Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, naît à Paris en 1622 dans une famille de marchands tapissiers. Après des études au prestigieux collège de Clermont, il renonce à reprendre la charge de tapissier de son père et se lance dans le théâtre. En 1643, à 21 ans, il fonde avec les Béjart l’Illustre Théâtre, qui connaît rapidement des difficultés financières à Paris.
Pendant douze ans, de 1646 à 1658, Molière parcourt la province avec sa troupe, affinant son art de comédien et d’auteur. Il y crée ses premières pièces, notamment « L’Étourdi » et « Le Dépit amoureux ». De retour à Paris en 1658, il obtient la protection de Philippe d’Orléans, dit « Monsieur », frère du roi, puis celle de Louis XIV lui-même. Sa troupe s’installe au Palais-Royal.
Les succès s’enchaînent avec « Les Précieuses ridicules » (1659), « L’École des femmes » (1662), « Dom Juan » (1665), « Le Misanthrope » (1666), « L’Avare » (1668), « Le Tartuffe » (1669), « Le Bourgeois gentilhomme » (1670) et « Les Femmes savantes » (1672). En 1662, il épouse Armande Béjart, de vingt ans sa cadette.
Comédien, dramaturge et chef de troupe, Molière excelle particulièrement dans la comédie. Il crée des personnages devenus des archétypes et manie tous les ressorts du comique pour dépeindre les travers de ses contemporains. Ses pièces provoquent parfois de vives polémiques, notamment auprès des dévots.
Le 17 février 1673, alors qu’il joue « Le Malade imaginaire », il est pris d’un malaise sur scène et meurt quelques heures plus tard à son domicile parisien. Du fait de sa profession de comédien, il ne reçoit qu’une sépulture nocturne au cimetière Saint-Joseph. Son œuvre, qui compte une trentaine de comédies, reste aujourd’hui l’une des plus jouées au monde.
Voici notre sélection de ses pièces de théâtre majeures.
1. Les Précieuses ridicules (1659)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Paris, 1659. Deux jeunes provinciales fraîchement arrivées dans la capitale, Magdelon et Cathos, reçoivent la visite de La Grange et Du Croisy, deux gentilshommes venus demander leur main. Les deux cousines, qui se rêvent héroïnes de roman, rejettent avec mépris ces prétendants qu’elles jugent « incongrus en galanterie ». Gorgibus, père de Magdelon et oncle de Cathos, ne comprend rien aux aspirations de ces jeunes femmes qui exigent une cour dans les règles de l’art avant d’envisager le mariage.
Humiliés, La Grange et Du Croisy décident de se venger en envoyant leurs valets, Mascarille et Jodelet, se faire passer pour un marquis et un vicomte. Les deux cousines tombent sous le charme de ces faux nobles qui singent de manière outrancière les manières précieuses des salons parisiens. Mascarille leur récite des vers de sa composition, leur propose de les introduire dans une « académie de beaux esprits » et organise même un bal improvisé. Mais jusqu’où ira cette mascarade orchestrée par les deux gentilshommes bafoués ?
Autour de la pièce
Cette courte pièce en un acte, représentée pour la première fois le 18 novembre 1659, naît d’une stratégie commerciale visant à dynamiser les recettes de la troupe de Molière. Fraîchement installée à Paris, celle-ci partage alors le Théâtre du Petit-Bourbon avec les Comédiens italiens et peine à séduire le public avec son jeu jugé trop naturel. Pour redresser la situation, Molière engage le célèbre Jodelet, spécialiste des rôles de valets déguisés en maîtres, et compose spécialement pour lui cette comédie qui mêle la tradition de la farce à une satire mordante des mœurs contemporaines.
La pièce puise son inspiration dans plusieurs sources. Molière s’appuie notamment sur « L’Héritier ridicule » de Paul Scarron, publié en 1650, dont il reprend le thème du valet déguisé en gentilhomme pour séduire une jeune femme. Les « Loix de la galanterie » de Charles Sorel, inventaire parodique des codes mondains, lui fournissent la matière des comportements et du langage affecté de ses personnages. Le roman « La Précieuse ou le mystère des ruelles » de l’abbé de Pure, paru en 1656, contribue également à nourrir sa réflexion sur la condition féminine et les travers de la société galante.
La force comique de la pièce repose sur plusieurs ressorts. Le comique de caractère s’incarne dans les deux provinciales aveuglées par leurs lectures romanesques et incapables de distinguer le vrai du faux. Le comique de langage atteint des sommets dans la parodie du style précieux, entre périphrases alambiquées et néologismes absurdes. La scène de l’impromptu poétique de Mascarille, où le faux marquis commente pompeusement ses propres vers devant des spectatrices en pâmoison, constitue un morceau d’anthologie. Le comique de situation culmine dans les scènes de bastonnade finale qui renouent avec la tradition de la farce.
La pièce soulève aussi des questions plus profondes sur la place des femmes dans la société. Si Molière se moque des excès de la préciosité, il ne condamne pas pour autant les aspirations féminines à l’éducation et à la liberté. La brutalité de Gorgibus, qui menace d’envoyer sa fille et sa nièce au couvent si elles refusent le mariage, n’est pas présentée sous un jour plus favorable que les rêveries romanesques des deux cousines. Cette ambiguïté annonce déjà les débats sur l’éducation des femmes que Molière développera plus tard dans « L’École des femmes ».
Le succès est immédiat : alors qu’une représentation ordinaire rapporte environ 150 livres, « Les Précieuses ridicules » en rapporte 1400. Cette réussite pousse un libraire peu scrupuleux à publier une édition pirate de la pièce, contraignant Molière à faire imprimer lui-même son texte en janvier 1660. C’est ainsi que cette petite comédie devient sa première œuvre publiée. Le triomphe déclenche une véritable mode littéraire, avec la multiplication d’ouvrages consacrés aux « précieuses », au point de donner une apparence de réalité socio-historique à ce phénomène qui n’a pourtant jamais existé en tant que tel.
La critique de l’époque salue unanimement cette « petite comédie » qui, selon un contemporain, apporte « un souffle nouveau » au genre comique. En mêlant habilement les procédés traditionnels du burlesque à une peinture satirique de la société mondaine, Molière démontre que la vie contemporaine peut donner matière à une pièce bouffonne. Toutefois, ce succès présente aussi des inconvénients : certains y voient une attaque personnelle contre des figures connues des salons parisiens, accusation contre laquelle Molière doit se défendre dans sa préface.
« Les Précieuses ridicules » connaît de nombreuses adaptations au fil des siècles. La mise en scène de Jérôme Deschamps et Macha Makeieff en 1997 à l’Odéon renouvelle brillamment la lecture de l’œuvre. Plus récemment, le film « Molière » (2007) d’Ariane Mnouchkine immortalise la célèbre scène de l’impromptu déclamé par Mascarille, interprété par Romain Duris.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 155 pages.
2. L’École des femmes (1662)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Paris, 1662. Arnolphe, bourgeois quadragénaire obsédé par la crainte d’être trompé, s’apprête à épouser sa pupille Agnès. Depuis que celle-ci a quatre ans, il l’a fait élever dans l’ignorance totale au couvent, persuadé qu’une femme sotte ne pourra jamais le tromper.
De retour d’un voyage, il apprend que le jeune Horace, fils de son ami Oronte, est tombé amoureux d’Agnès. Ignorant qu’Arnolphe se fait désormais appeler « Monsieur de la Souche », Horace lui confie ses projets de séduction. Arnolphe découvre avec effroi que sa pupille, malgré son éducation restrictive, manifeste des sentiments pour le jeune homme.
S’engage alors une lutte pour préserver ce qu’il considère comme son bien : empêcher par tous les moyens la naissance de cet amour. Mais chaque confidence d’Horace le met au supplice, tandis qu’Agnès, sous l’influence de ces sentiments nouveaux, s’éveille peu à peu à la conscience d’elle-même…
Autour de la pièce
« L’École des femmes » est représentée pour la première fois au théâtre du Palais-Royal le 26 décembre 1662. Pour écrire cette pièce, Molière puise dans deux sources principales : une nouvelle espagnole de María de Zayas y Sotomayor intitulée « El prevenido engañado », traduite par Scarron sous le titre « La Précaution inutile », et une nouvelle italienne tirée des « Nuits facétieuses » de Straparole. De ces textes, il conserve l’argument central d’un homme qui fait élever une jeune fille dans l’ignorance avant de l’épouser.
Cette comédie en cinq actes repense entièrement les codes du genre comique. Molière fusionne pour la première fois la tradition de la farce populaire avec les exigences de la grande comédie en alexandrins. Il mêle ainsi les quiproquos et le comique de gestes hérités de la commedia dell’arte à une réflexion sur la condition féminine au XVIIe siècle. Les sous-entendus grivois parsèment le texte, à commencer par le titre lui-même qui fait écho à « L’École des filles », dialogue érotique interdit de 1655. Le nom même d’Arnolphe renvoie à saint Arnoul des Yvelines, considéré comme le « patron des cocus » dans l’imaginaire populaire.
La pièce se distingue par l’épaisseur psychologique inédite de ses personnages. Arnolphe n’est plus le simple barbon de comédie : bourgeois éclairé au début de la pièce, il sombre peu à peu dans une passion dévorante qui le rapproche des héros tragiques. Agnès, loin de rester la candide ingénue, s’émancipe progressivement sous l’effet de l’amour, jusqu’à tenir tête à son tuteur. Cette évolution des caractères, inhabituelle dans le théâtre classique, fut d’ailleurs critiquée en son temps.
Les critiques de l’époque se déchaînent contre cette pièce qui bouscule les conventions. Donneau de Visé, dans ses « Nouvelles nouvelles », résume bien l’ambivalence de sa réception : « Cette pièce a produit des effets tout nouveaux, tout le monde l’a trouvée méchante et tout le monde y a couru ». On reproche à Molière les invraisemblances de l’intrigue, l’offense aux « saints mystères » de la religion et surtout la crudité de certaines scènes, comme la célèbre « scène du le » où les sous-entendus sexuels sont à peine voilés.
La postérité de « L’École des femmes » témoigne de sa modernité. Louis Jouvet en donne une interprétation magistrale en 1936, renouant avec la dimension comique originelle tout en accentuant la tragédie du personnage d’Arnolphe. Antoine Vitez en propose en 1978 une lecture plus sombre qui choque la critique. En 1973, le téléfilm de Raymond Rouleau avec Bernard Blier et Isabelle Adjani actualise la réflexion sur la condition féminine. Plus récemment, en 2021-2022, Francis Perrin propose une mise en scène contemporaine où son fils autiste interprète l’un des rôles, performance saluée par les spécialistes.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 192 pages.
3. Dom Juan ou le Festin de Pierre (1665)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Sicile, XVIIe siècle. Dom Juan Tenorio, jeune aristocrate séducteur libertin, accumule les conquêtes amoureuses sans le moindre scrupule. Accompagné de son valet Sganarelle, qui désapprouve son comportement mais lui reste fidèle, il multiplie les aventures et les promesses de mariage.
Après avoir épousé puis abandonné Done Elvire, qu’il avait fait sortir du couvent, il projette déjà d’enlever une nouvelle proie lors d’une promenade en mer. Mais son entreprise échoue et son embarcation fait naufrage. Recueilli par des villageois, il entreprend aussitôt de séduire deux jeunes paysannes, Charlotte et Mathurine, leur promettant simultanément le mariage.
Parallèlement, les frères d’Elvire, Dom Carlos et Dom Alonse, se lancent à sa poursuite pour venger l’honneur de leur sœur. Au cours de sa fuite, Dom Juan croise le mausolée du Commandeur, un homme qu’il a autrefois tué en duel. Dans un geste de provocation, il invite la statue du mort à dîner. Contre toute attente, celle-ci accepte l’invitation d’un signe de tête. Cette rencontre surnaturelle marque le début d’une série d’événements qui vont mettre à l’épreuve l’arrogance et l’impiété du séducteur…
Autour de la pièce
Créée en 1665 au Palais-Royal à Paris, « Dom Juan ou le Festin de Pierre » naît dans un contexte particulier. L’année précédente, « Le Tartuffe » avait été interdit par Louis XIV sous la pression des dévots. Pour maintenir sa troupe en activité, Molière s’empare alors d’un sujet déjà populaire en Europe : la légende de Don Juan, initiée par le moine espagnol Tirso de Molina dans « L’Abuseur de Séville » (1630).
La pièce s’écarte radicalement des conventions du théâtre classique français. Elle est écrite en prose, non en vers comme l’exigeait l’usage pour une œuvre sérieuse. Surtout, elle ne respecte aucune des trois unités aristotéliciennes : l’action s’étend sur plus de vingt-quatre heures, se déplace dans des lieux multiples (palais, campagne, forêt, ville) et entremêle plusieurs intrigues. Cette liberté formelle s’accompagne d’une audace dans le mélange des tons : le comique farcesque alterne avec le tragique, tandis que des éléments surnaturels comme la statue animée du Commandeur ajoutent une dimension fantastique inédite.
Le couple central formé par Dom Juan et Sganarelle constitue l’un des duos maître-valet les plus remarquables du théâtre classique. Leur relation complexe dépasse le simple rapport de subordination : Sganarelle, qui incarne une forme de bon sens populaire teinté de superstition, tente vainement de raisonner son maître tout en restant fasciné par lui. Dom Juan, lui, se révèle un personnage d’une modernité stupéfiante : non content de défier les conventions sociales par son libertinage, il remet en cause les fondements mêmes de la société en professant un athéisme radical. Sa célèbre profession de foi mathématique – « Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit » – annonce l’esprit des Lumières.
La réception de la pièce fut houleuse. Malgré des recettes exceptionnelles, elle ne connut que quinze représentations. Un libelle anonyme, les « Observations sur une comédie de Molière intitulée le Festin de Pierre », dénonça violemment son impiété. La scène où Dom Juan tente de faire blasphémer un pauvre en échange d’une pièce d’or dut être supprimée dès la deuxième représentation. Après la mort de Molière, le texte fut censuré et modifié. La version originale ne fut redécouverte qu’au XIXe siècle.
Les critiques romantiques ont sensiblement renouvelé la lecture de l’œuvre. Théophile Gautier y voit « un drame moderne dans toute la force du terme » où « la comédie, qui çà et là touche à la bouffonnerie, monte parfois jusqu’au drame, s’élève jusqu’au mystère ». Victor Hugo, plus réservé, compare la statue du Commandeur au spectre dans « Hamlet » et regrette que Molière n’ait pas l’intuition shakespearienne du fantastique. Au XXe siècle, Albert Camus fait de Dom Juan une figure de « l’homme absurde » dans « Le Mythe de Sisyphe ».
La pièce a connu de nombreuses adaptations. Au cinéma et à la télévision, on retiendra particulièrement le téléfilm de Marcel Bluwal (1965) avec Michel Piccoli dans le rôle-titre et Claude Brasseur en Sganarelle, ainsi que le film de Jacques Weber (1998) où il incarne lui-même Dom Juan aux côtés d’Emmanuelle Béart. En 2008, Simon Léturgie en propose une version en roman graphique. Sur scène, les mises en scène de Louis Jouvet (1947) et Jean Vilar (1953) ont contribué à faire redécouvrir l’œuvre au grand public.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 158 pages.
4. Le Misanthrope (1666)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
À Paris, sous le règne de Louis XIV, Alceste se dresse contre l’hypocrisie qui règne dans les salons aristocratiques. Cet homme intransigeant, qui prône une sincérité absolue et refuse les compromissions sociales, s’oppose à son ami Philinte qui préfère une diplomatie de bon aloi. Mais Alceste vit un profond paradoxe : il est éperdument amoureux de Célimène, une jeune veuve de vingt ans qui incarne tout ce qu’il abhorre. Maîtresse de maison coquette et médisante, elle entretient savamment la rivalité entre ses nombreux prétendants.
Tandis qu’Alceste exige d’elle une fidélité exclusive, un conflit éclate avec Oronte, l’un des soupirants de la belle : Alceste a critiqué sans ménagement les vers de ce courtisan influent qui lui demandait son avis. L’affaire le conduit devant le tribunal des Maréchaux.
Pendant ce temps, dans le salon de Célimène, défilent marquis élégants et aristocrates raffinés. La maîtresse des lieux s’amuse à dresser leurs portraits satiriques, alimentant ainsi les conversations mondaines qu’Alceste exècre. La situation se tend quand des lettres de Célimène sont révélées au grand jour, prouvant qu’elle tient un double discours avec chacun de ses admirateurs. Alceste, tiraillé entre son amour et ses principes, la met face à un choix décisif : l’épouser et quitter avec lui cette société corrompue, ou le perdre à jamais…
Autour de la pièce
« Le Misanthrope » naît dans un contexte particulier : Molière l’écrit entre 1663 et 1666, pendant l’interdiction du « Tartuffe ». Affaibli par la maladie et confronté à l’opposition virulente du parti dévot, il compose cette comédie qui s’éloigne de son registre habituel. La pièce est créée le 4 juin 1666 au Palais-Royal. Son sous-titre original, « L’Atrabilaire amoureux », mentionné dans le privilège accordé à Molière mais absent de l’édition, souligne déjà la singularité de cette œuvre qui mêle la tradition médicale de la mélancolie à la satire sociale.
La pièce tranche avec les autres comédies de Molière par plusieurs aspects notables. Écrite entièrement en alexandrins, elle délaisse les ressorts comiques traditionnels au profit d’une forme d’humour plus subtile, que Donneau de Visé qualifie de « rire dans l’âme ». Cette expression traduit le fait que le comique provient moins des situations que des contradictions internes des personnages. Le dramaturge innove également en s’écartant de la fixité habituelle des caractères : il peint la transformation progressive d’Alceste, de simple atrabilaire en véritable misanthrope.
La dimension satirique révèle une société où la médisance est devenue un art de vivre. Les portraits au vitriol se succèdent, particulièrement dans le salon de Célimène où défilent courtisans ridicules et précieuses affectées. Mais cette satire généralisée questionne aussi sa propre efficacité : quand tout le monde critique tout le monde, qui reste-t-il pour écouter la critique ? Cette réflexion métathéâtrale sur les limites de la parole satirique constitue l’une des grandes originalités de la pièce.
L’accueil réservé au « Misanthrope » lors de sa création s’avère mitigé. Le public, habitué aux farces plus directes de Molière, peine à saisir la portée de cette comédie grave. Le gazetier Robinet note que « l’on n’aimait point trop tout ce sérieux ». Cependant, la critique reconnaît rapidement la profondeur du texte. Boileau y voit un modèle de comédie de caractère, tandis que Donneau de Visé salue dans sa lettre-préface l’habileté avec laquelle Molière fait d’Alceste « le plaisant sans être trop ridicule ». L’appréciation de la pièce évolue significativement au fil des siècles : les romantiques, notamment, y verront moins une comédie qu’un drame sur la solitude du génie incompris.
« Le Misanthrope » n’a cessé d’inspirer créateurs et artistes. De nombreuses adaptations jalonnent son histoire, depuis l’opéra-comique « La Cour de Célimène » d’Ambroise Thomas (1855) jusqu’au film « Alceste à bicyclette » de Philippe Le Guay (2013), avec Fabrice Luchini et Lambert Wilson. La pièce connaît également des mises en scène régulières qui témoignent de son actualité persistante : entre 1922 et 2024, plus d’une trentaine de représentations majeures sont recensées, dont certaines par des metteurs en scène prestigieux comme Jean-Louis Barrault, Antoine Vitez ou Peter Stein.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 190 pages.
5. Le Médecin malgré lui (1666)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
En 1666, dans un village français, un bûcheron du nom de Sganarelle mène une vie dissolue. Il dépense tout son argent en boisson et maltraite son épouse Martine. Suite à une dispute où elle reçoit des coups de bâton, cette dernière décide de se venger. L’occasion se présente quand deux domestiques, Valère et Lucas, cherchent un médecin pour guérir la fille de leur maître Géronte, mystérieusement devenue muette. Martine leur désigne son mari comme un médecin extraordinaire qui refuse d’avouer ses talents, sauf sous les coups.
Roué de coups par les deux hommes, Sganarelle finit par accepter de se faire passer pour médecin. Convoqué au chevet de Lucinde, la fille de Géronte, il se lance dans une consultation burlesque où il déploie un charabia pseudo-médical en latin de cuisine. En réalité, Lucinde n’est pas réellement malade : elle simule le mutisme pour échapper au mariage que son père veut lui imposer avec un homme fortuné, alors qu’elle aime secrètement Léandre, un jeune homme sans le sou.
Sganarelle découvre la supercherie et accepte d’aider les amoureux, moyennant rémunération. Pour permettre à Léandre d’approcher sa bien-aimée, il le fait passer pour un apothicaire. Mais leurs manigances risquent d’être découvertes…
Autour de la pièce
Molière commence l’écriture du « Médecin malgré lui » immédiatement après la création du « Misanthrope » en juin 1666. Il s’agit pour lui de répliquer au projet de ses concurrents de l’Hôtel de Bourgogne qui exploitent le filon du « farcesque galant », genre dans lequel il excelle. Il choisit donc de composer rapidement une « petite comédie » en trois actes et en prose. La première représentation a lieu le 6 août 1666 au Théâtre du Palais-Royal sous le titre « Le Médecin de force », en complément d’une pièce de Donneau de Visé. Molière lui-même interprète le rôle de Sganarelle, aux côtés de Mlle de Brie (Martine), Du Croisy (Géronte), Armande Béjart (Lucinde) et La Grange (Léandre).
Pour construire sa pièce, Molière puise dans différentes sources. Il recycle des motifs et situations déjà utilisés dans « Le Médecin volant » et « L’Amour médecin », notamment les thèmes du faux médecin et de la fausse malade issus de la comédie italienne. Il superpose à cela la thématique du « médecin par force », que l’on retrouve dans un conte indien du Śukasaptati et dans un fabliau du XIIIe siècle, « Le Vilain mire ». La pièce multiplie les registres comiques : comique de gestes avec les bastonnades et les poursuites, comique de mots avec le jargon pseudo-médical et les quiproquos, comique de caractère avec la naïveté de Géronte et la ruse de Sganarelle. Ces éléments s’inscrivent dans la tradition de la farce médiévale, que Molière porte ici à son apogée.
La dimension satirique constitue un aspect central de l’œuvre. Molière y dénonce avec virulence les charlatans qui dissimulent leur ignorance sous un jargon latinisant incompréhensible. Par-delà les médecins, c’est la crédulité générale qui est visée : tous les personnages se laissent berner par un homme qu’ils croient savant sur la seule foi de son habit. Certains critiques voient même derrière la satire médicale une critique voilée de la religion, notamment à travers les « miracles » accomplis par Sganarelle qui rappellent ceux des Évangiles.
« Le Médecin malgré lui » rencontre un succès immédiat auprès du public parisien. Selon Subligny dans sa gazette en vers « La Muse dauphine » en 1667, Molière lui-même qualifie sa pièce de « petite bagatelle », mais le chroniqueur souligne que « cette bagatelle est d’un esprit si fin que […] l’estime qu’on en fait est une maladie qui fait que, dans Paris, tout court au Médecin. »
La pièce connaît plusieurs adaptations notables : en 1732 avec « The Mock Doctor » d’Henry Fielding, en 1858 avec l’opéra-comique de Charles Gounod (arrangé par Erik Satie en 1923), mais aussi plusieurs versions cinématographiques comme celle d’Émile Chautard en 1910 ou celle de Carlo Campogalliani en 1931. Plus récemment, en 1999, Lau Kwok Fai en propose une adaptation hongkongaise sous le titre « Yee san ».
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 116 pages.
6. Amphitryon (1668)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Amphitryon, général victorieux, s’apprête à rentrer de guerre dans la cité de Thèbes. Son épouse Alcmène l’attend, fidèle et dévouée. Mais Jupiter, maître des dieux, brûle de désir pour la jeune femme. Pour parvenir à ses fins, il ordonne à la Nuit de prolonger son cours et prend l’apparence physique d’Amphitryon. Son fils Mercure l’assiste dans cette machination en se métamorphosant en Sosie, le valet d’Amphitryon. La supercherie commence : Jupiter rejoint Alcmène qui, trompée par l’apparence, l’accueille comme son époux.
Sosie, le véritable valet, arrive peu après pour annoncer le retour prochain de son maître. Devant la maison, il rencontre Mercure qui, sous ses traits, l’empêche d’entrer à grands coups de bâton. Une scène cocasse s’ensuit où Sosie, face à son double, finit par douter de sa propre existence.
Le lendemain, quand le véritable Amphitryon rentre enfin chez lui, Alcmène l’accueille sans surprise, persuadée d’avoir passé la nuit précédente avec lui. Le malentendu dégénère en violente dispute conjugale. Pour éviter le scandale, Jupiter revient sous l’apparence d’Amphitryon et apaise la colère d’Alcmène. Mais la confusion atteint son paroxysme lorsque les deux Amphitryon se retrouvent face à face. Comment le véritable époux réagira-t-il en découvrant qu’un imposteur a usurpé son identité pour séduire sa femme ?
Autour de la pièce
Créée le 13 janvier 1668 au théâtre du Palais-Royal, « Amphitryon » s’inspire librement de la pièce éponyme de Plaute. Molière transpose l’intrigue antique dans un cadre plus contemporain tout en conservant les ressorts dramatiques essentiels. Trois jours après sa première représentation, la pièce est jouée aux Tuileries devant Louis XIV. Un parfum de scandale l’entoure rapidement, certains spectateurs établissant un parallèle entre Jupiter séduisant Alcmène et les conquêtes amoureuses du Roi-Soleil.
La pièce se démarque des autres comédies de Molière par son caractère baroque et sa dimension métaphysique. Le dramaturge délaisse ici l’étude des caractères pour s’intéresser à la question vertigineuse de l’identité. À travers le personnage de Sosie, confronté à son double divin, il met en scène la possibilité troublante de ne plus être soi-même. Cette réflexion philosophique se double d’une critique sociale : la présence des dieux, loin d’impressionner, les montre comme de simples hommes guidés par leurs pulsions. Jupiter apparaît comme un séducteur sans scrupules qui abuse de son pouvoir pour satisfaire ses désirs.
La structure même de la pièce innove en s’éloignant des canons classiques. Le cadre spatio-temporel habituel éclate, la vraisemblance est mise à mal par l’intervention divine. Molière joue avec les codes en multipliant les situations de quiproquo et les effets de mise en abyme. Le dédoublement des personnages crée une mécanique comique implacable, où chaque rencontre entre original et copie génère de nouvelles complications.
Les critiques contemporains soulignent la singularité de cette pièce dans le répertoire moliéresque. Antony McKenna s’insurge contre ceux qui n’y ont vu qu’un « simple divertissement pour le repos des guerriers de Louis XIV ». René Pommier dénonce quant à lui les commentateurs réduisant la pièce à une « flagornerie » destinée à flatter les bas instincts du souverain.
Deux expressions tirées de la pièce sont entrées dans le langage courant : le mot « sosie » désigne désormais toute personne ressemblant parfaitement à une autre, tandis qu’un « amphitryon » qualifie un hôte qui reçoit à dîner, en référence au célèbre vers « Le véritable Amphitryon est l’Amphitryon où l’on dîne ». La pièce a inspiré de nombreuses adaptations, dont « Amphitryon 38 » de Jean Giraudoux en 1929, qui en propose une relecture moderne en approfondissant la dimension philosophique du matériau original.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 183 pages.
7. L’Avare (1668)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Paris, XVIIe siècle. Harpagon, un riche bourgeois veuf, règne en tyran domestique sur sa maisonnée qu’il maintient dans une extrême parcimonie. Obsédé par son trésor de dix mille écus d’or dissimulé dans une cassette au jardin, il surveille avec une paranoïa maladive son entourage, y compris ses propres enfants.
Sa fille Élise entretient une relation secrète avec Valère, qui s’est fait engager comme intendant pour se rapprocher d’elle, tandis que son fils Cléante est épris de la jeune Mariane. Mais Harpagon bouleverse leurs projets : il compte marier Élise au vieux seigneur Anselme sans verser de dot, et convoite lui-même Mariane malgré leur différence d’âge.
Pour contrecarrer les desseins matrimoniaux de leur père, les jeunes gens doivent ruser. La situation se complique lorsque Cléante, désespéré de ne pouvoir aider financièrement sa bien-aimée, découvre que l’usurier auprès duquel il tentait d’emprunter n’est autre que son propre père. La tension monte entre les personnages, jusqu’à ce qu’un événement inattendu ne vienne tout bouleverser : le vol de la précieuse cassette d’Harpagon…
Autour de la pièce
Cette comédie en prose en cinq actes s’inscrit dans le projet de Molière de dépeindre les travers de ses contemporains. En choisissant de dénoncer l’avarice, un des sept péchés capitaux condamnés par l’Église, le dramaturge s’attaque à un sujet consensuel. La société de l’époque considère qu’un honnête homme doit faire preuve de générosité. La figure de l’usurier, bien que leur pratique soit courante au point que Colbert doive légiférer sur les taux d’intérêt, cristallise particulièrement le mécontentement populaire. Pour construire sa pièce, Molière puise son inspiration dans « La Marmite » (Aulularia) de Plaute, dont il reprend les scènes les plus marquantes comme les lamentations lors de la découverte du vol ou l’inspection des mains du serviteur par l’avare.
Molière adapte cependant l’intrigue aux mœurs de son siècle en remplaçant certains ressorts dramatiques par des éléments empruntés à la comédie italienne. La rivalité amoureuse entre le père et le fils provient de « Il Tradito » de Basilio Locatelli, tandis que le stratagème de l’amoureux se faisant passer pour un serviteur apparaît dans « I Suppositi » de L’Arioste. Les manigances d’Harpagon pour préserver son argent s’inspirent quant à elles de « La Fameuse Compagnie de la Lésine » de Francesco Maria Vialardi.
La pièce mêle habilement différents types de comique. Le comique de caractère s’exprime à travers la caricature d’Harpagon, personnage grotesque obsédé par son argent au point d’en devenir ridicule. Le comique de langage transparaît dans les jurons et les insultes, notamment lors des disputes. Les scènes physiques comme les coups de bâton reçus par Maître Jacques relèvent du comique de geste, tandis que les quiproquos, notamment celui sur « la cassette » à l’acte V, illustrent le comique de situation.
Les critiques contemporains divergent sur la qualité de l’œuvre. Certains regrettent l’absence des qualités d’écriture qu’ils admirent dans « Tartuffe » et déplorent que les passages les plus comiques soient empruntés à d’autres auteurs. D’autres saluent la profondeur psychologique du personnage d’Harpagon et la manière dont Molière parvient à transformer un sujet sombre – la tyrannie domestique d’un père sur ses enfants – en une comédie mordante. Quant à Luigi Riccoboni, il remarque dans ses « Observations sur la comédie et sur le génie de Molière » qu’il n’y a pas « quatre scènes qui soient inventées par Molière ».
« L’Avare » a connu de nombreuses adaptations à l’écran, du film muet de Georges Méliès en 1908 jusqu’à la version marocaine « Al Aâti Allah » en 2017. Parmi les interprétations les plus mémorables d’Harpagon figurent celles de Charles Dullin (1943), Louis de Funès (1980), Michel Serrault (2006) et Denis Podalydès (2009). La pièce a également inspiré plusieurs adaptations musicales, dont un opéra-comique de Pasquale Anfossi en 1775 et une musique de scène de Maurice Jarre en 1952.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 156 pages.
8. Le Tartuffe (1669)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Paris, XVIIe siècle. Orgon, un riche bourgeois, tombe sous l’emprise de Tartuffe, un faux dévot qu’il a recueilli chez lui. Alors que sa famille – Elmire sa seconde épouse, ses enfants Damis et Mariane, son beau-frère Cléante – tente de lui ouvrir les yeux sur l’hypocrisie du personnage, Orgon persiste dans son aveuglement. Seule sa mère, Madame Pernelle, partage son admiration pour ce prétendu saint homme.
La situation s’aggrave lorsqu’Orgon décide de marier sa fille Mariane à Tartuffe, brisant ainsi les projets d’union avec son amant Valère. Dorine, la servante de Mariane, s’allie aux opposants de Tartuffe pour déjouer ses manigances. Le fourbe ne tarde pas à dévoiler son véritable visage en tentant de séduire Elmire. Son fils Damis surprend la scène et la rapporte à Orgon, mais celui-ci refuse de croire à la perfidie de son protégé. Au contraire, il déshérite son fils et, pour prouver sa confiance absolue en Tartuffe, lui fait donation de tous ses biens. Elmire met alors au point un stratagème pour confondre l’imposteur…
Autour de la pièce
« Le Tartuffe » connaît une genèse mouvementée marquée par la censure. La première version en trois actes, donnée en 1664 devant Louis XIV lors des « Plaisirs de l’Île enchantée » à Versailles, est immédiatement interdite sous la pression de l’archevêque de Paris. Une deuxième mouture intitulée « L’Imposteur », remaniée et augmentée à cinq actes, subit le même sort en 1667 après une unique représentation. La version définitive n’est finalement autorisée qu’en 1669, sous le titre « Le Tartuffe ou l’Imposteur ». Cette interdiction prolongée s’explique par le contexte religieux tendu de l’époque : l’Église, confrontée à la dissidence janséniste et à la menace d’un schisme, ne peut tolérer une pièce qui semble mettre en cause la dévotion.
La pièce constitue en effet une satire cinglante de l’hypocrisie religieuse, incarnée par le personnage éponyme qui utilise le masque de la piété pour servir ses intérêts les plus vils. Molière déploie tout son talent comique à travers des scènes devenues célèbres, comme celle où Orgon, caché sous une table, découvre enfin la duplicité de Tartuffe. Le dramaturge manie avec virtuosité les différents registres du comique : comique de situation avec les quiproquos, comique de mots dans les répliques cinglantes de Dorine, et comique de caractère dans la peinture des personnages.
« Le Tartuffe » propose également une critique sociale percutante des mariages arrangés et de l’autorité paternelle absolue, à travers le personnage de Mariane menacée d’union avec l’imposteur. Les femmes y tiennent des rôles essentiels : Elmire et Dorine font preuve d’intelligence et de courage pour démasquer le fourbe, tandis que le pouvoir masculin, représenté par Orgon, apparaît aveuglé par le fanatisme.
La pièce reçoit un accueil triomphal dès sa première représentation officielle. Les quarante-quatre représentations consécutives au Palais-Royal en 1669 établissent un record de recettes. Louis Bourdaloue, célèbre prédicateur de l’époque, voit dans la pièce « une de ces damnables inventions pour humilier les gens de bien ». À l’inverse, Napoléon s’étonnera plus tard que Louis XIV ait autorisé une œuvre aussi subversive, déclarant : « Je n’hésite pas à dire que, si la pièce eût été faite de mon temps, je n’en aurais pas permis la représentation. »
Au fil des siècles, « Le Tartuffe » connaît de nombreuses mises en scène remarquables. Parmi les plus notables figurent celle d’Ariane Mnouchkine en 1995, qui transpose l’action dans un milieu musulman intégraliste, celle de Roger Planchon dans la Cour d’honneur du palais des papes lors du Festival d’Avignon en 1967, et celle de Denis Marleau en 2016, qui situe l’intrigue dans le contexte de la Révolution tranquille au Québec. La pièce inspire également plusieurs adaptations cinématographiques, notamment celle de F. W. Murnau en 1926 et celle de Gérard Depardieu en 1984.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 213 pages.
9. Le Bourgeois gentilhomme (1670)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Monsieur Jourdain est un riche bourgeois qui rêve d’accéder à la noblesse. Pour parfaire son éducation, il engage une multitude de maîtres chargés de lui enseigner la danse, la musique, l’escrime et la philosophie. Sa naïveté le rend rapidement victime des flagorneries de son entourage, notamment du comte Dorante, un noble désargenté qui profite de sa générosité et courtise en secret la marquise Dorimène, dont M. Jourdain est lui-même épris.
Pendant ce temps, sa fille Lucile s’éprend du jeune Cléonte, mais M. Jourdain refuse cette union sous prétexte que le prétendant n’est pas noble. Cléonte et son valet Covielle élaborent alors un stratagème audacieux : faire passer le jeune homme pour le fils du Grand Turc. M. Jourdain pourrait bien découvrir que les apparences sont parfois trompeuses…
Autour de la pièce
La genèse de cette comédie-ballet s’inscrit dans un contexte diplomatique particulier. En novembre 1669, Louis XIV reçoit Soliman Aga, un émissaire du sultan ottoman Mehmed IV. Malgré le faste déployé par le Roi-Soleil pour impressionner son invité, ce dernier reste de marbre et ose même critiquer la réception. Piqué au vif, Louis XIV commande à Molière une pièce qui tournerait en dérision les Turcs. Le dramaturge s’associe alors avec le compositeur Jean-Baptiste Lully pour créer ce spectacle total qui mêle théâtre, musique et danse.
Molière façonne avec M. Jourdain un personnage complexe qui dépasse la simple caricature du bourgeois vaniteux. Sa naïveté touchante et son émerveillement constant devant les nouveaux savoirs qu’il découvre en font un personnage à la fois ridicule et attachant. La pièce dépeint également une galerie de personnages secondaires savoureux : Mme Jourdain, figure de bon sens qui tente en vain de ramener son mari à la raison ; Nicole, la servante au rire irrépressible ; ou encore le Maître de philosophie, dont la leçon de prononciation constitue l’une des scènes les plus mémorables du théâtre français.
La satire sociale se double d’une réflexion plus profonde sur l’identité et les apparences. Si Molière se moque des prétentions bourgeoises à travers M. Jourdain, il n’épargne pas non plus la noblesse, représentée par le peu scrupuleux Dorante. Les scènes de « turquerie » qui concluent la pièce, loin d’être de simples divertissements exotiques, soulignent l’absurdité des codes sociaux et la facilité avec laquelle on peut les manipuler.
Lors de la première représentation, la pièce reçoit un accueil glacial des courtisans qui craignent d’être la cible des moqueries de Molière. Mais Louis XIV exprime sa satisfaction : « Je suis tout à fait content de votre comédie, voilà le vrai comique et la bonne et utile plaisanterie ». Ce soutien royal assure le succès de la pièce qui devient rapidement l’un des chefs-d’œuvre du genre de la comédie-ballet.
« Le Bourgeois gentilhomme » n’a jamais quitté les planches depuis sa création. Parmi les adaptations marquantes, on peut citer la version télévisuelle de 1968 par Pierre Badel avec Michel Serrault, la mise en scène de Jean-Laurent Cochet à la Comédie-Française en 1980 avec Jean Le Poulain, ou encore celle de Denis Podalydès au château de Chambord en 2015. La pièce a également inspiré plusieurs compositions musicales, notamment une suite pour orchestre de Richard Strauss et une musique de scène d’André Jolivet en 1951. En 2005, une production dirigée par Benjamin Lazar propose une reconstitution historique avec la prononciation du XVIIe siècle, tandis qu’en 2006, Alain Sachs la transpose dans un décor contemporain avec Jean-Marie Bigard dans le rôle-titre.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 160 pages.
10. Les Fourberies de Scapin (1671)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Dans les rues de Naples, deux fils de riches commerçants se retrouvent dans une situation délicate. Profitant de l’absence de leurs pères partis en voyage d’affaires, Octave s’est marié en secret avec Hyacinte, une jeune orpheline sans le sou, tandis que son ami Léandre s’est épris de Zerbinette, une bohémienne qu’il ne peut épouser sans payer une forte rançon aux Égyptiens qui la retiennent.
Le retour inattendu des pères, Argante et Géronte, met les deux jeunes hommes dans l’embarras. Non seulement Argante découvre avec fureur le mariage secret de son fils Octave, mais il compte bien lui faire épouser la fille de son ami Géronte pour servir leurs intérêts commerciaux. Les deux jeunes hommes n’ont d’autre choix que de solliciter l’aide de Scapin, le valet de Léandre.
Réputé pour son intelligence et sa ruse, Scapin élabore une série de stratagèmes pour tromper les deux pères avares. Il extorque d’abord deux cents pistoles à Argante, puis cinq cents écus à Géronte en lui faisant croire à l’enlèvement de son fils par des Turcs. Mais Scapin ne s’arrête pas là. Quand Géronte l’humilie publiquement, le valet fourbe prépare sa vengeance : faisant croire au vieil homme que sa vie est menacée, il le persuade de se cacher dans un sac puis le roue de coups sous prétexte de le protéger d’assaillants imaginaires. Les deux pères finissent par découvrir qu’ils ont été bernés et jurent de faire payer ses tromperies au valet manipulateur…
Autour de la pièce
Écrite au printemps 1671, « Les Fourberies de Scapin » naît d’une contrainte matérielle : le théâtre du Palais-Royal, où se produit la troupe de Molière, est en pleine rénovation. Il faut monter rapidement une pièce légère nécessitant peu de décors. Molière puise alors son inspiration dans la commedia dell’arte italienne et dans « Le Phormion » de Térence, dont il reprend la trame narrative. Il emprunte également la célèbre réplique « Que diable allait-il faire dans cette galère ? » au « Pédant joué » (1654) de Cyrano de Bergerac. Cette pratique d’emprunt, très courante à l’époque parmi les troupes itinérantes, permet à Molière de créer rapidement une pièce efficace pour maintenir son activité théâtrale.
La pièce met en scène une galerie de personnages archétypaux hérités de la commedia dell’arte : les jeunes amoureux naïfs, les pères avares et autoritaires, et surtout le valet rusé incarné par Scapin. Ce dernier surpasse ses maîtres par son intelligence et sa malice, renversant temporairement l’ordre social établi. Ses fourberies successives permettent à Molière de déployer toutes les formes du comique théâtral : comique de gestes avec la fameuse scène du sac, comique de mots à travers les répliques savoureuses et les accents étrangers contrefaits, et comique de situation grâce aux quiproquos et aux retournements.
Sous ses allures de farce légère, la pièce porte une critique sociale à peine voilée : elle dénonce l’autoritarisme des pères qui veulent imposer des mariages arrangés à leurs enfants et tourne en dérision l’avarice des bourgeois. Le personnage de Scapin incarne une forme de revanche des petits contre les puissants grâce à l’intelligence et à la ruse. Sa victoire finale sur les deux vieillards témoigne d’une remise en cause carnavalesque de la hiérarchie sociale.
La création de la pièce le 24 mai 1671 au théâtre du Palais-Royal ne rencontre qu’un succès limité. Les critiques, notamment Nicolas Boileau et Fénelon, lui reprochent son caractère trop populaire et son exagération. Boileau écrira même dans son « Art poétique » : « Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe, je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope ». Molière n’interprétera le rôle de Scapin que dix-huit fois jusqu’à sa mort en février 1673.
Pourtant, la pièce connaît une consécration posthume. Entre 1677 et la mort de Louis XIV en 1715, elle est représentée 197 fois. Elle devient l’une des comédies les plus jouées du répertoire théâtral français, régulièrement remontée jusqu’à aujourd’hui. Parmi les mises en scène notables figurent celles d’Edmond Tamiz au Théâtre de l’Est parisien (1968), de Denise Filiatrault au Théâtre Saint-Denis (1992) et de Denis Podalydès à la Comédie-Française (2017). La pièce a également fait l’objet d’adaptations à l’écran : un téléfilm réalisé par Jean Kerchbron en 1965 et un film de Roger Coggio sorti au cinéma en 1980.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 155 pages.
11. Les Femmes savantes (1672)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
XVIIe siècle. Dans la demeure de Chrysale, un bourgeois parisien, trois femmes font régner une terreur intellectuelle : son épouse Philaminte, sa sœur Bélise et sa fille aînée Armande. Ces prétendues érudites s’adonnent corps et âme à la philosophie, aux sciences et à la poésie sous l’influence d’un certain Trissotin, faux savant qui les subjugue par ses vers ampoulés. Seule Henriette, la cadette, échappe à cette frénésie du savoir et ne songe qu’à épouser Clitandre, un gentilhomme sensé qui jadis courtisait sa sœur Armande.
Mais Philaminte a d’autres projets : elle destine sa fille à Trissotin. D’un côté se rangent donc les partisans du mariage d’Henriette avec Clitandre – son père Chrysale et son oncle Ariste ; de l’autre, le clan des femmes savantes qui prône l’union avec Trissotin. Un affrontement s’engage alors entre une mère autoritaire déterminée à imposer ses vues et un père pusillanime qui peine à faire entendre sa voix. Le bonheur d’Henriette dépendra de l’issue de cette lutte intestine…
Autour de la pièce
La genèse des « Femmes savantes » s’inscrit dans un contexte social particulier. En 1672, les femmes de la bourgeoisie manifestent un attrait croissant pour le savoir : certaines étudient le grec, d’autres suivent des conférences scientifiques. Cette émancipation intellectuelle inquiète. Treize ans après « Les Précieuses ridicules », Molière revient sur le thème du pédantisme féminin, mais avec une ambition plus large. Sa comédie en vers en cinq actes ne se contente pas de railler l’affectation dans les manières ; elle peint la désorganisation d’une famille sous l’emprise du snobisme intellectuel.
La pièce déploie une galerie de personnages finement ciselés. Philaminte incarne la bourgeoise autoritaire qui tyrannise son entourage au nom du savoir. Armande, aigrie d’avoir perdu Clitandre, dissimule sa jalousie derrière un idéal philosophique. Bélise, vieille fille illuminée, s’imagine que tous les hommes soupirent pour elle. Face à ces figures grotesques, Henriette séduit par son naturel et sa lucidité. Quant à Chrysale, sa lâcheté devant son épouse suscite le rire mais aussi une certaine amertume.
Le propos de Molière transcende toutefois la simple critique des femmes instruites. Il ne condamne pas tant l’accès des femmes au savoir que la vanité intellectuelle et le snobisme. Les trois « savantes » n’ont que des rudiments de connaissances qu’elles étalent avec prétention. Leur académie domestique, où elles entendent réunir « ce qu’on sépare ailleurs », révèle surtout leur orgueil démesuré. La vraie cible est le pédantisme, incarné par Trissotin, poète médiocre qui ne séduit que les esprits faibles.
La première représentation au Palais-Royal rencontre un succès honorable, avec une recette de 1735 livres. Donneau de Visé salue dans le Mercure galant « mille traits pleins d’esprit » et des « expressions heureuses ». Mais l’intérêt s’émousse rapidement. Après dix-neuf représentations, la pièce est retirée. Les critiques sont partagés : si Diderot admire sans réserve, Voltaire et d’Alembert s’inquiètent des préjugés que la pièce pourrait perpétuer contre l’émancipation intellectuelle des femmes.
La vision moliéresque du rôle féminin choque naturellement les sensibilités modernes. Mais la force comique des situations, la virtuosité des dialogues en vers et la profondeur psychologique des personnages transcendent ce conservatisme social. « Les Femmes savantes » demeure un miroir impitoyable tendu aux travers éternels : vanité intellectuelle, conformisme social, tyrannie familiale.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 182 pages.
12. Le Malade imaginaire (1673)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Paris, XVIIe siècle. Argan, un riche bourgeois hypocondriaque, s’entoure de médecins peu scrupuleux qui profitent de sa crédulité. Obsédé par ses maux imaginaires, il décide de marier sa fille aînée Angélique au fils d’un médecin, Thomas Diafoirus, afin de bénéficier de soins gratuits à domicile.
Mais Angélique aime secrètement Cléante, qui s’introduit dans la maison déguisé en maître de musique pour la courtiser. La situation se complique avec Béline, la seconde épouse d’Argan, qui feint d’être attentionnée mais n’attend que la mort de son mari pour hériter de sa fortune.
Face à ces machinations, Toinette, la servante dévouée, et Béralde, le frère d’Argan, tentent d’ouvrir les yeux du malade imaginaire sur la duplicité qui l’entoure. Pour démasquer les véritables intentions de chacun, ils élaborent un stratagème : faire croire à la mort d’Argan…
Autour de la pièce
Créée le 10 février 1673 sur la scène du Palais-Royal à Paris, cette comédie-ballet constitue l’ultime œuvre de Molière. Le dramaturge s’inspire directement de ses propres expériences pour satiriser les pratiques médicales de l’époque. Souffrant depuis une dizaine d’années de problèmes de santé, notamment d’une faiblesse pulmonaire et d’une tuberculose, il trouve dans sa propre condition la matière première de son inspiration. Marc-Antoine Charpentier compose la musique de scène, tandis que Pierre Beauchamp règle les ballets, donnant naissance à un spectacle total qui mêle théâtre, chant et danse.
La pièce conjugue avec brio plusieurs niveaux de lecture. La satire mordante du corps médical dépasse la simple moquerie pour questionner les fondements mêmes de l’autorité. Les médecins, avec leur jargon pompeux et leur latin de cuisine, incarnent une forme de pouvoir qui s’appuie sur l’ignorance et la peur. Cette critique trouve un écho particulier dans le contexte de l’époque, où la médecine repose encore largement sur des pratiques héritées de l’Antiquité, comme les saignées et les purges, tandis que les découvertes récentes sur la circulation du sang sont ignorées par une profession arc-boutée sur ses certitudes.
Le thème du mariage traverse également l’œuvre, présenté sous quatre aspects différents : le mariage de raison voulu par Argan pour sa fille, le mariage d’intérêt de Béline, la menace du couvent comme alternative, et l’union d’amour souhaitée par Angélique et Cléante. À travers cette multiplicité, Molière défend une conception progressiste du mariage où les femmes auraient voix au chapitre, position audacieuse pour l’époque.
L’héritage de la commedia dell’arte transparaît dans la construction des personnages et les ressorts comiques. Toinette, servante rusée qui n’hésite pas à se déguiser en médecin, s’inscrit dans la lignée des valets débrouillards de la tradition italienne. Le dramaturge maîtrise tous les registres du rire : comique de caractère avec l’hypocondrie délirante d’Argan, comique de situation dans les quiproquos, comique de mots dans les échanges savoureux entre les personnages.
« Le Malade imaginaire » a connu de nombreuses adaptations, notamment un téléfilm réalisé par Christian de Chalonge en 2008. Le 16 mars 1990, le théâtre du Châtelet présente pour la première fois la pièce dans sa version originale intégrale, incluant la musique de Charpentier, sous la direction de William Christie. Plus récemment, le 22 janvier 2022, le théâtre Graslin de Nantes en propose une nouvelle mise en scène, dirigée par Vincent Tavernier avec Hervé Niquet à la direction musicale.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 240 pages.