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Sándor Márai en 6 romans – Notre sélection

Sándor Márai naît le 11 avril 1900 à Kassa (aujourd’hui Košice, en Slovaquie), dans une famille de la petite noblesse hongroise. Très tôt attiré par l’écriture, il publie son premier recueil de poésies à 18 ans. Après un bref passage à l’université de Budapest, il part étudier en Allemagne où il rencontre sa future épouse, Ilona Matzner. Le couple s’installe à Paris, puis retourne à Budapest en 1928.

Márai devient rapidement un écrivain célèbre dans la Hongrie de l’entre-deux-guerres. Ses romans, notamment « Les Confessions d’un bourgeois » (1934) et « Les Braises » (1942), connaissent un grand succès. Mais l’histoire le rattrape : pendant la Seconde Guerre mondiale, il doit se cacher avec son épouse d’origine juive. Après la guerre, suite à l’installation du régime communiste qui le considère comme un « auteur bourgeois », il choisit l’exil en 1948.

Márai s’installe d’abord en Italie, puis aux États-Unis où il continue d’écrire en hongrois, tout en collaborant à Radio Free Europe. La mort de son épouse en 1986, suivie de celle de son fils adoptif János, le plonge dans un profond désespoir. Il met fin à ses jours le 22 février 1989 à San Diego, quelques mois seulement avant la chute du régime communiste en Hongrie.

La reconnaissance internationale de son œuvre survient après sa mort, dans les années 1990. Aujourd’hui considéré comme l’un des grands écrivains européens du XXe siècle, Márai incarne la culture cosmopolite de la Mitteleuropa disparue avec la chute de l’Empire austro-hongrois.

Voici notre sélection de ses romans majeurs.


1. Les Confessions d’un bourgeois (1934)

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Résumé

Au début du XXe siècle, dans la ville de Kassa (aujourd’hui Košice en Slovaquie), un jeune garçon né en 1900 dans une famille bourgeoise hongroise observe le monde codifié qui l’entoure. Ce roman autobiographique se divise en deux parties.

La première nous plonge dans l’enfance et l’adolescence du narrateur au sein de l’empire austro-hongrois finissant. Entouré par une « petite république féminine » composée de tantes qui supervisent son éducation, le jeune narrateur grandit dans une maison cossue, fréquente des écoles catholiques et découvre progressivement les convenances rigides de sa classe sociale. Pourtant, malgré le confort matériel, il ressent un profond sentiment d’étrangeté face à son milieu d’origine. Cette première phase du récit s’achève symboliquement avec l’annonce de l’assassinat de l’archiduc Franz Ferdinand lors d’une belle journée d’été de 1914.

La seconde partie relate les dix années suivantes, où le narrateur, désormais jeune homme, s’arrache à son milieu pour parcourir l’Europe. À Berlin, Leipzig et Weimar, il découvre une Allemagne en pleine tourmente économique et sociale. À Paris, il s’immerge dans la vie bohème du quartier Montparnasse. À Florence, il observe la montée du fascisme. Partout, il gagne modestement sa vie comme journaliste en envoyant des articles à divers journaux. Ces années d’errance lui permettent d’observer les sociétés européennes tout en développant sa vocation d’écrivain. Mais après une décennie de vagabondage, l’appel de la Hongrie se fait plus pressant, et le narrateur finit par rentrer à Budapest, tiraillé entre son attachement à ses origines et la difficulté à trouver sa place dans un monde profondément transformé par la guerre.

Autour du livre

« Les Confessions d’un bourgeois » paraît en 1934 alors que Sándor Márai n’a que 34 ans, ce qui étonne car son récit évoque davantage celui d’un homme âgé contemplant avec nostalgie un monde disparu. Cette œuvre semi-autobiographique, publiée par la maison Pantheon à Budapest, suscite dès sa sortie un accueil enthousiaste avec plus de 20 000 exemplaires vendus. Pourtant, un an après sa publication, Márai est poursuivi en justice par un certain György Stumpf, décrit dans le livre comme son ancien précepteur, devenu entre-temps vicaire épiscopal. L’homme d’église, s’estimant diffamé, réclame l’emprisonnement de l’écrivain. Un compromis est finalement trouvé : Márai doit payer une amende et s’engage à supprimer le chapitre incriminé des éditions suivantes, ce qui affecte la cohérence du récit.

Le livre constitue un précieux témoignage sur la société de la Mitteleuropa d’avant la Première Guerre mondiale. Márai nous plonge dans l’univers d’une bourgeoisie provinciale austro-hongroise avec ses coutumes, ses valeurs et ses contradictions. Il se fait anthropologue du quotidien quand il décrit l’architecture des maisons, l’organisation familiale, les pratiques bancaires, les cafés et leurs habitués, ou encore les habitudes de lecture. Sa description de l’atmosphère des internats religieux et des relations entre élèves transgresse étonnamment les tabous de l’époque par sa franchise sur les questions de sexualité adolescente. Cette première partie brosse le portrait d’une société qui ignore sa fin prochaine avec l’effondrement de l’Empire austro-hongrois après 1918.

La seconde partie du livre déploie un tableau saisissant de l’Europe des années 1920. Le jeune Márai, déraciné et curieux, sillonne une Allemagne en pleine tourmente économique. Berlin devient sous sa plume « un unique, continuel bal masqué » où il découvre le journalisme et commence à écrire. À Paris, il nous livre des observations caustiques sur la société française, son hygiène (« ils se lavent régulièrement au lieu d’une fois par an ») et ses habitudes alimentaires qui paraissent si étranges aux yeux d’un Hongrois (« ils mangent de la salade tous les jours pour rester en bonne santé »). Le quartier de Montparnasse est dépeint comme « un port du Sud ou du Levant » où se croisent toutes les nationalités. Ses incursions en Italie pendant la montée du fascisme et ses observations sur Londres complètent ce panorama européen.

Par-delà le récit autobiographique, « Les Confessions d’un bourgeois » est aussi une méditation sur le métier d’écrivain et la quête identitaire. Márai interroge constamment son statut d’exilé perpétuel, ni totalement hongrois, ni véritablement européen, portant le poids de la « taşralılık » (provincialité) que lui confère son origine. Il scrute sans complaisance son évolution de journaliste enthousiaste à écrivain conscient de ses responsabilités : « Jamais je n’ai cherché mon message, je crois que ce n’est pas nous qui cherchons le travail, mais le travail qui nous trouve ». Sa conception de l’écriture comme un engagement éthique (« Écrire signifie, avant tout, une manière de se comporter ») révèle un homme aux prises avec sa vocation. Cette réflexion sur l’identité culmine lorsqu’il reconnaît que « la patrie véritable, c’est peut-être la langue ou peut-être l’enfance ».

La critique a largement salué la finesse d’analyse et la qualité d’écriture de ces mémoires. Pour Béatrice Riand, Márai est « sans conteste un grand maître de la littérature hongroise, un apôtre malheureux dont la voix puissante vous incitera tôt ou tard à explorer toutes les étendues mystérieuses d’une pensée originale ». D’autres commentateurs soulignent son talent pour décrire « avec une acuité remarquable » le monde de l’entre-deux-guerres. « Les Confessions d’un bourgeois » est parfois comparé aux écrits de Stefan Zweig, Arthur Schnitzler ou Joseph Roth, qui ont si bien décrit cette Europe centrale disparue.

Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 573 pages.


2. Divorce à Buda (1935)

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Résumé

Budapest, années 1930. Kristóf Kömives est juge aux divorces. Issu d’une famille de magistrats, il incarne l’ordre et la tradition. Un jour, en consultant ses dossiers, il découvre qu’il doit prononcer le divorce de son ancien camarade d’études, le médecin Imre Greiner, et de son épouse Anna. Cette affaire réveille en lui un souvenir enfoui : neuf ans plus tôt, Kristóf avait flirté avec Anna. Peu après, il avait épousé Hertha, avec qui il mène maintenant une vie rangée.

Le soir précédant l’audience, Kristóf rentre d’une réception et trouve Imre qui l’attend à son domicile. Le médecin lui annonce sans détour : « J’ai tué ma femme cet après-midi. » Commence alors une longue nuit de confession au cours de laquelle Imre raconte les neuf années de son mariage avec Anna, son amour obsessionnel pour elle et sa certitude grandissante qu’elle ne l’a jamais véritablement aimé.

La raison de sa visite nocturne ? Imre est convaincu qu’Anna a toujours été secrètement amoureuse de Kristóf depuis leur brève rencontre d’autrefois. Il veut savoir si ce sentiment était réciproque, si le juge a lui aussi pensé à elle toutes ces années. « As-tu rêvé d’Anna durant ces années ? » Cette question, répétée tout au long de la nuit, pousse Kristóf à examiner sa propre vie et ses choix. La réponse qu’il donnera à Imre, mais surtout à lui-même, pourrait remettre en question tout ce qu’il croyait savoir de sa vie soigneusement ordonnée.

Autour du livre

Publié en 1935 dans un contexte de profonds bouleversements sociaux et politiques en Hongrie, « Divorce à Buda » s’inscrit dans la période créative majeure de Sándor Márai, avant son exil définitif. Souvent considéré comme une esquisse préparatoire de ce qui deviendra plus tard « Les Braises » (1942), le roman présente déjà les thèmes caractéristiques de l’écrivain : la confrontation entre deux hommes dans un huis clos nocturne, l’analyse minutieuse des sentiments amoureux, le déclin d’un ordre social. Certains critiques ont d’ailleurs souligné les similitudes structurelles entre ces deux œuvres, avec une première partie descriptive et une seconde dominée par un monologue intensément psychologique.

Le livre dépeint la Hongrie de l’entre-deux-guerres où les traumatismes de la Première Guerre mondiale et la dissolution de l’Empire austro-hongrois ont sensiblement modifié le tissu social. Márai saisit magistralement cette période charnière où les valeurs bourgeoises vacillent face à la montée des extrémismes politiques. Le personnage de Kristóf, représentant d’une bourgeoisie conservatrice, incarne cette résistance aux changements, tandis qu’Imre symbolise davantage l’homme moderne, influencé par les nouvelles théories psychanalytiques. Cette opposition se manifeste jusque dans leur conception de l’amour : pour Kristóf, institution sacrée régie par le devoir et la tradition ; pour Imre, quête obsessionnelle de connaissance totale de l’être aimé.

La question centrale que pose le roman transcende largement son époque : peut-on véritablement connaître l’autre ? Comme l’exprime Imre : « Que signifie aimer une personne ? Longtemps j’ai cru que cela signifiait la connaître… la connaître parfaitement, connaître chaque reflet de l’autre corps, dans tous ses aspects les plus secrets, chaque impulsion de l’âme… peut-être connaître équivaut-il à aimer. Mais ce n’est qu’une théorie. Au fond, que veut dire connaître ? Jusqu’à quel point peut-on connaître quelqu’un ? » Cette interrogation sur l’impossibilité d’une connaissance complète de l’autre constitue le nœud philosophique du livre. Márai y dissèque les mécanismes du désir et de la possession amoureuse, mais aussi le poids des secrets et des non-dits qui peuvent déterminer tout un destin.

La Frankfurter Allgemeine Zeitung note que Márai « saisit brillamment le monde à la veille de la Seconde Guerre mondiale » et traite « de façon poignante les questions de devoir et d’inclination, de jour et de nuit, de culpabilité et d’expiation. » La Frankfurter Rundschau y voit quant à elle un « portrait précis de la société hongroise dans la phase transitoire de l’entre-deux-guerres. »

Longtemps interdit en Hongrie pendant l’ère communiste, « Divorce à Buda » a connu une renaissance remarquable après la chute du Mur de Berlin. Redécouvert tardivement en Europe occidentale grâce notamment à l’éditeur italien Roberto Calasso qui, en 1989, quelques mois après le suicide de Márai, a contribué à faire connaître son œuvre au-delà des frontières hongroises. Traduit en français seulement en 2002, le roman s’inscrit dans la vague de réhabilitation de cet auteur majeur de la littérature centre-européenne du XXe siècle, dont les ventes ont atteint des centaines de milliers d’exemplaires à travers l’Europe.

Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 256 pages.


3. L’Héritage d’Esther (1939)

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Résumé

Hongrie, années 1930. Esther, quarante-cinq ans, mène une existence modeste et solitaire dans la maison familiale avec Nunu, sa fidèle gouvernante. Un télégramme bouleverse leur quotidien : Lajos annonce son retour après vingt ans d’absence.

Ce Lajos n’est pas n’importe qui. Il fut autrefois l’amant d’Esther, mais l’homme l’a trahie en épousant sa sœur Vilma. Séducteur charismatique aux talents de menteur hors pair, il a également dépouillé la famille d’une grande partie de sa fortune. Depuis la mort de Vilma, il a disparu pendant deux décennies et mené une vie de bohème avec leurs deux enfants.

Le jour des retrouvailles, Esther accueille Lajos, ses enfants devenus adultes et d’autres invités. Tous se méfient de lui, conscients de ses manipulations passées. Même Esther, qui connaît parfaitement sa nature, sait qu’il revient pour s’emparer de la seule chose qui lui reste : sa maison et son jardin qui constituent son dernier refuge.

Pourtant, malgré cette lucidité partagée, personne ne semble capable de résister au charme hypnotique de Lajos. Chacun tombe peu à peu sous son influence, y compris Esther. Au cours de cette journée chargée d’émotions et de révélations, les secrets enfouis refont surface. Des lettres jamais reçues, des jalousies anciennes entre sœurs, des trahisons passées sous silence sont mises au jour.

Face aux demandes de Lajos qui prétend vouloir « tout réparer », Esther se trouve confrontée à un choix déchirant. Va-t-elle céder une dernière fois à cet homme qui a ruiné sa vie, ou trouvera-t-elle la force de lui résister et de préserver ce qui lui reste ?

Autour du livre

Sándor Márai publie « L’Héritage d’Esther » en 1939, peu avant que l’Europe ne bascule définitivement dans la Seconde Guerre mondiale. Il se trouvait encore à Budapest à cette période, avant son exil définitif de Hongrie qui surviendra en 1948. Le livre s’inscrit dans la tradition mitteleuropéenne qui dépeint le crépuscule de l’empire austro-hongrois et ses prolongements, à l’instar des écrits de Joseph Roth, Stefan Zweig ou Arthur Schnitzler. Il ne sera publié en français qu’en 1999 chez Albin Michel.

À travers le personnage de Lajos, Márai compose un portrait du manipulateur archétypal, capable d’exercer une emprise quasi hypnotique sur son entourage, y compris sur ceux qui connaissent sa véritable nature. Ce personnage incarne « un aventurier beau parleur et fort séduisant » dont l’aura et la faconde charmeuse continuent d’opérer malgré les années d’absence. « Lorsque Lajos ment », nous dit-on, « on a envie de le croire ». Cette fascination paradoxale qu’exerce Lajos sur Esther et ses proches pose la question de la servitude volontaire et de l’aliénation consentie.

Le récit peut également se lire comme une allégorie politique dans le contexte troublé de l’Europe des années 1930. Le comportement d’Esther, « qui passe ses jours dans une sorte de trans » face à ce personnage charismatique, fait écho à la soumission des peuples européens devant les discours séducteurs des dictateurs montants.

Márai excelle particulièrement dans la construction de face-à-face tendus au cours desquels les protagonistes s’affrontent à fleurets mouchetés. Il construit son récit comme une montée progressive vers un climax dramatique, concentré dans la confrontation finale entre Esther et Lajos. Cette économie narrative, cette concentration des événements dans un temps et un espace restreints, confère au texte une intensité dramatique presque théâtrale.

Le critique italien Pietro Citati reconnaît en Lajos « un des plus grands charlatans et mystificateurs de la littérature ». André Clavel dans Le Temps décrit « L’Héritage d’Esther » comme « un pur joyau de l’esprit mitteleuropéen », mettant en exergue « l’élégance d’une aristocratie de l’esprit » qui caractérise l’écriture de Márai. Il loue particulièrement ce « duel qui n’en est pas un, qui ressemble plutôt à un marivaudage silencieux, insaisissable, orchestré par-delà le temps et les chagrins ».

« L’Héritage d’Esther » a fait l’objet d’une adaptation cinématographique en 2008, produite en Hongrie par PCN Film Produkció en collaboration avec Hungarian Filmlab et R.D.I Sound Design Studio. Le film réunit une distribution prestigieuse avec Eszter Nagy-Kálózy dans le rôle-titre, György Cserhalmi incarnant Lajos et Mari Törőcsik prêtant ses traits à Nunu.

Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 155 pages.


4. La Conversation de Bolzano (1940)

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Résumé

En 1756, après s’être évadé des prisons vénitiennes, Giacomo arrive dans la petite ville de Bolzano, dans le Tyrol italien. Ce séducteur vieillissant, qui n’est autre que Casanova (bien que jamais nommé ainsi dans le roman), s’installe à l’auberge du Cerf avec son compagnon d’évasion, le moine défroqué Balbi. Sa présence fait immédiatement sensation dans la ville : les femmes sont intriguées, les hommes inquiets.

Giacomo découvre que Francesca, la seule femme qu’il ait peut-être véritablement aimée, réside à Bolzano. Désormais l’épouse du vieux comte de Parme, elle est inaccessible depuis que Giacomo a perdu un duel face au comte cinq ans plus tôt, combat qui lui a laissé trois cicatrices sur la poitrine. Sa présence le hante et l’empêche de poursuivre son voyage vers le nord.

Un soir, le comte de Parme rend visite à Giacomo et lui propose un marché surprenant : il l’autorise à passer une nuit avec Francesca à condition qu’il disparaisse ensuite à jamais. La rencontre aura lieu lors d’un bal masqué…

Autour du livre

« La Conversation de Bolzano », paru en 1940 en Hongrie, s’inspire librement d’un épisode réel de la vie de Casanova. Sándor Márai prend comme point de départ l’évasion historique de Giacomo Casanova des « Plombs » de Venise en 1756, mais s’en écarte ensuite considérablement pour créer une intrigue où le personnage principal, jamais nommé explicitement, devient moins un personnage historique qu’un archétype. Márai confesse d’ailleurs dans un avertissement : « ce n’est pas la vie mais le caractère romanesque de mon héros qui m’a intéressé. » Il vieillit intentionnellement son protagoniste, lui donnant quarante ans au lieu des trente-et-un qu’avait réellement Casanova lors de sa célèbre évasion.

Loin d’être un simple séducteur, le Giacomo de Márai se considère avant tout comme un écrivain, même s’il n’a pas encore vraiment écrit. « L’écriture est la plus grande force, la parole écrite est plus forte que le pape et le roi, plus forte que le doge » affirme-t-il. Cette puissance des mots culmine dans l’analyse méticuleuse que fait le comte de la courte lettre de Francesca — « Je dois te voir » — dont il décortique chaque terme pendant des pages entières.

Le récit se structure autour de longs monologues plutôt que de véritables dialogues, technique que Márai perfectionnera plus tard dans « Les Braises ». Ces tirades permettent une plongée dans la psyché des personnages et transforment l’ensemble en une sorte d’opéra littéraire. Le point culminant survient lors d’un bal masqué où les genres s’inversent : Giacomo se déguise en femme tandis que Francesca porte des habits masculins, symbolisant ainsi le renversement des jeux de pouvoir et de séduction.

The Guardian note que « si ‘Les Braises’ émeut profondément par son économie de phrases et de gestes, ‘La Conversation de Bolzano’ est un peu trop emphatique et mélodramatique pour toucher véritablement. » The New York Times Review évoque un roman « d’une lenteur exquise et d’une étrangeté rafraîchissante », tandis que le San Francisco Chronicle salue « un dénouement merveilleux, qui exprime la vérité sur la nature de chacun des personnages ». Richard Lourie salue « un tour de force à ne pas manquer ».

Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 284 pages.


5. Métamorphoses d’un mariage (1941)

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Résumé

Le roman se construit autour de trois récits-confessions qui racontent une même histoire selon trois perspectives différentes. L’action se situe principalement à Budapest entre les deux guerres mondiales.

Ilonka, issue de la bourgeoisie moyenne, raconte à une amie comment son mariage avec Peter, riche héritier d’une famille industrielle, s’est désagrégé. Profondément amoureuse, elle s’est heurtée à la froideur d’un homme qu’elle n’a jamais réussi à comprendre. Sa découverte d’un ruban violet parmi les affaires de son mari l’a mise sur la piste d’une autre femme et a précipité leur divorce.

Peter prend ensuite la parole. Il révèle à un ami comment son mariage avec Ilonka, choisi par convention sociale, cachait une obsession ancienne pour Judit, la domestique de ses parents. Après avoir quitté sa première épouse, il épouse Judit, bravant les conventions sociales, mais cette union se soldera également par un échec.

Judit clôt ce triptyque en confiant à son amant musicien dans une chambre d’hôtel à Rome sa vérité : née dans la misère, elle a utilisé Peter comme un moyen d’échapper à sa condition misérable et d’accéder à une classe sociale qu’elle méprise tout en la convoitant.

Autour du livre

« Métamorphoses d’un mariage » est considéré comme l’une des œuvres majeures de Sándor Márai. Les deux premières parties (les monologues d’Ilonka et de Peter) sont publiées en 1941 sous le titre « Az igazi » (« La personne juste »). En 1949, alors qu’il se trouve en exil en Italie, Márai ajoute une troisième partie centrée sur Judit. La version complète, avec un épilogue final, ne paraît qu’en 1980.

Sous l’apparence d’un banal triangle amoureux se cache une analyse sociale implacable. Márai dissèque les antagonismes de classes dans la société hongroise d’avant-guerre, où la haute bourgeoisie vit selon des codes rigides et anachroniques, tandis qu’une large partie de la population survit dans la misère. À travers le personnage de Judit, qui qualifie les riches bourgeois de « fous » avec leurs rituels absurdes et leurs quatre salles de bain aux papiers toilette assortis, le romancier souligne le fossé infranchissable entre les classes. « Soit on est riche », observe Judit, « et on l’est, mystérieusement, pour toujours, soit on ne l’est pas, et alors, on a beau avoir de l’argent, on ne le devient jamais. »

Le roman interroge la possibilité même de la communication entre les êtres. Peter confie : « J’ai plus souffert de la promiscuité que de la solitude », qu’il considère comme « la seule attitude digne de ce nom ». Chacun des trois protagonistes vit enfermé dans sa perception subjective, incapable de comprendre véritablement l’autre. Ilonka découvre qu’un être ne vous appartient jamais totalement, « comme si tout homme digne de ce nom semblait interdire à la femme qu’il aime l’accès à certaines zones de son âme ». Cette incommunicabilité fondamentale constitue l’une des thématiques centrales du livre.

À travers ce drame intime, Márai brosse le portrait du « Monde d’Hier » qui s’effondre. Le personnage de Lazar, écrivain désenchanté et alter ego probable de l’auteur, traverse les trois récits comme témoin silencieux de cette agonie. La vision de Peter et Judit se croisant sur un pont de Budapest partiellement détruit par les bombardements symbolise parfaitement cette rupture historique. Le roman devient ainsi chronique d’une époque révolue, celle de la bourgeoisie hongroise de l’entre-deux-guerres, balayée par les tourments de l’Histoire. L’épilogue, situé à New York, montre l’exil définitif de ces déracinés dans une société de consommation où, comme le dit un personnage, « On t’excite, et pas seulement toi, mais aussi les chiens et les chats, qui voient à la télé ce qu’ils vont bouffer. C’est ça, la lutte des classes aujourd’hui ! »

« Métamorphoses d’un mariage » est considéré par de nombreux critiques comme l’une des œuvres les plus abouties de Sándor Márai. Alexandra Laignel-Lavastine, dans Le Monde, y voit « une fresque à la fois sociale, amoureuse et métaphysique » qui permet « de mieux saisir les causes lointaines du soulèvement de 1956 » en Hongrie. Milan Kundera qualifiait l’Europe centrale de « laboratoire du crépuscule », formule qui s’applique parfaitement à l’écriture de Márai. Françoise Hardy, dans une émission sur France Inter, a cité « Métamorphoses d’un mariage » comme son livre préféré.

Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 512 pages.


6. Les Braises (1942)

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Résumé

Hongrie, 1940. Henri, un général de 75 ans qui vit reclus dans son château, reçoit une lettre qui chamboule sa solitude : son ami d’enfance Conrad, qu’il n’a pas vu depuis exactement quarante et un ans et quarante-trois jours, annonce sa visite. Henri ordonne aussitôt la réouverture de l’aile abandonnée du château et la préparation d’un dîner solennel, dans le même cadre que leur dernière rencontre.

Ces deux hommes que tout opposait – Henri issu de l’aristocratie militaire fortunée, Conrad d’une famille modeste avec une sensibilité d’artiste – s’étaient pourtant liés d’une amitié sincère dès l’âge de dix ans à l’école militaire de Vienne. Leur relation fraternelle avait duré plus de vingt ans, jusqu’à ce jour fatidique de juillet 1899 où, durant une partie de chasse, Conrad avait pointé son fusil vers Henri avant de s’enfuir sans explication. Il avait ensuite démissionné de l’armée et disparu. Henri n’avait alors plus jamais adressé la parole à son épouse Christine, qui était morte huit ans plus tard.

La soirée des retrouvailles tourne vite au face-à-face musclé, au cours duquel Henri mène un véritable interrogatoire, égrenant quarante années de rancœurs. Il veut enfin comprendre : Conrad a-t-il tenté de l’assassiner ? Sa femme Christine était-elle complice ? Leur amitié n’était-elle qu’illusion ? Face à ce flot d’accusations, Conrad reste silencieux, énigmatique, tandis que les braises d’un passé douloureux se ravivent sous les cendres du temps.

Autour du livre

« Les Braises » fut publié par Sándor Márai en 1942 alors que la Seconde Guerre mondiale faisait rage et que l’Europe s’embrasait sous l’occupation nazie. Cette œuvre majeure de la littérature hongroise ne connut cependant pas immédiatement le succès. Publiée sans éclat en Hongrie, puis traduite en allemand en 1950, elle demeura largement méconnue jusqu’à sa redécouverte spectaculaire à l’international, notamment en France après une traduction en 1995 chez Albin Michel.

« Les Braises » s’inscrit dans un contexte historique précis, celui de la fin de l’Empire austro-hongrois. À travers le récit des deux protagonistes, Márai dépeint la disparition d’un monde ancien avec ses codes et ses valeurs, symbolisés par l’aristocratie militaire que représente Henri. Il y déploie également une méditation sur le temps qui passe et la mémoire, illustrée par cette attente de quarante et un ans avant que les deux hommes ne se retrouvent finalement. L’effondrement de l’Empire après la Première Guerre mondiale sert de toile de fond à ce drame intime, dans la veine des romans de Joseph Roth, notamment « La Marche de Radetzky ».

La question de l’amitié y occupe évidemment une place centrale. Márai l’examine sous toutes ses facettes, la définissant comme « le lien humain le plus noble » mais aussi comme un rapport trouble qui peut être teinté de jalousie, de domination et de ressentiment. La différence sociale entre les deux protagonistes joue un rôle déterminant : Henri, issu de la haute aristocratie, ne peut comprendre le sentiment d’infériorité qui habite Conrad. Le style de Márai, souvent comparé à celui de Stefan Zweig et de Thomas Mann, se caractérise par une tension dramatique savamment orchestrée. Le monologue d’Henri, ponctué par de rares interventions de Conrad, crée une atmosphère étouffante où chaque mot pèse.

La critique internationale a unanimement salué « Les Braises » comme un chef-d’œuvre de la littérature européenne. The Times le qualifie de « magnifique roman avec une histoire passionnante et envoûtante », tandis que le Daily Telegraph le considère « impressionnant, incroyable, de grand effet ». The Observer évoque un « requiem sombre, mélodique, entraînant ». L’Evening Standard salue « un chef-d’œuvre… Márai écrit avec une créativité surprenante… une lecture captivante ». Le Sunday Telegraph évoque « un de ces romans qui restent longtemps en mémoire ». Les critiques allemandes ont également été dithyrambiques, notamment celle de Der Spiegel qui a salué une « œuvre merveilleuse » tout en soulignant comment Márai « esquisse le chaos des relations humaines ».

« Les Braises » a fait l’objet de plusieurs adaptations. Au théâtre, Márai l’a lui-même adapté sous le titre « Parázs » en 1965. En 2003, Claude Rich en propose une adaptation française. Christopher Hampton en réalise également une version anglaise jouée à Londres en 2006, puis traduite en allemand et représentée au Schauspielhaus de Graz en 2009. Au cinéma, le roman est porté à l’écran en 1967 dans un film ouest-allemand de 40 minutes intitulé « Asche und Glut » (Cendre et Braise), réalisé par Korbinian Köberle, puis en 2006 dans une version hongroise dirigée par István Iglódi. En 2015, le compositeur italien Marco Tutino en tire un opéra intitulé « Le braci ».

Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 224 pages.

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