant les risques pour le marché allemand. En 1968, Screen Gems produit « Shadow on the Land », un téléfilm pilote pour une série jamais concrétisée. Plus tard, en 1982, le réalisateur Kenneth Johnson s’inspire du livre pour créer « Storm Warnings », un scénario refusé par NBC car jugé trop intellectuel pour le public américain. Le projet évolue alors vers la célèbre série « V », où les fascistes américains sont remplacés par des extraterrestres hostiles.
« Impossible ici » connaît un regain d’intérêt significatif lors de la candidature puis de l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis ; il devient temporairement un best-seller et bénéficie d’une réédition en Angleterre. Cette résurgence s’accompagne de nouvelles adaptations, notamment une version radiophonique en six parties intitulée « It Happened Here 2024 », diffusée à partir d’octobre 2024, avec Tony Shalhoub, Edie Falco et John Turturro. La BBC Radio 4 propose également sa propre adaptation en 2024, avec Ben Miles dans le rôle de Jessup et Nathan Osgood dans celui de Windrip.
Aux éditions DE LA DIFFÉRENCE ; 384 pages.