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Samuel Beckett en 9 livres majeurs – Notre sélection

Samuel Beckett en 9 livres – Notre sélection

Samuel Beckett naît le 13 avril 1906 à Foxrock, dans la banlieue de Dublin, au sein d’une famille protestante irlandaise. Il fait ses études à Trinity College où il excelle en français et en littérature. En 1928, il part à Paris comme lecteur d’anglais à l’École Normale Supérieure. C’est là qu’il rencontre James Joyce, qui aura une influence majeure sur ses premiers écrits.

Après une période d’instabilité et une psychanalyse à Londres, il s’installe définitivement à Paris en 1937. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il rejoint la Résistance française et doit fuir à Roussillon quand son réseau est démantelé. C’est après la guerre qu’il connaît sa période la plus créative, écrivant désormais principalement en français. Il compose alors ses œuvres majeures : la trilogie romanesque « Molloy » (1951), « Malone meurt » (1951) et « L’Innommable » (1953), ainsi que la pièce qui le rendra célèbre, « En attendant Godot » (1953).

Son œuvre, marquée par le minimalisme et l’absurde, lui vaut le prix Nobel de littérature en 1969. Il continue d’écrire jusqu’à la fin de sa vie, produisant des textes de plus en plus courts et dépouillés. Après le décès de sa femme Suzanne en juillet 1989, Beckett meurt le 22 décembre de la même année à Paris. Il est enterré au cimetière du Montparnasse.

À travers romans, pièces de théâtre et poèmes, Beckett développe une œuvre singulière qui évoque les thèmes de l’existence humaine avec un mélange caractéristique de pessimisme et d’humour noir. Son influence sur la littérature et le théâtre du XXe siècle est considérable.

Voici notre sélection de ses livres majeurs.


1. Molloy (roman, 1951)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

Publié en 1951, « Molloy » se compose de deux récits en miroir. Dans la première partie, le narrateur éponyme, un vieil homme aux jambes raides, entreprend de retrouver sa mère. Handicapé, crasseux, à moitié fou, il erre dans une campagne quasi déserte, tantôt à vélo, tantôt en béquilles, jusqu’à finir par ramper. Son périple absurde est émaillé de rencontres étranges et de réflexions philosophiques teintées d’humour noir sur la déchéance du corps et de l’esprit.

La seconde partie suit Jacques Moran, un détective privé méticuleux mandaté par un mystérieux Youdi pour retrouver Molloy. Accompagné de son fils dont il malmène l’innocence, Moran s’enfonce peu à peu dans une quête insensée. Au fil des pages, son corps et sa raison se dégradent de façon similaire à ceux de Molloy, comme s’il devenait son double. Les deux récits se font écho et questionnent l’identité même des personnages : Moran et Molloy ne seraient-ils pas une seule et même personne ?

Autour du livre

Premier volume d’une trilogie qui se poursuivra avec « Malone meurt » et « L’Innommable », « Molloy » naît sous la plume de Samuel Beckett entre 1947 et 1948, dans sa chambre familiale de Foxrock à Dublin, puis lors d’un séjour à Menton. Il y intègre plusieurs éléments autobiographiques : la passion pour la bicyclette, les collections de timbres, le rocking-chair, ainsi que les codes secrets de communication.

La construction en miroir fait résonner deux monologues intérieurs qui se répondent et s’entremêlent. Cette dualité incarne possiblement la double identité linguistique de Beckett lui-même : le personnage de Molloy représenterait son moi irlandais, tandis que Moran refléterait son versant français. Cette hypothèse prend tout son sens quand on sait que Beckett choisit délibérément d’écrire en français pour s’émanciper de l’influence de James Joyce, dont il fut le disciple.

Le texte bouleverse les conventions romanesques en déployant un message qui s’auto-annule perpétuellement, affirmant et niant simultanément. Cette désintégration du langage culmine dans les dernières lignes : « Il est minuit. La pluie fouette les vitres. Il n’était pas minuit. Il ne pleuvait pas. » La narration déstructure la grammaire elle-même, éloignant le sujet du verbe et laissant le complément flotter dans le vide.

Malgré la noirceur des thèmes abordés – mort, vieillissement, solitude – l’humour et la poésie surgissent au détour des phrases. Le philosophe Richard Kirney souligne d’ailleurs que l’intention n’est pas tant de déconstruire nihilistement le sens que de « dévoiler l’inépuisable comédie de l’existence ».

Les références à Dante parsèment le texte, notamment à travers les personnages de Belacqua et Sordello du Purgatoire. La philosophie d’Arnold Geulincx influence visiblement Beckett : l’homme n’y est pas acteur mais spectateur de ses propres actes, qu’il peine lui-même à comprendre.

L’œuvre rencontre initialement quelques difficultés à trouver un éditeur, bien que certains lecteurs, dont Tristan Tzara, expriment leur admiration. Les critiques Maurice Nadeau et Georges Bataille saluent sa publication, mais le véritable succès n’arrive qu’après « En attendant Godot ». Vladimir Nabokov compte « Molloy » parmi ses livres préférés de Beckett.

La BBC adapte des extraits de la première partie en 1957, lus par l’acteur Patrick Magee avec une musique composée par John S. Beckett, cousin de l’auteur. Plus récemment, le roman inspire le cinéma : des passages sont cités dans « Annihilation » d’Alex Garland. L’écrivain Tim Parks témoigne de l’influence déterminante du livre sur sa conception de la littérature, soulignant comment chaque présupposé romanesque s’y trouve méthodiquement déconstruit.

Aux éditions DE MINUIT ; 273 pages.


2. Malone meurt (roman, 1951)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

Dans une chambre grise aux contours indistincts, un vieillard paralysé attend sa fin. C’est Malone, protagoniste du roman éponyme de Samuel Beckett, qui se sait condamné mais ignore quand surviendra sa mort. Son existence se limite désormais à quelques gestes quotidiens : manger la soupe qu’on lui apporte, utiliser son bâton-harpon pour saisir les objets hors de portée, écrire dans un petit cahier avec un crayon usé.

Pour structurer ses derniers jours, Malone s’impose un projet d’écriture : raconter quatre histoires – une sur un homme, une sur une femme, une sur une chose et une dernière sur un animal. Mais son esprit vagabonde. Les récits qu’il imagine, peuplés de personnages loufoques, se mêlent à ses observations immédiates et aux fragments de sa mémoire défaillante. La narration oscille entre lucidité clinique et délire, tandis que l’identité même du narrateur se brouille. Dans cette attente de la mort, les certitudes se délitent.

Autour du livre

Deuxième volet d’une trilogie qui commence avec « Molloy » et s’achève avec « L’Innommable », « Malone meurt » marque un tournant dans l’œuvre de Beckett, qui dépouille la narration de ses attributs conventionnels – personnages, intrigue, cadre – pour atteindre une forme toujours plus radicale. L’écriture de ce livre s’est révélée particulièrement éprouvante : les amis de Beckett s’inquiètent de le voir maigrir pendant la rédaction, craignant qu’il ne s’épuise jusqu’à la mort. Pourtant, l’achèvement du manuscrit provoque chez lui une vive euphorie, sentiment qui se reproduira par la suite à chaque fin d’œuvre.

La construction narrative opère par glissements successifs entre différentes strates : les réflexions du narrateur sur sa condition, les conversations avec un lecteur imaginaire, et les histoires inventées qui servent à meubler l’attente. Le texte oscille constamment entre ces niveaux, créant une composition mouvante où les frontières s’estompent. Les personnages eux-mêmes perdent leur individualité pour devenir des figures abstraites, peut-être des projections du narrateur, comme le suggèrent certains critiques qui voient dans ces différentes incarnations les facettes d’une même conscience.

Une adaptation radiophonique partielle a été réalisée par la BBC en 1958, avec la participation active de Beckett qui a lui-même sélectionné les passages. La lecture était assurée par Patrick Magee, accompagnée d’une musique originale composée par John S. Beckett, cousin de l’auteur, pour un ensemble inhabituel comprenant harmonica, mandolines, tuba, violoncelle et contrebasse.

« Malone meurt » figure dans la liste des 100 meilleurs livres de tous les temps établie par le Club norvégien du livre, après consultation d’une centaine d’écrivains à travers le monde.

Aux éditions DE MINUIT ; 192 pages.


3. L’Innommable (roman, 1953)

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Résumé

« L’Innommable », dernier volet de la trilogie de Samuel Beckett, nous livre le monologue d’une créature privée de presque tout. Le narrateur, réduit à l’état de tronc, confiné dans une jarre près d’un restaurant, se trouve dans une rue peu fréquentée donnant sur un abattoir. Son corps se dégrade progressivement : il perd ses membres un à un, sa vue décline, puis son ouïe. Mais qui est-il vraiment ? Mahood ? Worm ? Ou n’est-il qu’une voix désincarnée ? Le texte oscille entre ces différentes identités possibles, sans jamais trancher.

Cette conscience torturée ne cesse de parler, comme pour prouver son existence. Elle questionne tout : sa nature, son environnement, la réalité même de sa voix. Les personnages des précédents romans de la trilogie – Molloy et Malone – apparaissent furtivement, peut-être comme des doubles imaginaires de ce narrateur qui doute de tout. Le texte avance par hypothèses successives, aussitôt affirmées que niées, dans un flux de paroles qui cherche à repousser le silence. La dernière partie du roman culmine dans une phrase vertigineuse de neuf pages.

Autour du livre

« L’Innommable » est le dernier volet d’une trilogie inaugurée avec « Molloy » et poursuivie avec « Malone meurt ». Rédigé entre 1947 et 1950, ce texte ne paraît qu’en 1953 aux Éditions de Minuit, à une période où Beckett commence à se faire connaître du public français.

Le livre se démarque par sa dimension expérimentale. À travers le flux de conscience d’une entité privée de nom et de corps, qui dit « je » sans pouvoir s’incarner, se dévoile une quête existentielle radicale. Cette conscience désincarnée convoque différentes figures – Mahood, l’homme-tronc dans sa jarre, et Worm, être primitif au seuil de l’existence – comme autant de tentatives pour saisir sa propre nature. Maurice Blanchot y perçoit « l’approche pure du mouvement d’où viennent tous les livres », un point originel où l’œuvre à la fois se perd et trouve sa nécessité.

La publication connaît quelques remous : un extrait intitulé « Mahood » paraît dans la Nouvelle Revue Française en février 1953, mais subit des coupes non autorisées par l’auteur. Un comité composé d’André Malraux, Jean Schlumberger et Roger Caillois, craignant des représailles contre la revue, pratique cette autocensure. Jean Paulhan, directeur absent lors de cette décision, s’en excuse auprès de Beckett. Le texte intégral paraîtra finalement sans susciter de réaction des censeurs.

L’influence de « L’Innommable » se manifeste notamment dans le domaine musical. Luciano Berio l’intègre à sa Sinfonia, le mêlant à des citations de Gustav Mahler. Earl Kim s’en inspire également pour le mouvement final de son œuvre « Exercises en Route », intitulé « Rattling On ». La BBC diffuse par ailleurs des extraits choisis par Beckett lui-même le 19 janvier 1959, dans une lecture de Patrick Magee accompagnée d’une musique pour cordes composée par John S. Beckett, cousin de l’auteur. Le Norsk Litteraturklub (Club norvégien du livre) l’inclut dans sa liste des 100 plus grands livres de tous les temps, établie après consultation d’une centaine d’écrivains à travers le monde.

Aux éditions DE MINUIT ; 216 pages.


4. Murphy (roman, 1938)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

« Murphy », premier roman de Samuel Beckett publié en 1938, met en scène un anti-héros dublinois échoué dans le Londres d’avant-guerre. Oisif par conviction, Murphy subsiste grâce aux fausses notes de loyer qu’il adresse à un oncle hollandais et à l’affection de Célia, une Irlandaise qui a quitté la prostitution par amour pour lui. Son plus grand bonheur consiste à s’attacher dans un fauteuil à bascule et s’abandonner aux méandres de sa pensée, loin des exigences du monde réel.

La menace de Célia de reprendre son ancien métier le pousse à chercher du travail. Le destin – ou l’absurde – le conduit vers un poste d’infirmier dans un hôpital psychiatrique. Dans cet univers clos, Murphy trouve une forme inattendue de communion avec les patients, notamment à travers d’étranges parties d’échecs en différé avec un certain Monsieur Endon. En parallèle, une troupe hétéroclite d’anciens amis irlandais se lance sur ses traces. Parmi eux, Miss Counihan, qui espère encore l’épouser, ignore que son bien-aimé a trouvé dans la folie des autres un écho à sa propre inadaptation au monde.

Autour du livre

« Murphy » naît d’une période tourmentée dans la vie de Samuel Beckett. Après le décès de son père en 1933, plutôt que de reprendre l’entreprise familiale avec son frère à Dublin, l’écrivain s’exile à Londres. Soutenu financièrement par sa mère, il traverse une phase de dépression et de difficultés pécuniaires tout en rédigeant nouvelles et romans. Durant l’écriture de « Murphy » en 1934, il entame une psychanalyse de deux ans avec Wilfred Bion, spécialiste des phénomènes schizophréniques. Cette période coïncide avec sa présence aux conférences de C.G. Jung et ses visites à l’asile psychiatrique de Beckenham pour nourrir son travail romanesque.

Les influences philosophiques imprègnent profondément la trame narrative : Spinoza, Descartes et Arnold Geulincx, penseur flamand occasionnaliste moins connu, nourrissent la réflexion sur le dualisme corps-esprit qui traverse l’œuvre. La dimension autobiographique transparaît notamment à travers le protagoniste, jeune homme qui, à l’instar de son créateur, quitte l’Irlande pour Londres.

Le jeu d’échecs occupe une place centrale dans la construction symbolique et métaphorique. La partie opposant Murphy à Mr. Endon vers la fin du récit se distingue par son caractère singulier : les adversaires ne se rencontrent jamais physiquement, l’un ne jouant que lorsque l’autre a quitté la salle. Si les coups respectent scrupuleusement les règles, leur enchaînement relève de l’absurde. Beckett retranscrit méticuleusement la partie selon les conventions de notation en vigueur, y ajoutant des commentaires teintés d’humour.

La satire politique n’épargne pas l’État libre d’Irlande, qui avait censuré l’œuvre précédente de Beckett « More Pricks Than Kicks ». Les piques fusent : l’astrologue consulté par Murphy jouit d’une renommée « dans tout le Monde Civilisé et dans l’État Libre d’Irlande », tandis que Miss Counihan se distingue par son caractère « exceptionnellement anthropoïde pour une Irlandaise ».

Le roman connaît un parcours éditorial semé d’embûches. Après 42 refus, il trouve finalement un éditeur grâce à l’intervention du peintre Jack Butler Yeats auprès de Routledge en 1938. La reconnaissance ne vient que tardivement, après le succès d’ « En attendant Godot » en 1953. Les critiques redécouvrent alors cette œuvre première, y décelant déjà les germes des thématiques qui caractériseront l’univers beckettien : l’absurde, la solitude existentielle, l’humour noir.

En 2013, l’Université de Reading acquiert les six carnets manuscrits originaux de « Murphy ». Plus récemment, en 2019, le musée Schirn de Francfort établit un parallèle entre le roman et l’œuvre du sculpteur autrichien Bruno Gironcoli, dont la sculpture « Modèle en vitrine. Projet pour une figure » (1968) porte le titre « Murphy », attestant de la résonance persistante de cette œuvre dans d’autres formes artistiques.

Aux éditions DE MINUIT ; 201 pages.


5. Premier amour (nouvelle, 1970)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

Le récit s’ouvre sur la mort du père du narrateur, un événement qui précipite ce jeune misanthrope à la rue. Chassé de la demeure familiale, il trouve refuge sur les bancs publics et dans les cimetières, seuls endroits où il goûte une forme de paix. Sa rencontre avec Lulu, une prostituée, bouleverse sa solitude calculée. Elle l’héberge, le nourrit, tente de l’apprivoiser malgré son caractère revêche. Lui observe avec détachement cette femme qui s’est éprise de lui, supportant tant bien que mal les gémissements liés à son activité professionnelle. La grossesse de Lulu marquera le point de rupture.

Autour du livre

Rédigé en 1946 dans l’immédiat après-guerre mais publié seulement en 1970, « Premier amour » naît dans un contexte particulier où la France, à peine libérée de l’occupation nazie, peine à retrouver son optimisme. Cette nouvelle s’inscrit chronologiquement entre deux œuvres majeures de Beckett : « Watt » et « Molloy ». Le titre, emprunté à Ivan Tourgueniev, contraste ironiquement avec le contenu de l’œuvre.

Initialement destiné à une édition limitée pour Jérôme Linder, le texte ne satisfait pas son auteur qui le considère comme « un cercueil dans la cave ». Beckett cède finalement à la publication après l’obtention du Prix Nobel, sous la pression de ses éditeurs et amis. Il corrige les épreuves pendant ses vacances à Alghero, tout en exprimant ses regrets dans sa correspondance.

L’œuvre se distingue par son traitement singulier de l’amour, dépouillé de tout romantisme conventionnel. Le protagoniste, figure beckettienne par excellence (asocial, cynique, plus à l’aise parmi les morts que les vivants), manifeste une préférence marquée pour les cimetières et développe une relation troublante avec les aspects les plus triviaux de l’existence. Son langage jongle entre érudition académique et simplicité confondante. Les références scatologiques côtoient les citations latines dans un mélange caractéristique de l’humour savant.

La nouvelle connaît plusieurs adaptations scéniques notables. Jean-Michel Meyer la monte au Théâtre de la Bastille en 1999 avec Jean-Quentin Châtelain. Michael Lonsdale lui prête sa voix en 2005. Leopold von Verschuer, traducteur allemand de Valère Novarina, la représente chaque 13 avril depuis 2006 dans différents théâtres européens. Ralph Fiennes s’empare également du texte au Sydney Festival en 2007.

Le récit s’inscrit dans la tradition du « learned wit » (l’esprit savant), utilisant l’érudition de manière satirique à travers des périphrases élaborées et des références classiques. Cette approche rappelle François Rabelais et Laurence Sterne, tout en développant une voix propre où la précision maniaque du langage traduit paradoxalement le désordre mental du narrateur.

La publication en italien bénéficie de la traduction de Franco Quadri chez Einaudi en 1970. L’édition française paraît la même année, suivie de la traduction anglaise par Beckett lui-même en 1973. Ces multiples versions linguistiques témoignent de l’universalité d’une œuvre qui transcende les frontières de la langue pour exprimer une vision désenchantée mais poétique de l’amour et de l’existence.

Aux éditions DE MINUIT ; 56 pages.


6. Le Dépeupleur (nouvelle, 1970)

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Résumé

Dans un cylindre de 50 mètres de circonférence et 16 mètres de hauteur, deux cents êtres errent sans répit. C’est le huis clos imaginé par Samuel Beckett dans « Le Dépeupleur ». Sous une lumière jaunâtre, ces corps desséchés se frôlent comme des feuilles mortes, cherchant inlassablement on ne sait quoi – ou qui. La température oscille brutalement entre 5 et 25 degrés. Des échelles aux barreaux manquants permettent d’accéder à des niches creusées dans la paroi, objets d’une quête perpétuelle.

Cette microsociété s’organise en cercles concentriques distincts. À la périphérie se tiennent les grimpeurs qui attendent leur tour, ainsi que les « vaincus » qui ne cherchent plus rien. Plus au centre gravitent ceux qui marchent en file indienne, épuisés. Au cœur du cylindre s’agite la masse des chercheurs actifs.

Dans ce microcosme concentrationnaire, Beckett pousse à son paroxysme sa réflexion sur l’absurde. Le cylindre se mue en laboratoire où s’observe, sous une lumière crue, l’obstination à chercher un sens là où il n’y en a peut-être aucun. Ce texte radical compte parmi les œuvres les plus expérimentales de la littérature contemporaine.

Autour du livre

Cette nouvelle de Beckett naît d’une gestation complexe : commencée en 1965, abandonnée en 1966 faute de pouvoir en déterminer la fin, elle ne trouve son aboutissement qu’en 1970. Entre-temps, une partie du manuscrit initial se métamorphose en « Bing » (« Ping »), que Beckett considère comme une « miniaturisation » du « Dépeupleur ». Cette période de création correspond à une phase où l’écrivain s’imprègne des théories architecturales de Mies van der Rohe et Adolf Loos, pour qui « l’ornement est un crime ». Cette influence se traduit par une volonté d’épurer son écriture de toute « exubérance anglo-irlandaise ».

L’œuvre s’inscrit dans un moment charnière de l’évolution littéraire de Beckett : après « Comment c’est » (« How It Is »), sa prose se concentre essentiellement sur le paysage intérieur de l’esprit. Comme il le note lui-même dans le manuscrit de « Watt » : « l’esprit inconscient ! Quel sujet pour une nouvelle ! ».

La publication connaît des formes multiples et originales : d’abord par fragments dans des revues littéraires, puis dans des éditions d’art accompagnées de gravures d’Avigdor Arikha ou Louis Maccard, avant les éditions complètes. Le New York Times y voit une manifestation du « dépeuplement » que Beckett opère sur sa propre œuvre, créant un style qui représente « l’une des plus remarquables tentatives modernes d’attention concentrée ».

Le titre français, « Le Dépeupleur », proviendrait d’un vers de Lamartine : « Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé ». Christopher Ricks souligne comment Beckett, dans sa traduction anglaise, aplanit le romantisme du français vers un anglais plus dépouillé. Même ses allusions à Shakespeare, Milton ou Keats deviennent sardoniques, comme lorsque « un petit nombre de privilégiés » se transforme en « a happy few », référence cruellement détournée au discours de la Saint-Crépin dans « Henry V ».

L’œuvre suscite plusieurs adaptations notables. La compagnie Mabou Mines obtient l’autorisation de Beckett pour une « simple lecture », qui évolue vers une production filmée dirigée par Lee Breuer. David Warrilow y interprète le texte dans un espace cylindrique en caoutchouc mousse, peuplé de minuscules figurines en plastique, sur une musique de Philip Glass. Lors de la préparation, Warrilow interroge Beckett sur les dimensions du cylindre, ce qui amène l’auteur à confesser que la hauteur initiale de dix-huit mètres était une erreur : « Après tout, on ne peut pas jouer avec π ».

En 2008, Sarah Kenderdine et Jeffrey Shaw créent une installation artistique, Unmakeablelove, qui utilise la capture de mouvement pour animer les personnages. Les spectateurs ne peuvent voir ces derniers qu’à travers des torches virtuelles, créant une réalité mixte présentée au Volcan du Havre, au Musée des Sciences et Technologies de Shanghai et à la Foire Internationale d’Art de Hong Kong.

Aux éditions DE MINUIT ; 58 pages.


7. En attendant Godot (pièce de théâtre, 1953)

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Résumé

Chef-d’œuvre du théâtre de l’absurde, « En attendant Godot » met en scène deux vagabonds, Vladimir et Estragon, qui patientent au bord d’une route près d’un arbre solitaire. Leur attente interminable d’un mystérieux personnage, le fameux Godot, structure toute la pièce. Pour tuer le temps, ils conversent, se disputent, se réconcilient, évoquent la possibilité de se pendre, mais restent invariablement sur place.

L’action se déroule en deux actes presque identiques. Leur routine est perturbée par l’arrivée de Pozzo, figure autoritaire qui tient en laisse son serviteur Lucky, réduit à l’état d’esclave. Ce dernier, muet la plupart du temps, livre soudain un monologue chaotique et incompréhensible lorsqu’on lui ordonne de « penser ». À la fin de chaque acte, un jeune garçon vient annoncer que Godot ne viendra pas aujourd’hui, mais certainement demain. Vladimir et Estragon décident alors de partir, mais ne bougent pas.

Autour de la pièce

Dès sa création en 1953, « En attendant Godot » provoque un séisme dans le paysage théâtral d’après-guerre. Les premières représentations au Théâtre de Babylone à Paris déclenchent des réactions passionnées : la moitié des spectateurs, déconcertée par cette pièce où « il ne se passe rien », quitte la salle avant la fin du premier acte, certains restent pour perturber délibérément le jeu des acteurs. Des batailles rangées éclatent entre défenseurs et détracteurs de la pièce, allant jusqu’à contraindre une fois à baisser le rideau au début du second acte.

L’œuvre naît dans un contexte particulier : Beckett vient de fuir Paris occupé avec sa compagne pour échapper à l’arrestation en raison de leurs liens avec la Résistance. Cette expérience, suivie de son engagement comme volontaire pour la Croix-Rouge dans la ville dévastée de Saint-Lô, imprègne profondément le texte. Des chercheurs comme Pierre Temkine y décèlent des références historiques précises : Vladimir et Estragon pourraient incarner des Juifs parisiens ayant fui vers la France non occupée, attendant un passeur de la Résistance qui ne vient pas.

La dimension morale s’impose comme une clé de lecture essentielle. À travers les jeux dérisoires des personnages pour tuer le temps – échanges de chapeaux, exercices physiques, disputes suivies de réconciliations – transparaît le refus d’affronter les questions essentielles sur la responsabilité humaine face aux catastrophes du siècle. « En attendant Godot » mettrait ainsi en scène l’incapacité à tirer les leçons morales du massacre de millions d’êtres humains.

La relation entre Pozzo et Lucky cristallise cette problématique. Pozzo, tyran qui traite son serviteur comme un animal, le tenant en laisse et le faisant danser au fouet, devient aveugle dans le second acte tandis que Lucky perd la parole – métaphore de la faillite morale de la société. Le monologue décousu de Lucky sur « l’amaigrissement » et « l’inachèvement » de l’humanité résonne comme un écho des traumatismes de l’époque.

La pièce connaît un destin remarquable dans les prisons. En 1953, la première représentation carcérale a lieu à Lüttringhausen en Allemagne. Un détenu traduit lui-même le texte et obtient l’autorisation de le mettre en scène. Cette expérience marque le début d’un lien durable entre Beckett et l’univers pénitentiaire. En 1957, la pièce est jouée à la prison de San Quentin en Californie, où elle trouve un écho particulier auprès des détenus. Selon Rick Cluchey, ancien prisonnier devenu metteur en scène : « Ce que tout le monde à San Quentin comprenait de Beckett, alors que le reste du monde peinait à suivre, c’était ce que signifiait être face à ça. »

La postérité d’ « En attendant Godot » dépasse largement le cadre théâtral. Son titre devient une expression courante pour désigner l’attente vaine et l’absurdité de certaines situations. Elle inspire de nombreuses adaptations et réécritures, comme « Godot est arrivé » de Miodrag Bulatović en 1966, où Godot apparaît sous les traits d’un boulanger condamné à mort par les personnages. En 1989, le film de Walter D. Asmus, supervisé par Beckett lui-même, réunit Roman Polanski et Jean-François Balmer dans les rôles principaux.

Aux éditions DE MINUIT ; 136 pages.


8. Fin de partie (pièce de théâtre, 1957)

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Résumé

« Fin de partie », créée en 1957, se déroule dans une pièce unique aux murs gris, dans laquelle quatre personnages attendent une fin qui tarde à venir. Au centre de cet espace dépouillé trône Hamm, aveugle et paralysé dans son fauteuil roulant, qui tyrannise son serviteur Clov à coups de sifflet. Ce dernier, seul capable de se mouvoir malgré sa démarche boiteuse, obéit aux ordres tout en menaçant constamment de partir. Dans deux poubelles placées sur scène croupissent Nagg et Nell, les parents de Hamm, qui ont perdu leurs jambes dans un accident de tandem.

L’action se concentre sur une journée qui semble sans fin, rythmée par les échanges acerbes entre Hamm et Clov. Leur relation oscille entre dépendance mutuelle et cruauté assumée : Hamm ne peut se passer des services de Clov, tandis que ce dernier reste prisonnier d’une fidélité qu’il ne s’explique pas. Les parents émergent parfois de leurs poubelles pour réclamer de la bouillie ou échanger des souvenirs tendres, seuls moments de douceur dans cet univers post-apocalyptique où, selon les personnages, plus rien ne subsiste à l’extérieur.

Autour de la pièce

Créée en 1957 au Royal Court Theatre de Londres, cette pièce de Samuel Beckett incarne le paroxysme d’un théâtre qui refuse délibérément les conventions dramatiques traditionnelles. L’action, quasi-inexistante, se déroule dans un monde post-apocalyptique dévasté où quatre personnages handicapés survivent, enfermés dans une maison qui devient leur microcosme.

La dimension symbolique des noms des personnages mérite une attention particulière : Hamm évoque à la fois le « hammer » (marteau) anglais et le « ham actor » (mauvais acteur), tandis que Clov rappelle le « clou » français et Nagg le « Nagel » allemand – une construction onomastique qui fait du trio un système d’interdépendance où le marteau frappe perpétuellement ses clous. Harold Bloom, éminent critique littéraire, décèle dans le personnage de Hamm une référence explicite à Hamlet, notamment à travers le motif de l’hésitation perpétuelle.

Theodor Adorno situe l’œuvre dans le contexte de l’après-Seconde Guerre mondiale, une période où Beckett a notamment travaillé dans un hôpital de Saint-Lô, ville normande dévastée. Cette expérience transparaît dans l’atmosphère de destruction totale qui imprègne la pièce. Le dramaturge Krystian Lupa souligne la force subversive du texte : Beckett parvient à imposer une nouvelle esthétique théâtrale en créant des personnages qui mentent ou se taisent mais dont les véritables intentions demeurent constamment perceptibles.

La dimension ludique occupe une place centrale : le titre fait référence aux échecs, Beckett étant lui-même un joueur passionné. La résistance de Hamm face à sa fin inéluctable rappelle celle du joueur amateur qui refuse d’admettre sa défaite, contrairement au joueur expérimenté qui sait reconnaître le moment où il doit abandonner la partie.

La pièce suscite un débat critique sur son appartenance au théâtre de l’absurde. Klaus Birkenhauer conteste cette catégorisation en soulignant la logique implacable qui régit le comportement des personnages. Ruby Cohn rapporte que Beckett considérait comme fondamentale cette réplique de Nell : « Il n’y a rien de plus drôle que le malheur. »

L’influence de « Fin de partie » perdure jusqu’à aujourd’hui à travers diverses adaptations, notamment une version opératique composée par György Kurtág et créée à la Scala de Milan en 2018. Le texte continue d’attirer des interprètes de renom : Alan Cumming, Daniel Radcliffe, Michael Gambon ou encore Hugo Weaving se sont appropriés ces rôles devenus emblématiques du théâtre contemporain.

Aux éditions DE MINUIT ; 112 pages.


9. Oh les beaux jours (pièce de théâtre, 1961)

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Résumé

Écrite entre 1960 et 1961, « Oh les beaux jours » met en scène Winnie, une femme d’une cinquantaine d’années, enterrée jusqu’à la taille dans un mamelon de terre, sous une perpétuelle lumière aveuglante. À ses côtés se trouve Willie, son mari taciturne d’une soixantaine d’années, qui vit dans un trou derrière le monticule. Le décor minimaliste se résume à une étendue déserte sous un ciel implacable.

Rythmée par une sonnerie stridente qui marque le réveil et le coucher, la journée de Winnie suit une routine immuable. Elle sort méticuleusement de son sac les objets du quotidien : brosse à dents, dentifrice, miroir, lunettes, rouge à lèvres et même un revolver. Elle s’adresse sans cesse à Willie qui, lui, ne répond que par quelques grognements ou en lisant des fragments de journal. Dans le second acte, la situation s’aggrave : Winnie apparaît désormais enterrée jusqu’au cou, ne pouvant plus bouger que les yeux et la tête.

Dans l’ultime scène, Willie apparaît en tenue de soirée et tente de gravir le mamelon. Son geste, entre dernier élan amoureux et possible tentative de s’emparer du revolver, reste une énigme. La pièce s’achève sur ce moment suspendu, tandis que Winnie chante une mélodie d’amour.

Autour de la pièce

Cette pièce de théâtre, qui mêle tragique et comique, naît d’une requête inattendue : l’épouse de l’acteur Cyril Cusack demande à Beckett d’écrire « une pièce heureuse » après « La Dernière Bande ». L’œuvre prend forme entre octobre 1960 et mai 1961, avant d’être créée à New York le 17 septembre 1961. Le dramaturge en réalise lui-même la traduction française en 1963, empruntant son titre « Oh les beaux jours » au poème « Colloque sentimental » de Verlaine.

La situation scénique pousse à l’extrême l’art de l’absurde : une femme enterrée dans un mamelon dialogue avec un mari quasi-muet, sous une lumière aveuglante. Cette image puissante trouve possiblement son origine dans le film « Un chien andalou » de Luis Buñuel ou une photographie d’Angus McBean représentant Frances Day. Beckett confie à l’actrice Brenda Bruce sa vision : « La chose la plus terrible qui puisse arriver à quelqu’un serait de ne pas pouvoir dormir, d’être réveillé par une sonnerie dès qu’on s’assoupit, de s’enfoncer vivant dans le sol rempli de fourmis, sous un soleil qui brille sans fin. »

L’aspect sexuel imprègne subtilement l’œuvre. Les souvenirs de Winnie comportent souvent une dimension érotique : moments sur les genoux de Charlie Hunter, premier baiser, rencontre dans une remise à outils… Le nom même de Willie évoque un euphémisme britannique désignant le sexe masculin. Dans la mise en scène de 1979, Beckett accentue délibérément l’attrait physique de Billie Whitelaw, la transformant en séductrice au décolleté provocant.

Le langage joue un rôle crucial : les jeux de mots abondent, notamment autour de l’inscription sur la brosse à dents de Winnie. Les références littéraires parsèment le texte, couvrant toutes les époques : philosophie grecque antique, idéalisme chrétien médiéval, humanisme de la Renaissance, rationalisme du XVIIIe siècle et romantisme. Ces fragments culturels, souvent déformés par la mémoire défaillante de Winnie, soulignent sa souffrance.

La pièce connaît un succès considérable à New York avec plus de cent représentations, tandis que Berlin l’accueille plus timidement. Elle devient néanmoins l’une des œuvres les plus jouées de Beckett, aux côtés d’ « En attendant Godot » et « Fin de partie ». De nombreuses actrices marquantes s’approprient le rôle de Winnie, dont Madeleine Renaud qui l’interprète jusqu’à ses 86 ans. « Oh les beaux jours » inspire également plusieurs adaptations télévisées, notamment en 1971 dans une mise en scène de Roger Blin, et en 1980 avec Irene Worth.

Aux éditions DE MINUIT ; 82 pages.

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