Pierre Corneille naît le 6 juin 1606 à Rouen, dans une famille de la bourgeoisie de robe. Après de brillantes études chez les Jésuites et un cursus de droit, il devient avocat en 1624. Peu à l’aise dans le métier de plaideur, il se tourne vers l’écriture théâtrale tout en conservant ses charges d’avocat du roi qui lui assurent des revenus réguliers.
Sa première pièce, « Mélite », créée en 1629, rencontre un vif succès. Il enchaîne alors plusieurs comédies avant de connaître la consécration avec « Le Cid » en 1637. Malgré la « querelle du Cid » qui éclate suite à ce triomphe, Corneille persévère et compose ses plus grandes tragédies : « Horace » (1640), « Cinna » (1641), « Polyeucte » (1641).
En 1641, il épouse Marie de Lampérière, qui lui donnera huit enfants. Les années 1640-1650 sont marquées par une série de chefs-d’œuvre comme « Rodogune » (1644) et « Héraclius » (1647). Après l’échec de « Pertharite » en 1652, il se retire temporairement du théâtre pour se consacrer à la traduction de « L’Imitation de Jésus-Christ ».
Il fait son retour en 1659 avec « Œdipe » et s’installe à Paris en 1662. Dans les années 1660-1670, il doit faire face à la concurrence du jeune Racine, mais continue à produire des pièces remarquables comme « Sertorius » (1662), « Sophonisbe » (1663) et son ultime tragédie « Suréna » (1674).
Membre de l’Académie française depuis 1647, Corneille passe ses dernières années à Paris, où il meurt le 1er octobre 1684. Il laisse une œuvre considérable de 32 pièces qui lui vaut le surnom de « Grand Corneille » et pose les fondements de la tragédie classique française.
Voici notre sélection de ses pièces de théâtre majeures.
1. Médée (1635)
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Résumé
Dans la Corinthe antique se noue un drame qui marquera durablement l’histoire du théâtre. Médée, magicienne qui a tout abandonné par amour pour Jason, découvre que celui-ci s’apprête à la répudier pour épouser Créuse, fille du roi Créon. Le souverain, soutenant cette union qui promet à Jason la succession au trône, ordonne l’exil immédiat de Médée. Cette dernière n’obtient qu’un jour de sursis, durant lequel elle subit une ultime humiliation : Créuse exige de Médée sa précieuse robe, dernier souvenir de sa terre natale de Colchide.
Médée orchestre alors une vengeance aussi méthodique qu’impitoyable. Après s’être assuré l’asile politique auprès d’Égée, roi d’Athènes, elle piège sa rivale en lui offrant la robe tant convoitée, préalablement enduite de poisons mortels. Le vêtement provoque une agonie terrible de Créuse, bientôt rejointe dans la mort par son père qui tentait de lui porter secours. Pour anéantir définitivement Jason, Médée commet l’irréparable en égorgeant ses propres enfants. La pièce s’achève sur son départ triomphal dans un char tiré par des dragons, tandis que Jason, anéanti, met fin à ses jours.
Autour de la pièce
Cette première incursion de Corneille dans le registre tragique survient dans un contexte particulier : sa démission du prestigieux groupe des « cinq auteurs » lui vaut l’animosité de Richelieu, dont le ressentiment affecte la réception initiale de « Médée ». Représentée pour la première fois en 1635 au théâtre du Marais, la pièce ne connaîtra que huit représentations jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.
La tragédie se situe à la croisée des chemins entre baroque et classicisme, deux mouvements esthétiques majeurs du XVIIe siècle. Le spectaculaire baroque s’exprime à travers les pouvoirs magiques de l’héroïne, les meurtres sur scène et le deus ex machina final où Médée s’envole sur un char tiré par des dragons. Parallèlement, « Médée » respecte déjà certains principes classiques : l’unité de temps s’intègre naturellement dans l’intrigue à travers le délai d’un jour accordé par Créon, tandis que l’unité d’action structure la progression implacable de la vengeance. Seule l’unité de lieu demeure négligée, avec des décors multiples incluant grotte, palais et prison.
En s’inspirant d’Euripide et de Sénèque, Corneille insuffle une nouvelle dimension psychologique au mythe antique. L’ajout du personnage d’Égée, amoureux éconduit de Créuse, crée un triangle amoureux qui complexifie les relations entre les personnages. La culpabilité de Médée s’en trouve nuancée : ses crimes répondent aux provocations de son entourage, notamment quand Créon lui arrache ses enfants pour les confier à Créuse, ou lorsque cette dernière exige sa robe de Colchide. Le choix de situer l’infanticide hors scène, par souci de bienséance, contraste avec la mort spectaculaire de Créon et Créuse, consumés sur scène par les enchantements de Médée.
Le personnage de Pollux, confident de Jason, et l’importance accrue donnée à Créuse témoignent d’un souci de multiplier les points de vue sur l’héroïne tragique. Cette approche s’éloigne de la condamnation univoque présente chez Sénèque pour offrir une vision plus ambiguë de la vengeance de Médée. La modification finale du mythe, avec le suicide de Jason, ajoute une dimension pathétique absente des versions antérieures.
Aux éditions FLAMMARION ; 192 pages.
2. L’Illusion comique (1636)
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Résumé
« L’Illusion comique », écrite par Pierre Corneille en 1635 et créée au théâtre du Marais en 1636, débute dans une grotte en Touraine, où Pridamant, rongé par le remords d’avoir chassé son fils dix ans plus tôt, sollicite l’aide d’un magicien du nom d’Alcandre. Ce dernier lui dévoile, grâce à ses pouvoirs, le destin de son fils Clindor, qui s’est établi à Bordeaux au service d’un capitaine gascon, Matamore, personnage aussi fanfaron que lâche.
Dans cette vision magique se déroule une intrigue amoureuse : Clindor aime Isabelle, mais doit affronter la rivalité d’Adraste, soutenu par le père de la jeune femme. Le drame éclate lorsque Clindor tue Adraste en duel. Emprisonné et condamné à mort, il n’échappe à son funeste sort que grâce à l’intervention d’Isabelle et de sa servante Lyse, qui organise son évasion.
Deux ans plus tard, une scène troublante se joue. Clindor, devenu apparemment l’époux d’Isabelle, la trahit pour une autre femme : la princesse Rosine. La situation tourne au drame quand les hommes du prince Florilame assassinent Clindor et Rosine. Au moment où Pridamant sombre dans le désespoir, Alcandre lui révèle que son fils est bien vivant : toute la scène n’était qu’une représentation théâtrale, Clindor étant devenu comédien.
Autour de la pièce
Cette pièce de Corneille se démarque par sa structure qui multiplie les niveaux de représentation. Quatre strates narratives s’imbriquent : la pièce dans son ensemble, la scène entre Alcandre et Pridamant – à la fois acteurs et spectateurs -, les péripéties de Clindor et Isabelle, et enfin la tragédie finale qui constitue une mise en abyme supplémentaire. Cette construction complexe s’inscrit dans l’esthétique baroque de l’époque, selon laquelle la vie elle-même n’est qu’un théâtre. La confusion entre la vie réelle de Clindor et son rôle d’acteur illustre parfaitement cette conception.
À travers les cinq actes, Corneille fait preuve d’une maîtrise remarquable des différents genres théâtraux de son temps. Le premier acte puise dans la tradition pastorale avec sa grotte et son magicien. Les trois actes suivants empruntent à la comédie, notamment avec le personnage de Matamore directement issu de la commedia dell’arte. Le dernier acte bascule dans la tragédie, créant ainsi une œuvre hybride que Corneille lui-même qualifie « d’étrange monstre » dans son Épître dédicatoire.
La modernité de la pièce se manifeste dans son rapport aux règles classiques. Si elle semble transgresser les trois unités – avec une action qui s’étend sur deux ans et se déroule entre la Touraine, Bordeaux et Paris – elle les respecte en réalité subtilement puisque tout se passe dans la grotte d’Alcandre, en quelques heures seulement. Cette tension entre respect et transgression des codes témoigne de la période charnière durant laquelle la pièce fut écrite, entre baroque et classicisme.
L’actualité de « L’Illusion comique » se mesure à ses nombreuses adaptations contemporaines. Tony Kushner l’a transposée pour le public anglophone sous le titre « The Illusion ». En 2010, Mathieu Amalric en propose une version télévisuelle qui transpose l’action dans un contexte moderne, transformant notamment Matamore en concepteur de jeux vidéo. La BBC Radio 3 en diffuse également une adaptation en 2011, avec une distribution prestigieuse incluant Richard Johnson et Michael Maloney. Plus récemment, en 2012, une nouvelle adaptation situe l’intrigue dans la Louisiane du début du XXe siècle, avec une réinterprétation du personnage d’Alcandre inspirée de Marie Laveau.
Aux éditions FOLIO ; 240 pages.
3. Le Cid (1637)
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Résumé
Dans l’Espagne du XIe siècle, à Séville, deux nobles familles s’apprêtent à unir leurs enfants. Don Rodrigue et Chimène s’aiment d’un amour partagé, avec la bénédiction de leurs pères respectifs, Don Diègue et Don Gomès. Mais le destin s’en mêle : le roi choisit Don Diègue comme précepteur du prince, provoquant la jalousie de Don Gomès qui, dans un moment de colère, gifle son rival. Trop âgé pour se battre, Don Diègue demande à son fils de laver cet affront. Rodrigue se retrouve alors face à un dilemme déchirant : venger l’honneur de son père en tuant celui de sa bien-aimée, ou préserver son amour au prix du déshonneur familial.
Après avoir choisi l’honneur et tué Don Gomès en duel, Rodrigue affronte les conséquences de son acte. Chimène, bien qu’encore éprise de lui, réclame justice auprès du roi. Le sort offre alors à Rodrigue l’occasion de se racheter : une attaque des Maures menace le royaume. Par ses exploits guerriers, il gagne le surnom de « Cid » et devient un héros national. Mais Chimène persiste dans sa quête de vengeance et obtient du roi l’organisation d’un duel entre Rodrigue et Don Sanche, un autre prétendant, avec la promesse d’épouser le vainqueur.
Autour de la pièce
Librement adapté des « Mocedades del Cid » de Guillén de Castro, « Le Cid » se démarque du théâtre classique français par son ancrage dans l’époque médiévale et son héros espagnol – un choix audacieux en 1637, alors que la France et l’Espagne s’affrontent militairement. Cette originalité suscite une violente controverse, « la Querelle du Cid », orchestrée par des dramaturges rivaux comme Jean Mairet et Georges de Scudéry. Ces derniers accusent Corneille de plagiat et de non-respect des règles théâtrales classiques, notamment les trois unités.
La pièce transgresse en effet plusieurs conventions : l’action se déroule dans trois lieux distincts (la place publique, le palais royal et la maison de Chimène), et les événements s’enchaînent sur vingt-quatre heures à un rythme peu vraisemblable. Corneille lui-même reconnaît ces entorses dans son « Examen du Cid » : le duel, la bataille contre les Maures et le combat avec Don Sanche s’enchaînent trop rapidement pour sembler crédibles. L’Académie française, sollicitée comme arbitre par Richelieu, critique particulièrement le personnage de Chimène, dont l’amour persistant pour le meurtrier de son père heurte les bienséances de l’époque.
Malgré – ou grâce à – ces controverses, « Le Cid » connaît un succès phénoménal. Trois représentations à la cour, deux à l’hôtel Richelieu et une traduction anglaise avant la fin de l’année 1637. Nicolas Boileau immortalise ce triomphe dans des vers célèbres : « En vain contre Le Cid un ministre se ligue / Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue / L’Académie en corps a beau le censurer / Le public révolté s’obstine à l’admirer. »
L’influence du « Cid » perdure à travers les siècles avec d’innombrables adaptations. Vingt-six compositeurs créent des versions lyriques, dont Jules Massenet en 1885. La pièce inspire également de nombreuses parodies, du sonnet de Georges Fourest en 1909 aux sketches des Inconnus, en passant par « La Parodie du Cid » d’Edmond Brua en 1942, transposée dans l’Algérie coloniale. Sur scène, des acteurs emblématiques incarnent les personnages principaux : Gérard Philipe marque durablement le rôle de Rodrigue au Théâtre National Populaire en 1951, tandis que Jean Marais et Jean-Louis Barrault participent à la mise en scène mémorable de Francis Huster en 1985.
Aux éditions LIBRIO ; 128 pages.
4. Horace (1640)
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Résumé
Dans les premières années de Rome, deux familles nobles s’unissent par des liens matrimoniaux : les Horaces de Rome et les Curiaces d’Albe. Le jeune Horace a épousé Sabine, une Albaine, tandis que sa sœur Camille est promise à Curiace, le frère de Sabine. L’harmonie vole en éclats lorsque la guerre éclate entre les deux cités. Pour éviter un bain de sang, chaque ville désigne trois champions qui s’affronteront en combat singulier. Le sort désigne les trois frères Horace pour Rome et les trois frères Curiace pour Albe.
Horace embrasse son devoir patriotique avec ferveur, tandis que Curiace, déchiré, déplore ce destin cruel qui l’oppose à son ami et beau-frère. Le combat tourne d’abord au désavantage de Rome : deux des Horaces périssent rapidement. Le dernier survivant, simulant la fuite pour diviser ses adversaires déjà blessés, parvient à les éliminer un à un, offrant la victoire à sa patrie. De retour triomphant, il tue sa propre sœur Camille qui, folle de douleur, maudit sa victoire et Rome.
Autour de la pièce
Deuxième grand succès de Pierre Corneille après « Le Cid », « Horace » naît en 1640 dans un contexte particulier : celui d’une réponse aux critiques de sa précédente pièce. Cette origine combative transparaît dans le choix d’un protagoniste plus audacieux encore que Rodrigue, qui n’hésite pas à sacrifier son meilleur ami et à tuer sa propre sœur. La dédicace au cardinal de Richelieu souligne la dimension politique de cette création théâtrale.
La genèse de l’œuvre met en lumière la fermeté des convictions artistiques de Corneille : avant la représentation, une lecture organisée chez Boisrobert donne lieu à diverses suggestions de modifications, que le dramaturge refuse catégoriquement. Cette intransigeance témoigne d’une vision précise de son projet dramaturgique et d’une confiance en ses choix créatifs.
Une particularité littéraire stupéfiante se cache au cœur du texte : l’acte II, scène 3, recèle un acrostiche formant les mots « SALE CUL ». Cette découverte, effectuée par Hubert Gignoux lors de la mise en scène de la pièce au Centre Dramatique de l’Est en 1962, suscite de nombreuses interrogations. Bernard Pivot souligne la probabilité infime – une chance sur 1045 milliards selon lui – d’une telle occurrence fortuite. Les spécialistes de Corneille, dont Bernard Dort et Georges Couton, ne parviennent pas à trancher entre hasard et provocation délibérée.
Le rayonnement de la pièce s’étend bien au-delà du théâtre : elle inspire plusieurs compositions musicales majeures au fil des siècles. Antonio Salieri en tire une tragédie lyrique en 1786, suivie par l’opéra « Gli Orazi e i Curiazi » de Domenico Cimarosa en 1796. Le XIXe siècle voit naître une « Scène d’Horace » pour soprano, baryton et piano de Camille Saint-Saëns (1860), tandis qu’André Jolivet compose une musique de scène en 1947.
Aux éditions FLAMMARION ; 224 pages.
5. Cinna (1641)
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Résumé
En 41 après J.-C., Rome vit sous le règne d’Auguste depuis deux décennies. L’empereur, qui s’est emparé du pouvoir par la force quand il n’était encore qu’Octave, traîne derrière lui un passé sanglant. Parmi ses victimes se trouve Toranius, dont la fille Émilie n’a jamais pardonné l’exécution malgré la protection que lui accorde désormais Auguste. Consumée par la soif de vengeance, elle fait promettre à son amant Cinna de tuer l’empereur en échange de sa main. Ce dernier, descendant de Pompée, prépare alors minutieusement un attentat avec la complicité de Maxime.
L’intrigue prend un virage quand Auguste, accablé par le poids du pouvoir, sollicite l’avis de ces deux proches conseillers sur son éventuelle abdication. Si Maxime l’encourage à renoncer au trône, Cinna le convainc de rester – stratagème qui masque ses intentions meurtrières. Touché par leur loyauté apparente, Auguste les couvre de faveurs et consent au mariage de Cinna avec Émilie. Ces marques de confiance sèment le trouble dans l’esprit du conspirateur, partagé entre son serment amoureux et ses remords naissants. C’est alors qu’Euphorbe, l’affranchi de Maxime, révèle tout à l’empereur. Au terme d’une confrontation où chacun des conjurés assume sa responsabilité, Auguste opte pour le pardon plutôt que la vengeance.
Autour de la pièce
Avec « Cinna », Pierre Corneille déplace avec malice les préoccupations de son époque dans la Rome antique. Cette tragédie, représentée au Théâtre du Marais en 1641, met en scène la mise au pas de la noblesse sous Louis XIII et le gouvernement de Richelieu. La réflexion politique s’articule autour d’une question centrale : comment briser la spirale de la violence ? La réponse proposée défend un pouvoir fort qui tire sa légitimité de sa capacité à pardonner.
La genèse exacte de l’œuvre demeure incertaine. Si le satiriste Ménage mentionne « Cinna » dès mai 1641, le médecin Pierre Bourdelot n’en parle qu’en septembre 1642 dans une lettre à Cassiano dal Pozzo, où il la décrit comme « la plus belle pièce qui soit faite en France ». Deux hypothèses s’affrontent : certains situent sa conception au printemps 1641 pour une représentation durant l’hiver 1641-1642, d’autres suggèrent que Corneille l’aurait écrite parallèlement à « Horace » en 1640.
Le financement de la pièce mérite une mention : le dramaturge la dédie au financier Pierre Puget de Montauron, dont la générosité lui rapporte six cents livres. Cette somme considérable récompense les éloges dithyrambiques qui précèdent la tragédie. La critique contemporaine, notamment Guez de Balzac, salue ses qualités tout en pointant l’anachronisme entre l’esprit républicain romain dépeint et la réalité historique de l’empire augustéen.
« Cinna » puise ses sources dans le « De Clementia » de Sénèque et dans « Histoire romaine » de Dion Cassius. Si le complot contre Auguste de l’an 4 après J.-C. constitue un fait historique avéré, Corneille prend des libertés dramatiques significatives, notamment avec le personnage d’Émilie, pure création littéraire. La postérité de la pièce s’avère remarquable : jouée vingt-sept fois sous Louis XIV, elle séduit même Napoléon qui la fait représenter à Saint-Cloud en 1806 puis à Erfurt en 1808. En 1669, elle inspire à Racine une réponse critique avec « Britannicus », qui dépeint la transformation d’un empereur juste en tyran, contestant ainsi l’optimisme politique de Corneille.
Aux éditions FOLIO ; 192 pages.
6. Polyeucte (1641)
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Résumé
Dans l’Arménie du IIIe siècle, sous l’occupation romaine, le noble Polyeucte vit un bouleversement spirituel qui changera le destin de son entourage. Récemment marié à Pauline, la fille du gouverneur Félix, il se convertit secrètement au christianisme sous l’influence de son ami Néarque, bravant ainsi les lois impériales qui persécutent cette religion. Cette conversion survient alors même que Sévère, ancien prétendant de Pauline et désormais favori de l’empereur, fait son retour triomphal dans la ville.
La situation se complique lorsque Polyeucte, animé d’une ferveur nouvelle, profane publiquement les idoles païennes lors d’une cérémonie officielle. Félix, contraint par sa fonction de gouverneur, fait arrêter son gendre et exécuter Néarque, espérant que cet exemple ramènera Polyeucte à la raison. Pauline, déchirée entre son amour pour son époux et son devoir filial, tente désespérément de le convaincre d’abjurer sa foi. Polyeucte reste inflexible et, dans un geste d’abnégation ultime, confie même son épouse à Sévère avant d’accepter le martyre.
Autour de la pièce
À travers une tension dramatique mêlant amour terrestre et foi divine, « Polyeucte » s’inscrit comme l’une des dernières tragédies religieuses majeures du XVIIe siècle français. La célèbre tirade où le protagoniste déclare à Pauline « Je vous aime, beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même » synthétise la dualité centrale de l’œuvre : le conflit entre les passions humaines et l’aspiration spirituelle.
La postérité de cette pièce se manifeste particulièrement dans le domaine musical. Marc-Antoine Charpentier compose en 1680 « Le Combat de l’amour divin et de l’amour profane », un ballet représenté entre les actes d’une version latine au collège d’Harcourt. L’inspiration se perpétue avec Charles Gounod qui adapte la tragédie en opéra en 1878, suivi par Paul Dukas et son ouverture en 1892. Plus audacieuse encore, la relecture contemporaine du compositeur polonais Zygmunt Krauze en 2011 redéfinit la relation entre Polyeucte et Néarque, y ajoutant une dimension homosexuelle absente du texte original.
Les premières représentations suscitent une réaction inattendue : un vers provoque l’hilarité du public par son double sens involontaire. La réplique « Et le désir s’accroît quand l’effet se recule » pouvait en effet s’entendre de manière équivoque comme « Et le désir s’accroît quand les fesses reculent ». Corneille modifie alors le texte dans les versions ultérieures pour neutraliser ce kakemphaton malencontreux.
La pièce inspire également la littérature moderne, notamment Robert Brasillach qui en fait le substrat de son roman « Les Sept Couleurs » (1939). Les vers de « Polyeucte » ponctuent chaque chapitre, tandis que le personnage principal, Patrice, suit une trajectoire similaire à celle de Sévère : tous deux s’engagent dans l’armée après une déception amoureuse avant de revenir vers leur premier amour des années plus tard.
La mise en scène de 1906 dans le théâtre antique de Carthage marque un moment historique : elle constitue la première représentation moderne dans cet espace millénaire, découvert seulement deux ans auparavant et ayant servi de théâtre du IIe au Ve siècle après J.-C.
Aux éditions FOLIO ; 202 pages.
7. Le Menteur (1644)
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Résumé
En 1644, le jeune Dorante quitte Poitiers et ses études de droit pour découvrir Paris. À peine arrivé, il croise aux Tuileries deux ravissantes Parisiennes, Clarice et Lucrèce. Immédiatement épris de la première qu’il confond avec la seconde, il se lance dans une parade amoureuse teintée d’affabulations : ancien militaire couvert de gloire en Allemagne, il aurait secrètement soupiré pour elle depuis des années. Ce premier mensonge en entraîne une multitude d’autres, prélude à un tourbillon de quiproquos.
L’histoire se complique lorsque son père Géronte lui présente son projet de le marier à une jeune fille – qui n’est autre que Clarice. Pour échapper à cette union qui contrarierait ses plans, Dorante prétend avoir déjà épousé à Poitiers une certaine Orphise. Entre-temps, ses vantardises sur une prétendue fête nocturne sur la Seine éveillent la jalousie d’Alcippe, son ami d’enfance secrètement fiancé à Clarice. Les mensonges s’enchevêtrent jusqu’à ce que la vérité éclate, menant à un dénouement inattendu où chacun trouve finalement sa place.
Autour de la pièce
Dernière comédie baroque de Corneille, « Le Menteur » marque un moment charnière dans l’histoire du théâtre français. La pièce, adaptée de « La verdad sospechosa » de Juan Ruiz de Alarcón, transforme profondément l’œuvre originale pour l’adapter aux goûts et aux conventions du public parisien de 1644. Cette adaptation se manifeste notamment dans le choix des lieux – l’action se déroule entre les Tuileries et la Place Royale – et dans le respect scrupuleux de la règle des trois unités, l’intrigue se déroulant sur vingt-quatre heures.
La modernisation de l’œuvre s’observe également dans le traitement du personnage principal. Là où le texte espagnol condamnait moralement le mensonge, Corneille allège considérablement le propos. Son Dorante ment avec une conscience plus aiguë de sa propension à la fabulation, tout en se montrant plus impuissant à y résister que son modèle original. Cette nouvelle approche du protagoniste permet à Corneille de résoudre différemment le conflit final : quand la pièce espagnole se terminait sous la menace de mort, la version française voit Dorante accepter sa nature et s’accommoder de la situation.
Le succès de la première représentation au Théâtre du Marais fut retentissant, en grande partie grâce à l’interprétation mémorable du comédien Jodelet dans le rôle de Cliton, le valet de Dorante. Cette réussite incita Corneille à écrire « La Suite du Menteur » dès l’année suivante, bien que cette continuation ne rencontrât pas la même fortune auprès du public.
L’influence de la pièce sur le théâtre français s’avère considérable : elle préfigure le style que Molière développera vingt ans plus tard et pose les jalons de la comédie de caractère. Son rayonnement s’étend jusqu’au XVIIIe siècle, puisque Carlo Goldoni s’en inspirera en 1750 pour sa propre version du « Bugiardo ». Plus récemment, la pièce continue de susciter l’intérêt des metteurs en scène contemporains, comme en témoignent les nombreuses productions modernes, notamment aux États-Unis où la traduction de David Ives rencontre un succès notable depuis 2010.
Aux éditions FLAMMARION ; 304 pages.
8. Rodogune (1644)
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Résumé
Dans la cité de Séleucie, en Syrie antique, la reine Cléopâtre doit désigner lequel de ses fils jumeaux, Séleucus ou Antiochus, héritera du trône. Cette décision déterminera également qui épousera la princesse parthe Rodogune. Les deux princes, unis par une profonde affection fraternelle, tombent éperdument amoureux de la jeune femme, chacun prêt à renoncer à la couronne pour s’attirer ses faveurs. Mais sous les apparences d’une simple succession dynastique se dissimule un nœud de passions mortifères.
Car Cléopâtre, dévorée par sa soif de pouvoir, a déjà fait assassiner son époux Nicanor, père des jumeaux, lorsque celui-ci projetait d’épouser Rodogune. La reine propose alors un pacte macabre à ses fils : la couronne appartiendra à celui qui tuera Rodogune. Le dilemme s’intensifie quand Rodogune, à son tour, promet sa main à celui qui vengera la mort de leur père en tuant Cléopâtre. Les deux frères se retrouvent alors déchirés entre leur devoir filial et leur amour, tandis que les deux femmes s’affrontent dans une lutte sans merci pour le pouvoir.
La pièce atteint son paroxysme lors d’une scène finale d’une rare intensité : après avoir poignardé Séleucus dans l’ombre, Cléopâtre tente d’empoisonner les futurs époux lors de leur cérémonie de mariage. Mais son stratagème échoue et, plutôt que d’abandonner son trône, elle boit elle-même le poison mortel, maudissant son fils et sa future bru jusqu’à son dernier souffle.
Autour de la pièce
Créée en 1644 ou 1645 au Théâtre du Marais par la troupe de Floridor, « Rodogune » s’inscrit dans une saison théâtrale marquée par une vive concurrence. Une pièce homonyme de Gabriel Gilbert, jouée simultanément à l’Hôtel de Bourgogne, reprend la même trame pendant quatre actes avant de proposer un dénouement moins sanglant. Cette rivalité dramaturgique témoigne de l’attrait exercé par ce sujet tiré d’Appien d’Alexandrie.
Le titre même de la pièce résulte d’un choix stratégique : Corneille avoue dans son avertissement qu’il aurait dû l’intituler « Cléopâtre », puisque l’action tragique repose sur ce personnage. Mais il craint la confusion avec la célèbre reine d’Égypte, déjà mise en scène dans sa précédente tragédie « La Mort de Pompée ». Cette Cléopâtre-ci s’inspire en réalité de Cléopâtre Théa, princesse lagide et reine de Syrie.
Le succès ne se dément pas au fil des siècles : avec plus de 400 représentations à la Comédie-Française jusqu’au XXe siècle, « Rodogune » devient la tragédie cornelienne la plus jouée après les quatre « classiques » que sont « Le Cid », « Horace », « Cinna » et « Polyeucte ». Corneille lui-même la considère comme l’une de ses meilleures pièces.
Les critiques divergent néanmoins sur sa valeur. L’intellectuel véronais Scipione Maffei, dans ses « Osservazioni sopra la Rodoguna » (1700), condamne plusieurs aspects : l’altération de l’histoire rapportée par Appien, les invraisemblances qui émaillent l’intrigue, le recours à des actions répugnantes plutôt que dignes de compassion, et le manque de dimension tragique du personnage-titre. Pour les spécialistes russes, « Rodogune » marque un tournant dans l’œuvre cornélienne, s’éloignant de la « haute simplicité » pour privilégier des intrigues plus complexes et délaissant les sujets romains pour l’Orient.
Le personnage de Cléopâtre se distingue particulièrement : Saint-Evremond note en 1767 qu’elle incarne parfaitement ces reines d’Asie prêtes à tuer pères ou fils pour conserver leur pouvoir. Sa volonté inflexible et son intelligence aiguë inaugurent la figure du héros diabolique dans le théâtre de Corneille. Elle tue consciemment, de son plein gré, sans céder aux instincts ou à la colère, ni chercher la vertu. Comme l’observe Lessing, son caractère « contre nature » illustre précisément sa capacité à transcender les besoins naturels.
Aux éditions FOLIO ; 224 pages.
9. Nicomède (1651)
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Résumé
Dans la Bithynie antique, le roi Prusias règne sous l’influence grandissante de Rome et de sa seconde épouse, l’ambitieuse Arsinoé. Son fils aîné Nicomède, héritier du trône et disciple d’Hannibal, revient victorieux de ses conquêtes en Cappadoce. Il découvre que sa belle-mère complote pour écarter sa succession au profit de son demi-frère Attale, élevé à Rome et récemment rentré au royaume. L’enjeu dynastique se double d’une rivalité amoureuse : les deux princes convoitent Laodice, jeune reine d’Arménie placée sous la tutelle de Prusias.
Les manœuvres d’Arsinoé s’intensifient. Après une tentative d’assassinat manquée contre Nicomède, elle obtient son éloignement en le livrant comme otage aux Romains. Le peuple se soulève alors pour réclamer son prince. Un mystérieux sauveur libère Nicomède de sa captivité, provoquant la fuite de Prusias et de l’ambassadeur romain Flaminius. Le libérateur s’avère être Attale lui-même, qui privilégie l’honneur aux intrigues de cour. Dans un geste magnanime, Nicomède pardonne à ses opposants et rétablit son père sur le trône, tout en affirmant son indépendance face à Rome.
Autour de la pièce
« Nicomède » voit le jour en 1651, peu après la libération des meneurs de la Fronde et l’exil du cardinal Mazarin, alors premier ministre. Les tribulations de Nicomède font écho aux péripéties du prince de Condé, créant un parallèle saisissant entre fiction et réalité politique.
La dimension stoïcienne de la pièce souligne le dilemme entre héroïsme et raison. Le dénouement marque un choix crucial : Nicomède doit renoncer à la pure gloire pour embrasser un compromis moral. Cette décision permet de restaurer l’unité de l’État, mais ne suffit pas à résoudre les tensions profondes. La Bithynie demeure sous l’autorité d’un roi affaibli, flanqué d’une reine manipulatrice.
Corneille s’écarte significativement des sources historiques pour servir sa vision dramatique. Il transforme la rivalité père-fils en une réflexion sur la nature du pouvoir : plutôt que de céder à la violence, Nicomède tente d’éveiller chez Prusias la conscience de ses devoirs royaux. L’ajout de personnages fictifs comme Laodice et Arsinoé complexifie les enjeux politiques en y mêlant des ressorts sentimentaux.
Le succès de la pièce s’avère immédiat lors de sa création à l’Hôtel de Bourgogne. Dans son « Avertissement au lecteur », Corneille note avec modestie qu’elle « ne déplut pas ». Son attachement transparaît davantage dans son « Examen » de 1660, où il confesse sa prédilection particulière pour cette œuvre. Cette estime trouve un écho chez Molière qui choisit « Nicomède » pour inaugurer sa troupe au Louvre en 1658.
Le caractère atypique du dénouement suscite des débats sur la nature même de la pièce. L’absence de dénouement tragique et la présence d’éléments comiques – notamment dans certains dialogues et dans le traitement du personnage de Prusias – amènent certains à qualifier « Nicomède » de comédie héroïque, à l’instar de « Don Sanche d’Aragon » (1650).
Aux éditions FOLIO ; 208 pages.