Née en 1956 dans le sud-ouest du Rwanda, Scholastique Mukasonga connaît très tôt les persécutions ethniques. En 1960, sa famille est déportée avec d’autres Tutsi à Nyamata, dans une région hostile du Bugesera. Malgré le quota limitant l’accès des Tutsi à l’éducation, elle parvient à étudier au lycée Notre-Dame de Citeaux à Kigali, puis dans une école d’assistante sociale à Butare. Suite aux violences de 1973 qui chassent les Tutsi des écoles, elle s’exile au Burundi où elle termine ses études et travaille pour l’UNICEF.
Elle s’installe en France en 1992, où elle doit repasser son diplôme d’assistante sociale. Le génocide des Tutsi en 1994 décime sa famille : 37 membres sont assassinés. Il lui faut dix ans pour retourner au Rwanda. C’est à la suite de ce voyage en 2004 qu’elle commence à écrire.
Son premier livre, « Inyenzi ou les Cafards », paraît en 2006. Elle publie ensuite plusieurs ouvrages remarqués, dont « Notre-Dame du Nil » qui obtient le prix Renaudot en 2012. Son œuvre, qui mêle autobiographie et fiction, aborde l’histoire du Rwanda, les traditions, et la mémoire du génocide. Membre du jury du prix Femina depuis 2021, elle est également Chevalier des Arts et des Lettres.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. Notre-Dame du Nil (roman, 2012)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Dans un Rwanda encore marqué par la décolonisation, le lycée Notre-Dame du Nil surplombe les montagnes à 2500 mètres d’altitude. Cette institution catholique élitiste des années 1970 forme les futures femmes de la haute société, sous l’égide de religieuses belges et d’enseignants français. Si la majorité des pensionnaires sont hutues, un quota strict limite à 10 % la présence d’élèves tutsies.
La vie quotidienne du pensionnat bascule quand Gloriosa, fille d’un ministre hutu, prend la tête d’un mouvement hostile aux élèves tutsies. Dans le même temps, Virginia et Veronica, les deux élèves tutsies de terminale, subissent des brimades croissantes. Non loin de là, un ancien colon illuminé, M. de Fontenaille, développe des théories fantasques sur l’origine pharaonique des Tutsis. Cette atmosphère délétère conduira à des actes de violence irréparables.
Autour du livre
Publié en 2012 aux éditions Gallimard, « Notre-Dame du Nil » de Scholastique Mukasonga s’impose comme un témoignage essentiel sur les prémices du génocide rwandais. Le Prix Renaudot vient couronner ce texte la même année, de manière inattendue puisque le livre ne figurait plus dans la sélection finale. C’est grâce au soutien particulier de Jérôme Garcin que l’ouvrage remporte finalement le prix avec six voix sur dix au dixième tour de scrutin.
Cette œuvre s’inscrit dans une démarche mémorielle plus large : Mukasonga, qui a perdu trente-sept membres de sa famille dans les massacres de 1994, transpose dans la fiction sa propre expérience du Rwanda des années 1970. Le choix du cadre – un pensionnat catholique isolé – permet de cristalliser les tensions ethniques qui traversent alors la société rwandaise. Les personnages incarnent les différentes forces en présence : Gloriosa représente l’idéologie hutue montante, tandis que Virginia fait écho au parcours de l’autrice elle-même.
Mukasonga y interroge avec acuité le rôle des institutions religieuses et l’héritage colonial. Les religieuses belges et les enseignants français se murent dans une passivité complice face à la montée des violences, tandis que le personnage de Fontenaille incarne les fantasmes occidentaux sur l’Afrique. La dimension politique se mêle adroitement aux questionnements sur l’identité, la tradition et la modernité.
L’œuvre connaît une nouvelle vie à travers son adaptation cinématographique par Atiq Rahimi, présentée en 2019 au Festival international du film de Toronto. Charlotte Casiraghi, qui a acquis les droits du livre en 2014, participe à la production via sa société Chapter 2. Le film, qui met en scène Amanda Santa Mugabekazi et Pascal Greggory, sort aux États-Unis en mai 2022.
« Notre-Dame du Nil » s’inscrit aujourd’hui dans le canon littéraire du Commonwealth : en 2022, il rejoint la liste « Big Jubilee Read » des 70 œuvres sélectionnées pour célébrer le Jubilé de platine d’Elizabeth II. Cette reconnaissance internationale confirme la portée universelle de ce récit sur la genèse d’une tragédie.
Aux éditions FOLIO ; 288 pages.
2. Julienne (roman, 2024)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Dans le Rwanda des années 1950, Julienne naît sixième enfant d’une famille tutsi, quatrième fille « malvenue » selon son père. Chétive et malingre, elle grandit sous la protection de sa sœur aînée Lidia, seule à lui témoigner de l’affection dans un environnement hostile où sa maigreur suscite méfiance et rejet. Quand Lidia part travailler pour l’OMS au Burundi, Julienne n’a plus qu’une obsession : la rejoindre.
Pour obtenir son laissez-passer, elle subit le viol du bourgmestre, première étape d’un parcours semé d’épreuves. À Bujumbura, elle rencontre Bob, un Belge qui l’emmène à Bruxelles avant de l’abandonner. C’est là qu’elle trouve enfin l’amour auprès de Julien, mais le bonheur sera de courte durée : contaminée par le VIH, probablement par Bob ou le bourgmestre, elle meurt en 1991, trois ans avant le génocide des Tutsis.
Autour du livre
Scholastique Mukasonga a longtemps différé l’écriture de « Julienne », comme si le temps devait d’abord faire son œuvre avant que les mots ne puissent émerger. En 2015, dans le magazine culturel de Libération, elle confiait déjà son intention d’écrire sur sa sœur, mais il aura fallu près d’une décennie supplémentaire pour que ce projet se concrétise. Cette maturation s’avérait nécessaire : le mari et les fils de l’écrivaine ont dû la pousser à prendre enfin la plume, conscients que le moment était venu de sortir Julienne de l’ombre.
Si le génocide des Tutsis de 1994 constitue la matrice de toute l’œuvre de Mukasonga, « Julienne » se distingue par son traitement indirect de cette tragédie. Le livre s’attache aux décennies qui ont précédé les massacres, dévoilant les mécanismes insidieux de discrimination déjà à l’œuvre : la mainmise des Hutus sur les terres, les richesses, le pouvoir et l’éducation, tandis que les Tutsis se muent peu à peu en « réfugiés dans leur propre pays ».
À mi-chemin entre fiction et autobiographie, Mukasonga joue subtilement avec la vérité historique. Si le prénom de l’héroïne demeure inchangé – et sa photographie orne même le bandeau du livre – d’autres noms se voient modifiés : Stefania devient Estellia, la narratrice se dissimule derrière le personnage de Lidia. Cette distance permet paradoxalement d’atteindre une vérité plus essentielle, de transcender le destin singulier de Julienne pour en faire une figure emblématique de toute une génération sacrifiée.
Mukasonga tisse ensemble plusieurs fils narratifs qui dépassent le seul cadre rwandais : la condition féminine dans une société patriarcale, la persistance du colonialisme sous des formes plus sourdes, l’apparition du sida et la stigmatisation qui l’accompagne. À travers le portrait de cette jeune femme qui refuse les normes imposées – qu’il s’agisse des critères de beauté traditionnels ou des conventions sociales – se dessine une méditation sur la liberté et ses prix.
Cette œuvre s’inscrit dans la continuité du travail mémoriel entamé avec « Inyenzi ou les Cafards » (2006), où Julienne apparaissait déjà fugitivement. Pour Mukasonga, qui a perdu trente-sept membres de sa famille en 1994, chaque livre constitue une façon d’arracher ses proches à l’oubli. « Julienne » occupe toutefois une place à part : morte trois ans avant le génocide, sa cadette reste pour elle une « morte à part », une « douleur à part », comme si sa disparition prématurée préfigurait les massacres à venir.
Aux éditions GALLIMARD ; 224 pages.
3. La femme aux pieds nus (récit autobiographique, 2008)
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Résumé
Dans « La femme aux pieds nus », Scholastique Mukasonga rend hommage à sa mère Stefania, assassinée avec des milliers d’autres Tutsis lors du génocide rwandais de 1994. L’histoire se déroule dans les années 1960-1970 au Rwanda, après que les Tutsis ont été déportés dans la région inhospitalière du Bugesera. Stefania, mère dévouée et protectrice, s’efforce de préserver sa famille malgré les conditions précaires et la menace constante des soldats hutus. « Ma mère n’avait qu’une idée en tête : sauver ses enfants », écrit l’autrice.
Dans leur maison traditionnelle qu’elle a rebâtie avec fierté, Stefania perpétue les traditions : culture du sorgho, soins par les plantes médicinales, arrangements des mariages. Elle prépare aussi ses enfants à fuir en cas d’attaque, dissimulant des provisions et leur enseignant où se cacher. Cette vie précaire mais digne sera anéantie lors du génocide de 1994, où Stefania sera massacrée avec presque toute sa famille.
Autour du livre
À travers ce texte cathartique, Scholastique Mukasonga accomplit ce que la violence du génocide lui a empêché de faire : recouvrir dignement le corps de sa mère, selon la tradition tutsi. Les mots se substituent au pagne traditionnel pour tisser un linceul littéraire, seule sépulture possible pour Stefania et les milliers d’autres victimes de Nyamata.
Contrairement à d’autres écrivains comme Boris Boubacar Diop qui privilégient la description frontale de l’horreur avec « des mots-machettes, des mots-gourdins », Mukasonga choisit de célébrer la vie et la résistance silencieuse de toute une communauté. Les scènes quotidiennes – la culture du sorgho, les soins par les plantes, les arrangements matrimoniaux – prennent une dimension testamentaire. Cette documentation méticuleuse des traditions et des pratiques sociales tutsi constitue aussi un précieux témoignage ethnographique d’une société décimée.
« La femme aux pieds nus », publié initialement en 2008 dans la collection « Continents noirs » de Gallimard, s’inscrit dans un projet mémoriel plus vaste. Ce deuxième livre de Mukasonga, après « Inyenzi ou les Cafards », précède « Notre-Dame du Nil » qui obtiendra le Prix Renaudot en 2012. Le Prix Seligmann 2008 contre le racisme et l’intolérance vient couronner cette œuvre qui dépasse le simple hommage filial pour interroger les mécanismes de déshumanisation ayant mené au génocide.
La dimension universelle du texte émerge à travers le portrait de ces « Mères Courage » rwandaises qui, face à l’inexorable, s’efforcent de préserver leur dignité et leur culture. Le livre résonne particulièrement avec le combat du docteur Denis Mukwege, prix Nobel de la paix, contre l’utilisation du viol comme arme de guerre. En 2021, l’attribution du Prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes à Scholastique Mukasonga souligne cette dimension féministe de son œuvre.
Aux éditions FOLIO ; 176 pages.
4. Inyenzi ou les Cafards (récit autobiographique, 2006)
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Résumé
En 1959, Scholastique Mukasonga n’a que trois ans lorsque sa famille tutsi est brutalement déportée de sa région natale vers le Bugesera, une savane inhospitalière du Rwanda. Dans cette terre aride infestée de mouches tsé-tsé, les déplacés tentent de survivre sous la surveillance constante des militaires hutus qui les humilient, les terrorisent et les surnomment « Inyenzi » – les cafards. Malgré les quotas ethniques drastiques, la jeune fille réussit à intégrer le prestigieux lycée Notre-Dame-de-Cîteaux, où elle continue de subir brimades et persécutions. En 1973, face aux menaces grandissantes, ses parents l’envoient poursuivre ses études au Burundi avec son frère André, espérant qu’au moins quelques-uns survivront pour perpétuer la mémoire familiale.
Autour du livre
Douze années séparent les événements tragiques de 1994 et la publication d’ « Inyenzi ou les Cafards » en 2006. Cette décennie de silence traduit la nécessité d’une distance temporelle pour mettre des mots sur l’indicible. Premier texte de Scholastique Mukasonga, ce récit autobiographique s’inscrit dans une démarche mémorielle essentielle : donner une sépulture symbolique aux trente-sept membres de sa famille massacrés, dont les corps n’ont jamais été retrouvés.
La singularité de ce témoignage réside dans sa temporalité. Il ne se concentre pas uniquement sur le génocide de 1994 mais remonte aux origines du conflit, dès 1959, montrant comment la « solution finale » s’est construite méthodiquement pendant plus de trente ans. Les responsabilités sont clairement établies : la politique coloniale belge qui a exacerbé les différences ethniques, la complicité de l’Église catholique, et l’inaction de la communauté internationale. Seul le philosophe Bertrand Russell s’élève alors contre ce qu’il nomme « le massacre le plus horrible et le plus systématique depuis l’extermination des juifs par les nazis ».
La force narrative naît du double regard porté sur les événements : celui de la petite fille qui décrit sans fard les scènes dont elle est témoin, et celui de la femme adulte qui contextualise et analyse avec le recul nécessaire. Cette dualité se manifeste notamment dans le chapitre XIII, particulièrement éprouvant, qui relate les massacres de 1994. La sobriété du style y sert la puissance du propos.
Le retour au Rwanda en 2004 constitue un moment charnière dans la genèse du livre. Face aux ruines de Gitagata et Gitwe, Mukasonga consigne dans un « cahier à couverture bleue » les noms des disparus : « Je copie et recopie leurs noms, je veux me prouver qu’ils ont bien existé, je prononce leurs noms, un à un, dans la nuit silencieuse. » Cette litanie des morts clôt l’ouvrage, transformant le texte en un véritable mémorial littéraire.
« Inyenzi ou les Cafards » précède d’autres œuvres remarquées comme « Notre-Dame du Nil » et « La femme aux pieds nus », confirmant le rôle majeur de Mukasonga dans la transmission de la mémoire rwandaise. Sa réédition par Gallimard en 2014, pour le vingtième anniversaire du génocide, souligne l’importance de ce témoignage dans la compréhension d’une des plus grandes tragédies du XXe siècle.
Aux éditions FOLIO ; 208 pages.
5. Un si beau diplôme ! (récit autobiographique, 2018)
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Résumé
Dans les années 1970, Scholastique Mukasonga, jeune Tutsi rwandaise, se voit contrainte de quitter son pays natal pour le Burundi voisin. Son père, Cosmas, l’a poussée à poursuivre ses études, persuadé qu’un diplôme constituera son « passeport pour la survie ». Elle s’engage alors dans une formation d’assistante sociale, loin de sa famille. Malgré l’obtention de son précieux sésame, les portes de l’administration burundaise lui restent fermées en raison de son statut d’étrangère. Son parcours la mène ensuite à Djibouti aux côtés de son mari français, puis en Normandie où elle découvre que son diplôme n’est pas reconnu. À près de quarante ans, elle reprend ses études pour décrocher une nouvelle fois cette qualification tant convoitée.
Le récit s’articule autour de ce diplôme, symbole d’émancipation et de résistance face à l’adversité. En filigrane se dessine la tragédie du génocide des Tutsis de 1994, qui a décimé trente-sept membres de sa famille. L’ouvrage se clôt sur un retour au Rwanda contemporain, où l’autrice prend la mesure des profonds bouleversements survenus dans son pays d’origine.
Autour du livre
Cette autobiographie s’inscrit dans la continuité du travail mémoriel de Scholastique Mukasonga, qui a reçu le Prix Renaudot en 2012 pour « Notre-Dame du Nil ». Le père de Scholastique Mukasonga occupe une place centrale dans la narration. « Cosmas, mon père, je peux dire que je lui dois deux fois la vie », écrit-elle. « D’abord, c’est mon père, mais c’est lui aussi qui m’a encouragée à aller à l’école, moi qui, petite fille, préférais trottiner accrochée au pagne de ma mère. » Cette double filiation – biologique et intellectuelle – constitue l’ossature du récit.
L’humour transparaît dans les savoureuses anecdotes de jeunesse, tandis que la nostalgie imprègne les passages sur les traditions rwandaises. Les mots en kinyarwanda parsèment le texte comme autant de rappels des origines : urwarwa, ikikage, amatugi. Ces termes, qui désignaient autrefois l’identité mortifère des Tutsis, deviennent sous la plume de Mukasonga des points d’ancrage avec la terre natale.
Le retour au Rwanda moderne clôt le récit sur une note d’espoir : les femmes rwandaises occupent désormais des postes de responsabilité comme députées, médecins ou cheffes d’entreprise. Cette transformation sociale fait écho au propre combat de Mukasonga pour l’éducation des filles. Sa pugnacité face aux obstacles administratifs et son refus de l’assignation ethnique résonnent avec les mutations de la société rwandaise contemporaine.
Aux éditions FOLIO ; 208 pages.