Joseph Heller naît le 1er mai 1923 à Coney Island, Brooklyn, dans une famille juive modeste d’origine russe. Dès son plus jeune âge, il manifeste un goût prononcé pour l’écriture. À 19 ans, il s’engage dans l’US Army Air Corps où il effectue 60 missions de bombardement en Italie pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette expérience inspire plus tard son chef-d’œuvre « Catch-22 ».
Après la guerre, il poursuit des études d’anglais et obtient un master à l’université Columbia en 1949. Il travaille ensuite comme publicitaire tout en se consacrant à l’écriture. En 1953, une inspiration soudaine lui donne l’idée de son roman majeur : « Catch-22 ». La rédaction lui prend huit ans. Publié en 1961, le livre connaît d’abord un succès modéré aux États-Unis avant de devenir un véritable phénomène, notamment auprès de la génération des baby-boomers sensible à son message anti-guerre. L’expression « Catch-22 » entre dans le langage courant pour désigner un dilemme sans issue.
Heller poursuit sa carrière d’écrivain en publiant plusieurs autres romans, dont « Panique » (1974) et « Catch-23 » (1994), suite de « Catch-22 ». Il enseigne également l’écriture créative dans plusieurs universités prestigieuses. En 1981, il est frappé par le syndrome de Guillain-Barré qui le paralyse temporairement, une expérience qu’il relate dans son autobiographie « No Laughing Matter ». Il se remet de cette épreuve et continue d’écrire jusqu’à sa mort d’une crise cardiaque en décembre 1999 à East Hampton, peu après avoir achevé son dernier roman.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Catch-22 (1961)
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Résumé
Durant la Seconde Guerre mondiale, le capitaine John Yossarian est bombardier dans un escadron de B-25 dans l’US Air Force, basé sur l’île italienne de Pianosa. Terrorisé par la perspective de mourir au combat, il multiplie les stratagèmes pour éviter les missions aériennes. Il simule notamment des maladies pour séjourner à l’hôpital.
Son cauchemar s’intensifie quand le colonel Cathcart, animé par des ambitions carriéristes, augmente progressivement le nombre de missions requis avant qu’un aviateur puisse être libéré du service – de 25 à 30, puis 35, 40, 50, jusqu’à 70 missions. La situation de Yossarian devient kafkaïenne : à chaque fois qu’il approche du quota exigé, celui-ci est relevé.
Sa seule échappatoire serait d’être déclaré fou et donc inapte au service. Mais selon l’article 22 du règlement militaire, demander à être relevé de ses fonctions pour cause de folie prouve justement qu’on est sain d’esprit – et donc apte au service.
Tandis que ses amis meurent les uns après les autres dans des missions insensées, Yossarian s’engage dans une lutte désespérée contre la folie bureaucratique qui menace de l’anéantir…
Autour du livre
Joseph Heller a commencé la rédaction de « Catch-22 » en 1953 en s’inspirant de sa propre expérience comme bombardier durant la Seconde Guerre mondiale. Entre mai et octobre 1944, il effectua soixante missions de combat dans le théâtre méditerranéen. Le titre initial du roman était « Catch 18 », mais l’éditeur demanda sa modification pour éviter toute confusion avec « Mila 18 » de Leon Uris qui paraissait la même année. Le choix se porta sur « 22 » car ce nombre, avec son double chiffre, évoquait les nombreuses situations de déjà-vu présentes dans le récit.
L’originalité du roman réside dans sa structure narrative non chronologique qui suit la logique de l’absurde. Les événements sont présentés de manière fragmentée, parfois répétitive, qui crée un effet de circularité qui reflète la folie bureaucratique du système militaire. La narration omnisciente à la troisième personne alterne entre différents points de vue en multipliant les perspectives sur les mêmes événements.
Si « Catch-22 » est remarquable pour son humour noir et sa satire féroce de l’armée, il aborde également des thèmes forts : la déshumanisation par la bureaucratie, l’absurdité de la guerre, la lutte de l’individu contre le système. Le fameux article 22, devenu depuis une expression courante pour désigner une situation sans issue, symbolise les contradictions d’une société qui piège ses membres dans des logiques implacables.
À sa sortie en 1961, le roman reçut des critiques mitigées. The Nation le salua comme « le meilleur roman paru depuis des années », tandis que The New Yorker le jugea « répétitif et monotone ». Malgré ces avis partagés, « Catch-22 » s’imposa progressivement comme un classique de la littérature américaine du XXe siècle. La Modern Library le classe au septième rang des cent meilleurs romans de langue anglaise du siècle. Plus significatif encore, le livre devint une référence pour la génération opposée à la guerre du Vietnam, qui y reconnut une dénonciation de l’absurdité des conflits armés.
« Catch-22 » fut adapté au cinéma en 1970 par Mike Nichols, avec Alan Arkin dans le rôle de Yossarian. Malgré un casting prestigieux incluant Orson Welles, Anthony Perkins et Art Garfunkel, le film ne rencontra pas le succès escompté. En 2019, George Clooney produisit une nouvelle adaptation sous forme de mini-série pour Hulu, où il interpréta également l’un des rôles principaux aux côtés de Christopher Abbott en Yossarian.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 640 pages.
2. Panique (1974)
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Résumé
Dans les années 1960, Bob Slocum incarne en apparence le rêve américain : cadre prometteur dans une société de publicité à Manhattan, ce vétéran de guerre possède une belle maison dans le Connecticut et subvient aux besoins de sa famille. Mais derrière cette réussite sociale se dissimule un homme profondément tourmenté.
Au bureau, il manipule et craint ses collègues, attendant une promotion qui pourrait le propulser vers de nouvelles responsabilités. À la maison, sa vie familiale se délite : son épouse noie son mal-être dans l’alcool, sa fille de quinze ans le provoque constamment, son fils de neuf ans s’enferme dans une timidité maladive, et son plus jeune enfant, Derek, atteint d’un handicap mental, représente pour lui une source de honte inavouable.
Entre aventures extra-conjugales sans lendemain et crises existentielles, Slocum ressasse obsessionnellement son passé. Une question le hante : à quel moment exact sa vie a-t-elle basculé ? « Quelque chose a dû m’arriver », répète-t-il, incapable d’identifier l’origine de son mal-être. Au fil des pages, la tension monte inexorablement tandis que Slocum, paralysé par ses angoisses et ses névroses, semble au bord d’un acte irréparable.
Autour du livre
Joseph Heller a consacré douze années à l’écriture de « Panique » (« Something Happened »), convaincu de son génie au point de disséminer des manuscrits dans tout Manhattan pour garantir la survie de l’œuvre en cas d’incendie de son appartement. Sa fille l’accompagnait même lors de la remise du manuscrit final à son agent, au cas où il serait victime d’une crise cardiaque ou d’un accident en chemin. Cette obsession révèle l’importance qu’il accordait à ce deuxième roman, publié treize ans après le succès retentissant de « Catch-22 ».
Le monologue intérieur de Slocum constitue la matière première du récit, dans un flux de conscience hypnotique où les digressions s’entremêlent aux souvenirs. Les parenthèses s’étendent parfois sur plusieurs pages, un effet déstabilisant où le lecteur perd le fil de la narration initiale – tout comme Slocum perd le fil de sa propre existence. Cette construction labyrinthique traduit magistralement l’enfermement mental du protagoniste, prisonnier de ses obsessions et de ses contradictions.
« Panique » se démarque de ses prédécesseurs thématiques comme « La fenêtre panoramique » de Richard Yates ou « L’Homme au complet gris » de Sloan Wilson par son radicalisme et son refus de toute concession. Là où ces romans maintiennent une certaine empathie pour leurs protagonistes, « Panique » pousse la noirceur jusqu’à son paroxysme. Slocum incarne la figure du cadre américain des années 1960 dans ce qu’elle a de plus désespérant : son existence confortable masque un vide existentiel abyssal.
Kurt Vonnegut, dans une recension mémorable pour le New York Times Book Review, le qualifie « d’un des livres les plus malheureux jamais écrits », tout en saluant sa construction « splendide » et son écriture « claire et dure comme un diamant taillé ». Pour Vonnegut, « Panique » constitue la première tentative d’un écrivain américain majeur d’aborder la misère absolue sur la longueur de tout un roman. Son influence se fait encore sentir aujourd’hui : le personnage de Bob Slocum préfigure les antihéros contemporains comme Don Draper de « Mad Men » ; la thématique du mal-être en entreprise trouve des échos dans des œuvres comme « Open Space » de Joshua Ferris.
Aux éditions GRASSET ; 512 pages.
3. Franc comme l’or (1979)
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Résumé
Manhattan, fin des années 1970. Bruce Gold, 48 ans, professeur d’université auteur de quelques livres confidentiels, s’ennuie dans sa vie professionnelle comme dans son mariage. Membre d’une grande famille juive new-yorkaise qui le dénigre constamment, il supporte de moins en moins les critiques acerbes de son père tyrannique et les humiliations quotidiennes infligées par son frère aîné.
Sa vie bascule le jour où la Maison Blanche le contacte : le Président a lu et apprécié l’une de ses critiques littéraires. On lui fait miroiter une prestigieuse nomination au gouvernement, peut-être même le poste de Secrétaire d’État – ce qui ferait de lui le successeur de Henry Kissinger, qu’il exècre. Mais cette opportunité s’accompagne d’une condition : il doit divorcer de sa femme pour épouser la fille d’un influent homme politique antisémite.
En parallèle, un éditeur lui commande un essai sur « l’expérience juive en Amérique », sujet qui le force à questionner sa propre identité et son rapport à ses origines. Entre ambition politique et fidélité à ses racines, jusqu’où Gold est-il prêt à renier ce qu’il est pour obtenir le pouvoir qu’il convoite ?
Autour du livre
Troisième roman de Joseph Heller, « Franc comme l’or » (« Good as Gold ») paraît en 1979 après une gestation de plusieurs années. Des extraits sont publiés dès 1976 dans le New York Times, puis dans Playboy en avril 1979, avant la sortie du livre la même année.
Heller y déploie une satire musclée du gouvernement américain, dans la lignée de ce qu’il avait fait avec l’armée dans « Catch-22 » et le monde de l’entreprise dans « Panique ». La dimension autobiographique transparaît nettement à travers le personnage de Bruce Gold, lui-même universitaire juif d’âge mûr comme l’était Heller au moment de l’écriture. L’antagonisme envers Henry Kissinger constitue un fil rouge saisissant : Gold voue une haine obsessionnelle à celui qui a réussi là où lui-même aspire à réussir, parsemant ses diatribes d’expressions en yiddish qui donnent au texte une saveur particulière.
Les scènes familiales y occupent une place centrale : les repas de famille, notamment, deviennent le théâtre d’affrontements à la fois hilarants et déchirants. Le père octogénaire de Gold, figure tyrannique qui refuse de quitter New York pour Miami Beach, incarne une forme de résistance au changement tout en maintenant une pression psychologique constante sur ses enfants. Les interactions entre Gold et son frère Sid, ainsi qu’avec ses cinq sœurs, dépeignent les dynamiques complexes d’une famille juive de la classe moyenne inférieure, où l’humiliation et l’amour s’entremêlent inextricablement.
La réception critique s’avère contrastée mais globalement positive. Gore Vidal classe « Franc comme l’or » parmi ses cinq romans préférés de l’après Seconde Guerre mondiale, saluant la capacité de Heller à dépeindre « un arriviste en politique avec une efficacité redoutable ». John Leonard, dans le New York Times, le qualifie de « roman sauvage » et de « cauchemar d’abus et d’opportunisme ». D’autres critiques soulignent le retour au style satirique et aux jeux de mots qui avaient fait le succès de « Catch-22 », tout en notant que l’humour s’avère plus léger que dans « Panique ».
Aux éditions GRASSET ; 448 pages.
4. Dieu sait (1984)
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Résumé
Le roi David d’Israël, âgé de soixante-dix ans, gît sur son lit de mort. La présence à ses côtés de la belle vierge Abishag la Sunamite ne parvient pas à le réchauffer, et ses pensées se tournent sans cesse vers Bethsabée, son grand amour, désormais quinquagénaire.
Dans ces derniers moments, David se remémore les événements marquants de son existence : son enfance de berger, sa victoire contre le géant Goliath, sa fuite devant la jalousie meurtrière du roi Saül, sa passion dévorante pour Bethsabée qui le poussa à envoyer son mari Urie à la mort. Cette relation adultère lui valut la colère divine et la perte de leur premier enfant – une tragédie qui mit fin à sa communication privilégiée avec Dieu.
À présent, deux de ses fils se disputent sa succession : l’héritier présomptif Adonijah et Salomon, que Bethsabée cherche à imposer sur le trône malgré sa médiocrité. Tourmenté par ses souvenirs, ses remords et le silence de Dieu, David doit prendre une dernière décision : désigner celui qui gouvernera Israël après lui.
Autour du livre
Joseph Heller publie « Dieu sait » (« God Knows ») en 1984, son quatrième roman. Après le succès retentissant de « Catch-22 » en 1961, Heller s’était éloigné de la satire pure pour explorer d’autres territoires avec « Panique » et « Franc comme l’or ». Avec « Dieu sait », il renoue avec le genre qui l’a fait connaître.
Dans ce récit iconoclaste, Heller transcende les époques avec une audace déconcertante. Son David, narrateur omniscient, commente aussi bien Michelangelo que Shakespeare, qu’il accuse de plagiat. Il déplore la représentation non circoncise que le sculpteur italien a donnée de lui, compare son royaume à la taille du Vermont, et déverse sa verve sur des sujets aussi variés que Hollywood, le PLO ou la Californie. Cette liberté narrative, loin d’être gratuite, sert un projet ambitieux : transformer le roi biblique en archétype de l’homme moderne aux prises avec ses contradictions.
L’originalité de « Dieu sait » réside aussi dans sa capacité à maintenir un équilibre précaire entre irrévérence et fidélité au texte biblique. Le récit suit scrupuleusement les livres de Samuel, des Chroniques et des Rois, tout en les réinterprétant à travers le prisme d’une conscience contemporaine. Le David de Heller conserve sa dimension mythique tout en devenant profondément humain : tour à tour arrogant et vulnérable, cynique et sentimental, il incarne la complexité de la condition humaine.
Mordecai Richler, dans le New York Times Book Review, loue un « roman original, triste, follement drôle, plein de rugissements ». Martin Amis, dans The Observer, affirme que « le livre vaut son prix d’entrée rien que pour les premières pages ». The Times of London rapporte qu’il reste en tête des ventes pendant des mois après sa publication. Il remporte le Prix Médicis étranger en 1985 pour sa traduction française.
Si certains lecteurs ont pu être déconcertés par les anachronismes volontaires et l’humour parfois provocateur, la majorité s’accorde à reconnaître la puissance d’un texte qui parvient à questionner la foi, l’amour et la mortalité sans jamais perdre sa dimension comique. En définitive, « Dieu sait » s’impose comme une méditation sur la relation entre l’homme et le divin, mais aussi comme une réflexion sur la vieillesse et la quête de sens, portée par une voix narrative d’une vitalité exceptionnelle.
Aux éditions GRASSET ; 456 pages.