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José Saramago en 7 romans – Notre sélection

José Saramago en 7 romans – Notre sélection

José Saramago naît le 16 novembre 1922 à Azinhaga, un village du Portugal, dans une famille de paysans pauvres. À l’âge de deux ans, sa famille déménage à Lisbonne où il grandit. Les difficultés économiques le contraignent à abandonner ses études secondaires pour suivre une formation de serrurier, mais sa passion pour la littérature et la langue française ne le quitte pas.

Après avoir exercé divers métiers, il publie son premier roman en 1947, « Terre du péché ». Il faut cependant attendre les années 1980 pour que sa carrière littéraire prenne véritablement son envol avec « Relevé de terre » (1980) puis « Le Dieu manchot » (1982) qui lui apporte une renommée internationale.

Son style si particulier, caractérisé par une ponctuation minimale et de longues phrases rythmées par des virgules, s’affirme progressivement. Ses romans mêlent réalisme et fantastique, histoire et fiction, tout en portant un regard critique sur la société. La publication en 1991 de « L’Évangile selon Jésus-Christ » déclenche une vive polémique au Portugal, le poussant à s’exiler avec son épouse Pilar del Río sur l’île de Lanzarote.

En 1998, il devient le premier écrivain de langue portugaise à recevoir le Prix Nobel de littérature. Son œuvre majeure, qui comprend notamment « L’Aveuglement » (1995) et « Tous les noms » (1997), ne cesse d’interroger la condition humaine et les dérives de la société contemporaine. Membre du Parti communiste portugais et athée revendiqué, il poursuit son engagement politique et social jusqu’à sa mort le 18 juin 2010 à Lanzarote, des suites d’une leucémie.

Voici notre sélection de ses romans majeurs.


1. L’Évangile selon Jésus-Christ (1991)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

Dans la Palestine du Ier siècle sous occupation romaine, José Saramago réinvente l’histoire de Jésus en s’écartant radicalement des Évangiles canoniques. Tout commence à Nazareth où est conçu Jésus, fruit de l’union charnelle entre Marie et Joseph. Quelques semaines plus tard, un mystérieux mendiant qui prétend être un ange annonce sa grossesse à Marie. À Bethléem, Joseph apprend le projet d’Hérode de massacrer les nouveau-nés, mais ne prévient pas les autres familles ; il sauve uniquement son fils. Ce silence coupable le poursuivra jusqu’à sa mort sur la croix, où il sera confondu avec un rebelle zélote.

Le jeune Jésus hérite des cauchemars paternels et, bouleversé par la révélation de sa mère sur le massacre des Innocents, quitte sa famille. Il devient berger sous la tutelle d’un personnage énigmatique qui s’avère être le Diable, puis rencontre Dieu dans le désert. Sa vie bascule lorsqu’il fait la connaissance de Marie de Magdala, une prostituée dont il tombe éperdument amoureux. Ensemble, ils parcourent les routes tandis que Jésus découvre ses pouvoirs miraculeux. Mais une rencontre décisive sur le lac de Tibériade avec Dieu et le Diable va confronter Jésus à un choix déchirant concernant sa destinée messianique.

Autour du livre

Prix Nobel de littérature portugais, José Saramago publie en 1991 cette version iconoclaste des Évangiles qui soulève immédiatement une vive polémique. L’Église catholique, par la voix du journal du Vatican L’Osservatore Romano, l’accuse d’avoir une « vision fondamentalement anti-religieuse ». Le gouvernement conservateur portugais va même jusqu’à bloquer la nomination du livre pour le Prix Européen de Littérature, poussant Saramago à s’exiler aux îles Canaries où il vivra jusqu’à sa mort.

Cette réécriture audacieuse transforme les protagonistes bibliques en personnages de chair et de sang aux prises avec leurs désirs, leurs doutes et leurs contradictions. Joseph, figure généralement effacée des Évangiles, prend ici une dimension tragique, rongé par la culpabilité d’avoir sauvé son seul fils lors du massacre des Innocents. Marie apparaît comme une jeune femme de seize ans soumise aux codes patriarcaux de son époque. Le Diable lui-même se révèle plus compatissant que Dieu, présenté comme une figure autoritaire assoiffée de pouvoir et de sang.

L’écriture si particulière de Saramago, faite de longues phrases ponctuées uniquement de virgules et dépourvues de guillemets pour les dialogues, crée un flux narratif envoûtant qui mêle avec brio le réalisme historique et la dimension métaphysique. Le dialogue central entre Dieu, le Diable et Jésus sur le lac de Tibériade constitue un moment d’anthologie où s’affrontent des visions opposées de l’humanité et du divin.

La critique salue la profondeur philosophique et la puissance narrative de « L’Évangile selon Jésus-Christ ». Harold Robbins la qualifie « d’œuvre profonde, provocante et captivante ». Regina Sardoeira, professeure de philosophie, souligne la filiation avec « La Dernière Tentation » de Nikos Kazantzákis dans leur volonté commune d’humaniser la figure du Christ. Même les critiques religieux, tout en désapprouvant le propos, reconnaissent la qualité littéraire exceptionnelle du texte.

Aux éditions POINTS ; 480 pages.


2. L’Aveuglement (1995)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

Dans une ville anonyme, un homme s’immobilise à un feu rouge : il vient brutalement de perdre la vue, submergé par une blancheur aveuglante. Cette cécité mystérieuse se propage rapidement aux personnes qui l’ont approché – le bon samaritain qui l’a raccompagné chez lui avant de lui voler sa voiture, l’ophtalmologue qui l’a examiné, les patients présents dans la salle d’attente.

Face à cette épidémie fulgurante, le gouvernement ordonne la mise en quarantaine des premiers malades dans un ancien asile psychiatrique, sous la surveillance de militaires ayant ordre de tirer sur toute tentative d’évasion. Parmi les internés se trouve la femme de l’ophtalmologue qui, bien que voyante, simule la cécité pour accompagner son mari.

Dans cet établissement insalubre privé d’eau et d’électricité, les conditions de vie se dégradent rapidement à mesure que de nouveaux aveugles affluent. La promiscuité, le manque d’hygiène et la faim révèlent peu à peu la bestialité tapie en chacun. Un groupe de criminels prend le contrôle de la nourriture et soumet les autres internés à un odieux chantage.

Dans ce monde en déliquescence où la civilisation vacille, la femme de l’ophtalmologue semble être le seul témoin lucide de la déshumanisation qui gagne les occupants de l’asile.

Autour du livre

« L’Aveuglement », publié en 1995, est considéré comme le chef-d’œuvre de José Saramago. Ce roman dystopique témoigne des préoccupations de l’écrivain portugais quant à la fragilité de la civilisation et sa méfiance envers la nature humaine. La genèse du livre puise dans le passé douloureux du Portugal et fait écho au régime dictatorial de Salazar qui marqua le pays des années 1930 aux années 1970, une période d’arrestations arbitraires, d’injustices et de peur collective.

L’œuvre se singularise par son style narratif expérimental. Les dialogues, dépourvus de guillemets et de tirets, s’intègrent au fil du texte séparés par de simples virgules. Les personnages ne portent pas de noms mais sont désignés par leur fonction ou une caractéristique physique : le premier aveugle, la femme du médecin, la fille aux lunettes teintées, le vieillard au bandeau noir. Cette dépersonnalisation confère une dimension universelle au propos et renforce le sentiment d’aliénation.

La métaphore de la cécité permet à Saramago de sonder les tréfonds de l’âme humaine. Contrairement aux représentations traditionnelles associant la cécité aux ténèbres, les personnages sont frappés d’un « mal blanc », submergés par une blancheur aveuglante qui symbolise leur aveuglement moral. À travers le regard de la femme du médecin, seule à conserver la vue, le roman questionne notre propre cécité face à la désagrégation des valeurs humaines. « Je pense que nous ne sommes pas devenus aveugles, je pense que nous étions aveugles. Des aveugles qui voient. Des aveugles qui, voyant, ne voient pas », constate lucidement l’un des personnages.

La critique salue unanimement la puissance visionnaire de l’œuvre. Le New York Times souligne la maîtrise avec laquelle Saramago parvient à créer « une allégorie universelle sur la condition humaine ». La qualité exceptionnelle du roman contribue à l’obtention du Prix Nobel de littérature par son auteur en 1998, le comité mentionnant spécifiquement « L’Aveuglement » dans l’attribution du prix.

Le roman connaît une adaptation cinématographique remarquée en 2008 par le réalisateur brésilien Fernando Meirelles, avec Julianne Moore dans le rôle de la femme du médecin et Mark Ruffalo dans celui de l’ophtalmologue. Profondément ému par le film, Saramago confie ressentir « la même émotion qu’à l’achèvement du roman ». « L’Aveuglement » inspire également plusieurs adaptations théâtrales et un opéra créé en 2011 à l’Opéra de Zurich sur une musique du compositeur Anno Schreier.

Aux éditions POINTS ; 384 pages.


3. Tous les noms (1997)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

Dans une ville indéterminée, Monsieur José, modeste fonctionnaire quinquagénaire, travaille au Conservatoire général de l’État civil. Cette institution kafkaïenne, où règne une hiérarchie implacable, conserve méticuleusement les fiches des vivants et des morts. Le bâtiment, labyrinthique, nécessite même l’utilisation d’un fil d’Ariane pour ne pas s’y perdre.

Monsieur José vit seul dans une petite maison attenante au Conservatoire, ce qui lui permet d’accéder aux archives en dehors des heures de bureau. Sa vie monotone se résume à son travail et à sa collection d’articles sur les célébrités, qu’il complète en consultant clandestinement leurs fiches d’état civil.

Un jour, le hasard glisse entre ses mains la fiche d’une femme inconnue de trente-six ans. Sans raison apparente, il en devient obsédé et décide de partir à sa recherche. Sa quête le pousse à transgresser toutes les règles : il falsifie des autorisations, interroge d’anciens voisins, s’introduit de nuit dans une école pour consulter des dossiers. L’employé modèle se transforme en enquêteur téméraire, prêt à tout pour percer le mystère de cette femme qui ne sait même pas qu’il existe.

Autour du livre

Cette fable philosophique publiée en 1997 par José Saramago, un an avant l’obtention de son Prix Nobel de littérature, interroge les liens entre l’identité, la mémoire et la bureaucratie. Le romancier portugais imagine un univers administratif qui rappelle celui du « Procès » de Kafka, où les existences se résument à des fiches dans des registres. La hiérarchie y règne en maître : les sous-chefs obéissent aux chefs qui eux-mêmes dépendent du tout-puissant Conservateur. Les employés doivent même utiliser un fil d’Ariane pour ne pas se perdre dans les dédales des archives.

La chronologie de l’écriture éclaire la genèse du roman : à 75 ans, Saramago commence la rédaction après avoir lui-même effectué des recherches dans de nombreux registres d’état civil pour retrouver la date exacte du décès de son frère Francisco, mort de bronchopneumonie à l’âge de quatre ans.

La narration se démarque par une écriture singulière : les dialogues s’insèrent dans le texte sans retour à la ligne, séparés uniquement par des virgules et des majuscules. Cette technique narrative crée un flux de conscience qui épouse les errances mentales du protagoniste. Les conversations surréalistes que Monsieur José entretient avec son plafond ajoutent une touche d’humour absurde à ce récit teinté de mélancolie.

« Tous les noms » dépeint la transformation d’un être effacé en enquêteur passionné. De gratte-papier soumis, Monsieur José devient un transgresseur qui brave les interdits, falsifie des documents et s’introduit par effraction dans des bâtiments. Sa quête insensée d’une inconnue symbolise le besoin humain de briser la routine et de donner un sens à l’existence.

À travers cette méditation sur la solitude et l’anonymat, Saramago s’interroge sur ce qui définit une vie : est-ce la trace administrative qu’elle laisse dans les registres ou les souvenirs qu’elle imprime dans la mémoire des autres ? La réflexion s’élargit aux rapports entre les vivants et les morts, entre l’ordre bureaucratique et le chaos de l’existence.

La critique salue unanimement la maestria de l’écrivain portugais. Le New York Times, sous la plume de Robert Irwin, y voit une « puissante parabole sur l’absurdité des efforts humains ». Maria José Rodrigues de Oliveira loue « le style somptueux, le texte dense aux nombreuses métaphores, avec une syntaxe et une orthographe singulières ». D’autres commentateurs soulignent la dimension kafkaïenne du récit tout en notant que Saramago y insuffle une forme de tendresse absente chez l’écrivain pragois.

Aux éditions POINTS ; 288 pages.


4. L’Autre comme moi (2002)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

Tertuliano Máximo Afonso, professeur d’histoire solitaire et dépressif, mène une existence morne partagée entre son travail au lycée et une relation sans passion avec Maria da Paz. Un soir, sur les conseils d’un collègue professeur de mathématiques, il visionne une cassette vidéo d’un film sans prétention intitulé « Qui cherche trouve ». C’est alors qu’il découvre avec stupéfaction que l’un des acteurs secondaires est son sosie parfait.

Cette révélation le pousse à entreprendre une véritable investigation pour retrouver cet homme : il loue méthodiquement tous les films produits par la même société de production et dresse une liste minutieuse des noms figurant aux génériques. Sa quête obsessionnelle le mène jusqu’à António Claro, un acteur qui utilise le nom de scène Daniel Santa-Clara.

Déterminé à rencontrer son double, Tertuliano parvient à obtenir son adresse et commence à l’épier. Lorsque les deux hommes se rencontrent enfin, ils constatent que leur ressemblance est absolue : même voix, mêmes traits, mêmes cicatrices. Mais celle-ci va déclencher une série d’événements qui vont précipiter les deux hommes dans une spirale infernale.

Autour du livre

Cette variation vertigineuse sur le thème du double s’inscrit dans une longue tradition littéraire, de Plaute à Poe en passant par Hoffmann et Dostoïevski. Saramago renouvelle magistralement ce motif classique en l’ancrant dans la banalité du quotidien contemporain. Le double n’apparaît plus comme une manifestation surnaturelle mais comme un fait brut qui déstabilise toutes les certitudes sur l’identité. En apparence simple, l’intrigue se densifie progressivement pour devenir une méditation ironique sur la singularité de l’être humain.

La narration se déploie selon une technique singulière qui épouse les méandres de la conscience tourmentée du protagoniste. Les phrases s’étirent sur des pages entières, les dialogues s’enchaînent sans guillemets ni tirets, séparés uniquement par des virgules et des majuscules. Cette écriture sinueuse crée un effet hypnotique qui accentue le vertige existentiel du récit. Le narrateur intervient régulièrement pour commenter l’action avec un humour grinçant, transformant le roman en une partition à plusieurs voix où se mêlent le récit, les digressions philosophiques et les apartés ironiques.

En filigrane se dessine une réflexion sur la société contemporaine où l’individualité se dilue dans la reproduction technique. L’opposition entre le professeur d’histoire et l’acteur de cinéma n’est pas fortuite : l’un transmet le passé tandis que l’autre produit des images reproductibles à l’infini. La question « qui est l’original, qui est la copie ? » prend alors une dimension politique et sociale qui transcende la simple intrigue.

Les critiques ont salué la maîtrise narrative de Saramago. John Banville dans The New York Times souligne « la férocité joyeuse de Céline et le style effréné de Beckett ». Le Boston Globe qualifie le roman de « méditation tortueusement magnifique sur l’identité et l’individualité ». John Updike dans The New Yorker compare Saramago à Faulkner pour « sa confiance absolue dans ses ressources narratives et sa destination finale ».

En 2013, le réalisateur canadien Denis Villeneuve adapte le roman au cinéma sous le titre « Enemy ». Jake Gyllenhaal y interprète le double rôle des sosies, aux côtés de Mélanie Laurent et Isabella Rossellini. Le film s’éloigne sensiblement du roman en introduisant une ambiguïté psychologique : les deux sosies pourraient n’être qu’une seule et même personne souffrant d’un trouble dissociatif de l’identité.

Aux éditions POINTS ; 360 pages.


5. La Lucidité (2004)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

Un jour d’élections municipales, dans la capitale d’un pays qui n’est jamais nommé, un phénomène extraordinaire se produit : les bureaux de vote restent déserts jusqu’à seize heures, puis la population afflue soudainement en masse. Le dépouillement révèle que plus de 70 % des électeurs ont voté blanc. Le gouvernement, déstabilisé, organise un nouveau scrutin la semaine suivante. Cette fois, les bulletins blancs représentent 83 % des suffrages, sans la moindre abstention.

Le pouvoir en place ne peut se résoudre à reconnaitre ce désaveu démocratique. Persuadé qu’il s’agit d’un complot visant à renverser les institutions, il déclare l’état de siège. La capitale est mise en quarantaine : le gouvernement, l’administration et la police abandonnent la ville, tandis que l’armée en bloque les accès. Mais contrairement aux prévisions officielles qui annonçaient le chaos, la ville s’auto-organise dans le calme. Les services continuent de fonctionner normalement tandis que la criminalité n’augmente pas.

Face à cette résistance pacifique qui met en péril sa légitimité, le gouvernement tente de provoquer des troubles en organisant un attentat, puis ressort un dossier vieux de quatre ans : lors d’une épidémie de cécité qui avait frappé la capitale, une femme, l’épouse d’un médecin, avait mystérieusement été la seule à conserver la vue. Un commissaire et deux agents sont alors envoyés en secret dans la ville pour enquêter sur elle, soupçonnée d’être le cerveau de la fronde. Mais plus le policier progresse dans son investigation, plus il s’interroge sur le bien-fondé de sa mission…

Autour du livre

José Saramago conçoit « La Lucidité » comme une suite à son roman « L’Aveuglement », publié en 1995. Cette fable politique mordante questionne les fondements de la démocratie représentative et les mécanismes de conservation du pouvoir. Le Prix Nobel de littérature 1998 y déploie une satire grinçante des institutions, multipliant les scènes kafkaïennes où les dirigeants s’empêtrent dans leur propre paranoïa. « Les démocraties occidentales ne sont que les façades politiques du pouvoir économique. Une façade avec des couleurs, des drapeaux, des discours interminables sur la sacro-sainte démocratie », note l’écrivain marxiste qui voit dans ce vote blanc massif l’expression d’une lucidité citoyenne.

La narration adopte une forme singulière qui épouse le propos : refus des noms propres au profit de désignations génériques (« le commissaire », « le ministre », « la femme du médecin »), phrases-fleuves ponctuées de virgules où se mêlent dialogues et récit, digressions administratives volontairement pesantes. Ce dispositif crée une universalité troublante – l’histoire pourrait se dérouler n’importe où – tout en soulignant l’absurdité bureaucratique du pouvoir.

La dimension allégorique se double d’une réflexion sur la résistance collective. À l’opposé de « L’Aveuglement » qui montrait une société sombrant dans la barbarie, « La Lucidité » met en scène une population qui s’auto-organise pacifiquement malgré les provocations. L’harmonie sociale naît spontanément de l’absence d’État, renversant le dogme hobbesien de « l’homme loup pour l’homme ». Le roman interroge ainsi la capacité des citoyens à se gouverner eux-mêmes, sans représentants ni hiérarchie.

La critique professionnelle souligne la force du propos politique. Pour Ursula K. Le Guin dans The Guardian, Saramago « a écrit un roman qui en dit plus sur notre époque que n’importe quel livre ». Le Boston Globe salue « les rares phares de bonté qui percent l’obscurité ténébreuse de l’humanité », tandis que The New York Times y voit « une parabole sarcastique sur les règles du jeu de la démocratie occidentale ».

Le roman a été adapté au théâtre par Kevin Keiss en 2016, dans une mise en scène de Maëlle Poésy. La pièce, intitulée « Ceux qui errent ne se trompent pas », a été présentée au 70ème Festival d’Avignon.

Aux éditions POINTS ; 384 pages.


6. Les intermittences de la mort (2005)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

Le 1er janvier, dans un petit pays européen d’une dizaine de millions d’habitants, la Mort cesse brutalement de remplir son office. Personne ne meurt plus sur le territoire national, tandis que les habitants des pays voisins continuent de décéder normalement.

Cette immortalité soudaine suscite d’abord l’enthousiasme général, mais la situation vire rapidement au chaos : les malades en phase terminale ne meurent pas, mais restent dans un état d’agonie permanente, les vieillards s’accumulent dans les hospices sans jamais trouver le repos éternel, la société tout entière vacille sur ses bases. Les pompes funèbres se retrouvent sans activité, les compagnies d’assurance-vie perdent leur raison d’être, l’Église catholique ne sait plus comment prêcher la résurrection dans un monde sans trépas.

Pour remédier à la crise, une organisation criminelle qui se fait appeler la « Maphia » met en place un système lucratif : elle propose de transporter les mourants de l’autre côté de la frontière, où la Mort continue d’opérer.

Sept mois plus tard, la Mort annonce son retour mais instaure une nouvelle règle : elle enverra désormais une lettre couleur violette à chaque futur défunt, une semaine avant son décès, afin que chacun puisse mettre de l’ordre dans ses affaires. Cette méthode plus « humaine » fonctionne, jusqu’au jour où l’une de ces missives lui revient systématiquement sans avoir pu être distribuée. Le destinataire est un violoncelliste de cinquante ans qui, pour une raison inconnue, semble immunisé contre son pouvoir. Piquée dans son orgueil, la Mort prend forme humaine pour enquêter sur ce cas unique qui menace son autorité…

Autour du livre

José Saramago compose cette fable métaphysique en 2005, à l’âge de 83 ans, alors qu’il souffre lui-même de leucémie. Cette proximité avec la mort nourrit manifestement sa réflexion, qu’il mène avec un humour grinçant. Son écriture singulière abolit les conventions typographiques habituelles : les dialogues s’intègrent dans le fil du texte sans guillemets ni tirets, uniquement signalés par des majuscules, tandis que les phrases s’étirent en longues périodes ponctuées de virgules. Cette forme particulière épouse parfaitement le flux de conscience du narrateur, qui interpelle régulièrement le lecteur avec une ironie mordante.

À travers cette histoire fantaisiste, Saramago livre une critique musclée des institutions et des comportements humains. L’Église se retrouve démunie face à une situation qui invalide le dogme de la résurrection. Les politiques s’empêtrent dans leurs discours creux. La « Maphia » prospère en exploitant la détresse des familles. Chaque corporation défend ses intérêts particuliers sans considération pour le « bien commun ».

La critique salue unanimement l’originalité et l’intelligence de ce roman. Gabriel Perissé, écrivain et critique, souligne notamment la finesse avec laquelle Saramago aborde « la personnification de la mort et la nécessité que cette dernière ressent d’être aimée. » Le livre reçoit un accueil particulièrement chaleureux dans le monde hispanophone, où les commentateurs apprécient sa capacité à mêler réflexion existentielle et satire sociale.

En 2019, le groupe ukrainien Jinjer s’inspire du roman pour composer le morceau « Pausing Death » sur son album « Macro ». Le groupe italien Legittimo Brigantaggio en tire également une chanson intitulée « La lettera viola ».

Aux éditions POINTS ; 288 pages.


7. Caïn (2009)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

Publié en 2009, « Caïn » constitue l’ultime roman de José Saramago avant sa disparition en 2010. Cette réinvention irrévérencieuse de l’Ancien Testament s’ouvre sur l’expulsion d’Adam et Ève du Paradis, rapidement suivie de la naissance de leurs enfants, Caïn et Abel.

Lorsque les deux frères présentent leurs offrandes à Dieu, celui-ci manifeste sa préférence pour celles d’Abel, berger, au détriment de celles de Caïn, agriculteur. Rongé par l’injustice de ce rejet arbitraire, Caïn tue son frère – un acte qu’il justifie comme une tentative de frapper Dieu lui-même, seul véritable responsable à ses yeux. Condamné à l’errance éternelle, marqué d’un signe divin qui le protège paradoxalement de la mort, Caïn se retrouve projeté dans différentes époques de l’Ancien Testament.

De la terre de Nod où règne la sensuelle reine Lilith au mont Sinaï où Moïse reçoit les Tables de la Loi, en passant par Sodome promise à la destruction et les terres de Job soumis aux épreuves divines, Caïn observe les actions d’un Dieu qu’il juge de plus en plus cruel et capricieux. Sa révolte grandit à chaque nouvelle manifestation de la violence divine, jusqu’à ce que son chemin le mène à l’arche de Noé, où s’annonce la possibilité d’une vengeance ultime contre son persécuteur céleste.

Autour du livre

Vingt ans après « L’Évangile selon Jésus-Christ » qui avait déjà fait scandale, Saramago livre une dernière provocation littéraire. Sa réécriture iconoclaste de l’Ancien Testament fait de Caïn non plus un criminel mais un homme révolté contre l’arbitraire divin. Dans sa quête de justice, il interpelle directement Dieu, le confrontant à ses contradictions : comment peut-il se prétendre miséricordieux tout en ordonnant massacres et sacrifices ?

Le texte se distingue par son style singulier : absence de majuscules pour les noms propres (y compris « dieu »), quasi-absence de ponctuation, dialogues fondus dans la narration. Cette écriture fluide renforce la dimension orale et mythique du récit. L’humour mordant n’est jamais loin, comme lorsqu’un ange arrive en retard pour sauver Isaac à cause d’un problème mécanique dans ses ailes.

Derrière son ton irrévérencieux, le roman soulève des questionnements philosophiques sur la relation entre l’homme et le divin. « L’histoire des hommes est l’histoire de leur mésentente avec dieu, il ne nous comprend pas et nous ne le comprenons pas », résume Caïn. En faisant de son protagoniste un observateur critique des passages les plus violents de la Bible, Saramago interroge la notion même de foi et de justice divine.

Le New York Times évoque « une écriture qui nous emporte, avec des étincelles qui jaillissent de l’atelier de l’auteur confirmant que nous sommes entre les mains d’un maître inimitable ». Pour le New Yorker, il s’agit d’un « blasphème sans précédent de l’Ancien Testament » où « Saramago ne cesse de trouver des failles dans la logique du dieu biblique ». L’ouvrage a déclenché une violente polémique à sa sortie, particulièrement dans les pays catholiques comme le Portugal, l’Espagne et le Brésil. L’Église l’a attaqué avant même sa parution.

Aux éditions POINTS ; 192 pages.

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