Née à Paris le 28 décembre 1973, Joy Sorman est la fille de l’écrivain et essayiste Guy Sorman. Après l’obtention du CAPES en philosophie en 1997, elle enseigne brièvement dans un lycée de Montbéliard avant de se réorienter. En 2005, elle fait une entrée remarquée en littérature avec son premier roman « Boys, Boys, Boys », un manifeste pour un « féminisme viril » qui remporte le prix de Flore.
Ses œuvres suivantes abordent des thématiques diverses : le rap avec « Du bruit » (2007) consacré au groupe NTM, l’urbanisme avec « Gros œuvre » (2009) et « Paris Gare du Nord » (2011), les relations homme-animal dans « Comme une bête » (2012, prix François-Mauriac de l’Académie française) et « La peau de l’ours » (2014). Son écriture se caractérise par un goût prononcé pour l’immersion et le mélange des genres entre fiction et documentation.
Parallèlement à son activité d’écrivaine, Joy Sorman mène une carrière dans les médias comme chroniqueuse de télévision et animatrice radio (Paris Première, Canal+, France Inter, Mediapart). En 2021, elle publie « À la folie » chez Flammarion, synthèse d’une année d’observation dans un service psychiatrique. « Le témoin » paraît en janvier 2024, fruit d’un an de suivi d’audiences au palais de Justice de Paris.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. À la folie (2021)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Pendant une année entière, chaque mercredi, Joy Sorman s’immerge dans le pavillon 4B d’un hôpital psychiatrique de la région parisienne. Dès son arrivée, une atmosphère singulière la saisit : chaleur étouffante, odeurs tenaces de médicaments et de détergents, bruit incessant des clés dans les serrures. Dans cet espace clos aux murs immaculés défilent des existences fracturées, que l’écrivaine découvre avec une empathie dénuée de tout jugement.
Elle y rencontre Franck, qui fait des séjours réguliers depuis plus de vingt ans et rêve de s’évader sur le dos d’un orang-outan. Maria, « aux yeux vert et or de serpent », se présente comme une sorcière et affirme pouvoir guérir les malades. Youcef, qui se prend tantôt pour le soldat inconnu tantôt pour un agent de la DGSE, incarne à lui seul toute la cohorte des « têtes brisées ». Robert, le doyen, vit là depuis trente-cinq ans. Jessica s’est tellement fondue dans le paysage hospitalier que « sa peau a maintenant la carnation blanc d’œuf des murs ». Arthur, grand mélancolique, représente peut-être la forme la plus extrême de souffrance psychique.
Le quotidien s’organise autour de rituels immuables : distribution des médicaments, repas à heures fixes, pauses cigarettes chronométrées. Les soignants tentent de maintenir un semblant d’humanité malgré des moyens toujours plus restreints. Catherine, infirmière de longue date, pose un regard lucide sur l’évolution de sa profession. Barnabé considère son métier comme celui d’un « veilleur ou d’un démineur ». Adrienne, agent de service hospitalier depuis trente-cinq ans, proclame son amour des fous et s’habille de couleurs vives pour leur apporter un peu de joie.
À travers ces portraits croisés se dessine l’image d’une institution en crise. L’époque où les patients pouvaient sortir, participer à des activités, bénéficier d’une vraie écoute, semble révolue. Les contraintes administratives s’accumulent, le personnel se raréfie, les médicaments deviennent la réponse par défaut. Cette unité psychiatrique apparaît comme le miroir d’une société qui peine à prendre soin de ses membres les plus vulnérables, préférant les tenir à l’écart plutôt que de les accompagner véritablement vers une possible guérison.
Autour du livre
« À la folie » s’inscrit dans une démarche singulière d’immersion dans le réel qui caractérise l’œuvre de Joy Sorman. Après s’être plongée dans l’univers de la boucherie pour « Comme une bête » (2012) ou celui d’une fabrique de literie pour « Lit national » (2013), elle poursuit son investigation des marges de la société française en pénétrant l’univers méconnu de l’hôpital psychiatrique.
L’accès au terrain ne va pas de soi. Il lui faut l’aide d’un psychiatre et de multiples autorisations pour obtenir ce droit de circulation au sein du service. Un contrat de confidentialité est signé, les noms sont modifiés, certains lieux fusionnés pour préserver l’anonymat des personnes rencontrées.
Sa méthode d’enquête privilégie la discrétion et l’intuition. Armée d’un petit carnet, elle note, observe, écoute, s’adapte aux situations. Elle alterne entre prise de notes directe lors d’entretiens formels et reconstitution mémorielle le soir pour les moments plus informels. Cette approche prudente traduit un souci éthique constant face à des êtres vulnérables.
Le livre mêle plusieurs registres : documentaire sur l’état actuel de la psychiatrie, galerie de portraits sensibles, réflexion sur la nature même de la folie. Un seul personnage fictif, Fantômette, double fantasmé de l’autrice, vient enrichir ce tableau du réel. Le choix d’un « je » hybride, glissant de la narratrice aux patients puis aux soignants, crée une polyphonie qui restitue la complexité des points de vue.
À travers ces récits s’esquisse le constat amer d’une institution malade. L’âge d’or de la psychiatrie humaniste des années 1960-1990 cède la place à une logique comptable. Les restrictions budgétaires, la réduction des effectifs, la bureaucratisation croissante étouffent peu à peu les pratiques de soin centrées sur l’humain.
Joy Sorman soulève aussi des questions fondamentales sur les frontières de la normalité et le traitement réservé par la société à ceux qui s’en écartent. La violence sourde des traitements médicamenteux remplace progressivement l’écoute et l’accompagnement personnalisé. Comme le souligne une psychologue citée dans le livre : « On ne soigne pas les fous en général, on soigne un fou, plus un fou, plus un fou. »
Le livre a reçu un accueil critique enthousiaste, notamment de la part des soignants qui y voient un témoignage juste de leurs conditions de travail dégradées. Il s’inscrit dans une tradition littéraire d’investigation du monde psychiatrique, des reportages pionniers de Nellie Bly aux analyses sociologiques d’Erving Goffman, tout en proposant un regard contemporain sur une institution en crise.
Aux éditions J’AI LU ; 288 pages.
2. Le témoin (2024)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Licencié brutalement de son poste administratif à Pôle Emploi lors d’une réduction d’effectifs, Bart, homme discret d’une cinquantaine d’années, décide de s’effacer volontairement de la société. Sans prévenir quiconque, il quitte son studio en abandonnant la quasi-totalité de ses possessions, n’emportant qu’une pochette contenant le strict minimum et sa plus belle cravate.
Cette disparition programmée le conduit au nouveau tribunal de Paris, dans le 17e arrondissement. Là, il s’installe clandestinement, aménageant sa tanière nocturne dans un faux plafond au-dessus des toilettes, où il partage bientôt son refuge précaire avec une minuscule souris. Pour subsister, il se nourrit principalement de fruits secs et de provisions achetées à la cafétéria du tribunal, veillant à maintenir une apparence soignée pour ne pas éveiller les soupçons.
Ses journées se déroulent dans les différentes salles d’audience qu’il choisit méticuleusement chaque matin. De la 23e chambre des comparutions immédiates à la 15e chambre des affaires familiales, en passant par la 16e dédiée au terrorisme et les Assises, Bart observe en silence le théâtre judiciaire qui se joue devant lui. Son costume commun et son aspect banal lui assurent une quasi-invisibilité parmi la foule qui traverse quotidiennement le palais de justice.
À mesure que défilent les affaires – vols, violences conjugales, trafics de stupéfiants, délits routiers, crimes de sang – Bart perçoit de plus en plus clairement les mécanismes d’une justice expéditive. Il note l’abattage administratif, le fossé entre les magistrats et les classes populaires, l’importance de la maîtrise du langage juridique. Peu à peu, il cesse de croire en la responsabilité individuelle des prévenus, car il perçoit dans chaque dossier le résultat d’une succession d’événements sociaux et collectifs.
Cette immersion clandestine se poursuit jusqu’à ce que Bart, qui finit par baisser sa garde, soit finalement découvert. Son aventure se termine sous le motif désuet de « vagabondage », ultime ironie d’un système qu’il aura observé dans ses moindres recoins pendant des semaines.
Autour du livre
Joy Sorman poursuit son travail d’investigation des institutions françaises après « À la folie », son précédent livre consacré à l’univers psychiatrique. Pour « Le témoin », elle a passé une année entière à assister aux audiences du nouveau tribunal de Paris. Cette immersion nourrit une fiction qui interroge les mécanismes de la justice contemporaine.
Le choix du personnage de Bart n’est pas anodin. Son prénom fait directement référence à Bartleby, le célèbre personnage d’Herman Melville qui finit par vivre jour et nuit dans son bureau. Comme son illustre prédécesseur, Bart incarne une forme de résistance passive face aux institutions. Son effacement volontaire devient paradoxalement un acte de contestation.
À travers ce regard extérieur se dévoile une justice aux allures de « lutte des classes mise à nu ». Les comparutions immédiates, traitées avec une rapidité industrielle, révèlent un fossé béant entre magistrats et justiciables. La maîtrise du langage juridique y devient un enjeu central : les prévenus qui ne possèdent pas les codes se retrouvent doublement pénalisés. Les juges, pressés par le nombre d’affaires, appliquent mécaniquement la loi plutôt que de rendre une justice « équitable ».
Le livre soulève des questions fondamentales sur l’exercice de la justice : la prison comme réponse systématique, l’absence de peines alternatives, la criminalisation de la précarité. Joy Sorman montre comment la justice peut devenir un instrument de reproduction des inégalités sociales plutôt qu’un outil de réparation.
« Le témoin » s’inscrit dans une lignée d’œuvres sur l’institution pénale, aux côtés de documentaires tels que « Délits flagrants » et « 10e chambre – Instants d’audience » de Raymond Depardon, ou le récent « Offenses » de Constance Debré. Tous ces travaux partagent une même volonté de questionner les fondements de notre système judiciaire.
Le livre a reçu un accueil critique unanimement positif, salué notamment pour sa capacité à conjuguer regard documentaire et puissance romanesque. Les critiques soulignent particulièrement la pertinence du dispositif narratif, qui permet de maintenir une distance critique tout en livrant une vision intime des rouages de l’institution.
Aux éditions FLAMMARION ; 288 pages.
3. Seyvoz (avec Maylis de Kerangal, 2022)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Tomi Motz, ingénieur quinquagénaire, se rend à Seyvoz pour contrôler les installations d’un barrage hydroélectrique. Dès son arrivée, il constate l’absence de son contact sur place, Brissogne, et se retrouve isolé dans un environnement hostile où son téléphone ne capte aucun réseau. Logé dans un hôtel étrangement désert, il arpente pendant quatre jours la zone autour du lac artificiel créé par le barrage. Au fil de sa mission, des phénomènes inexplicables surviennent : visions étranges, troubles sensoriels, distorsions temporelles. Ces manifestations semblent étroitement liées à l’histoire tragique du lieu : dans les années 1950, la construction du barrage a entraîné l’engloutissement d’un village entier et le déplacement forcé de ses habitants, malgré leur farouche résistance.
Autour du livre
Publié en février 2022, « Seyvoz » naît d’une proposition du collectif d’auteurs fédérés autour de la revue Inculte, dont la marque de fabrique réside dans l’édition de livres collectifs. Maylis de Kerangal et Joy Sorman, qui se connaissent depuis longtemps et partagent un intérêt commun pour l’écriture des lieux et la documentation, relèvent ensemble le défi d’une fiction écrite à quatre mains.
Le roman s’inspire directement de l’histoire du barrage de Tignes, construit en 1952 en Savoie. Cette réalisation cristallise à l’époque une opposition farouche des habitants, une catastrophe emblématique du développement industriel des Trente Glorieuses. Les deux autrices se sont rendues sur place pour ressentir l’esprit des lieux avant d’entamer l’écriture.
L’originalité de « Seyvoz » tient à son dispositif narratif qui alterne deux temporalités, distinguées par un code typographique : le texte en noir suit le présent de Tomi Motz, tandis que les passages en bleu évoquent le passé du village. Cette structure permet d’orchestrer la rencontre entre un présent aux frontières du fantastique et un passé documenté avec précision.
La dimension fantastique s’installe naturellement, en écho avec le motif de l’engloutissement. L’ambiance évoque parfois l’univers de David Lynch ou la série « Les Revenants », un climat où le réel se dérobe peu à peu sous l’effet d’un magnétisme inquiétant. Cette atmosphère particulière permet d’aborder subtilement des thèmes plus larges : la violence de la modernité, le sacrifice des communautés rurales, le prix humain du progrès. Un « mur de fiction qui retient un lac d’artifice », selon les mots mêmes du texte.
Aux éditions FOLIO ; 128 pages.
4. Comme une bête (2012)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Dans la France contemporaine, Pim débute un CAP boucherie. Ce jeune homme à l’allure frêle, sujet à d’inexplicables crises de larmes, se métamorphose au contact de la viande. Tel un « chevalier viandard », il excelle dans l’art de la découpe, transforme les gestes techniques en chorégraphie. Sa formation l’entraîne des salles de classe aux abattoirs de Rungis, puis dans une ferme normande où il développe une connexion singulière avec les bovins. Installé à Paris, sa boucherie prospère grâce à son talent hors norme. Mais sa fascination pour la chair va crescendo : il se fait tatouer une côte de bœuf sur l’omoplate, compare le corps des femmes à celui des bêtes, dort parfois dans la chambre froide contre les carcasses. Son obsession le mène progressivement vers une forme de folie mystique.
Autour du livre
Présélectionné pour le Prix Goncourt 2012 et lauréat du Choix Goncourt de la Pologne, « Comme une bête » se lit comme une méditation sur notre rapport à l’animal et à la mort. Le texte frappe par son oscillation constante entre réalisme documentaire et onirisme. Joy Sorman maîtrise parfaitement le vocabulaire technique de la boucherie, fruit d’une immersion méticuleuse dans cet univers. Les scènes d’abattoir, d’une précision chirurgicale, côtoient des passages quasi fantastiques où Pim se glisse nu parmi les cochons sur la chaîne d’abattage.
L’écriture se fait tour à tour épique et poétique. Le protagoniste devient un « soldat de la viande », un « boucher originel » dans une quête qui emprunte aux codes de la chanson de geste médiévale. La Bretagne, terre de légendes, sert d’écrin à cette histoire où résonnent des échos de la forêt de Brocéliande.
La dimension anthropologique interroge notre civilisation moderne. À travers la mécanisation des abattoirs et l’industrialisation de la production carnée, c’est toute l’évolution de notre rapport à l’animal qui est questionnée. Pim incarne cette contradiction. Son obsession pour la viande prend des accents érotiques – il palpe le corps des femmes comme celui des bêtes – et mystiques. Tel un chaman moderne, il cherche à fusionner avec l’animal, jusqu’à une forme de « cannibalisme christique ». Cette quête de communion avec la bête fait écho aux rituels primitifs où le sacrifice de l’animal était sacralisé.
La structure du récit suit une progression qui mène de l’apprentissage technique à une forme de transcendance spirituelle. Les descriptions précises du travail de la viande laissent peu à peu place à une dimension plus onirique, qui culmine dans un final aux accents mythologiques.
Les critiques soulignent unanimement l’audace du sujet et la maîtrise narrative de l’autrice. Si certains lecteurs peuvent être rebutés par les descriptions crues des abattoirs, d’autres louent justement cette capacité à transformer un sujet a priori repoussant en matière littéraire noble. En donnant à voir l’envers du décor de notre consommation carnée, Joy Sorman questionne notre humanité même et notre place dans la chaîne du vivant.
Aux éditions FOLIO ; 176 pages.
5. La peau de l’ours (2014)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Un pacte tacite régit la coexistence entre les hommes et les ours : ces derniers doivent se tenir à distance des villages, sous peine d’être abattus. Mais un jour, un ours brun de trois mètres enlève Suzanne, la plus belle fille du village. Il la retient prisonnière dans sa tanière pendant trois ans, la violant régulièrement. Lorsque des bûcherons la délivrent enfin, elle est accompagnée d’un enfant mi-homme mi-ours. Rejetée par les siens, Suzanne est internée dans un couvent tandis que son fils est cédé à un montreur d’ours.
Commence alors pour ce narrateur sans nom une existence d’errance et de servitude. D’abord bête de foire, puis animal de combat, il traverse les océans pour rejoindre un cirque où il trouve un semblant de réconfort auprès de créatures extraordinaires comme lui. Son périple s’achève dans un zoo lugubre où, derrière les barreaux, il pose un regard lucide sur la cruauté des hommes envers les animaux, jusqu’à une ultime rencontre qui bouleverse son destin.
Autour du livre
Joy Sorman puise son inspiration dans « L’ours – Histoire d’un roi déchu » de Michel Pastoureau pour livrer un conte philosophique intemporel sur la frontière poreuse entre humanité et bestialité. À travers le regard de ce narrateur hybride, elle questionne la nature de l’homme et sa relation avec le monde animal.
Le choix de l’ours comme protagoniste n’est pas anodin : trop proche de l’homme par sa stature et ses comportements, cet ancien roi des animaux, détrôné par le lion, incarne une ambivalence fondamentale. Diabolisé par l’Église tout en restant omniprésent dans l’imaginaire collectif à travers les contes et les peluches, l’ours cristallise les paradoxes du rapport homme-animal.
Le texte oscille entre réalisme documentaire et onirisme. Les descriptions précises des conditions de vie des animaux en captivité côtoient des passages plus fantastiques, notamment dans l’univers du cirque où le narrateur rencontre une femme de 150 ans. Cette dualité fait écho à la double nature du protagoniste, dont l’intelligence et la sensibilité humaines sont prisonnières d’un corps bestial.
Le récit soulève des questions essentielles sur l’exploitation animale, la monstruosité et la différence. Les femmes y occupent une place particulière : seules capables de percevoir l’humanité sous la fourrure, elles partagent avec le narrateur une forme de marginalité et de relégation sociale.
Sélectionné pour le Prix Goncourt 2014, « La peau de l’ours » s’inscrit dans la continuité de « Comme une bête », précédent roman de Sorman qui abordait déjà les liens entre l’homme et l’animal à travers le parcours d’un apprenti boucher. Ce nouveau texte confirme son talent pour métamorphoser des recherches documentaires en matière romanesque.
Aux éditions FOLIO ; 192 pages.