Jean Anouilh naît le 23 juin 1910 à Bordeaux, fils d’un tailleur et d’une professeure de piano. C’est au lycée Chaptal, en 1923, que se manifeste sa passion pour le théâtre. La découverte des « Mariés de la tour Eiffel » de Cocteau en 1926, puis de « Siegfried » de Giraudoux en 1928, le marque profondément. Après quelques emplois, il devient secrétaire général de la Comédie des Champs-Élysées sous Louis Jouvet.
Sa première pièce, « Humulus le muet », écrite avec Jean Aurenche, est représentée en 1932. Le succès arrive avec « Le Voyageur sans bagage » en 1937, mis en scène par Georges Pitoëff. Pendant l’Occupation, il crée « Antigone » (1944), qui devient sa pièce la plus célèbre, suscitant des interprétations contradictoires sur sa portée politique.
Après la guerre, Anouilh continue à produire de nombreuses pièces à succès, qu’il classe lui-même en différentes catégories : Pièces roses, noires, brillantes, grinçantes, costumées, baroques, secrètes et farceuses. Parmi ses plus grands succès figurent « L’alouette » (1953) et « Becket ou l’Honneur de Dieu » (1959), qui lui valent une reconnaissance internationale.
Marié deux fois, d’abord à la comédienne Monelle Valentin puis à Nicole Lançon, il partage ensuite sa vie avec Ursula Wetzel. Parallèlement à son activité de dramaturge, il travaille comme adaptateur et metteur en scène. Dans les années 1970, il enchaîne encore les succès avec des pièces comme « Le Nombril ».
Affaibli par la maladie, il se retire en Suisse où il meurt le 3 octobre 1987 à Lausanne, laissant derrière lui une œuvre théâtrale considérable de 47 pièces, marquée par des thèmes récurrents comme le désir d’absolu ou la nostalgie de l’enfance.
Voici notre sélection de ses pièces de théâtre majeures.
1. Antigone (1944)
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Résumé
En 1944, dans une France occupée par les nazis, Jean Anouilh adapte la célèbre tragédie de Sophocle. L’histoire se déroule à Thèbes, où deux frères, Étéocle et Polynice, viennent de s’entretuer pour le trône. Leur oncle Créon, devenu roi, décrète que seul Étéocle recevra des funérailles dignes, tandis que le corps de Polynice sera abandonné aux charognards. Quiconque tentera de l’enterrer sera puni de mort. Antigone, leur sœur, refuse cette injustice et brave l’interdit royal pour recouvrir de terre la dépouille de son frère, malgré les supplications d’Ismène, sa sœur, qui tente de l’en dissuader.
Arrêtée par les gardes, Antigone affronte son oncle Créon lors d’un long dialogue qui constitue le cœur de la pièce. Le roi tente de la sauver en lui offrant le bonheur d’une vie simple aux côtés d’Hémon, son fils et fiancé d’Antigone. Mais la jeune femme refuse tout compromis. « Je ne veux pas comprendre. Moi je suis là pour autre chose que pour comprendre. Je suis là pour vous dire non et pour mourir », lance-t-elle à Créon.
Condamnée à être enterrée vivante, Antigone se pend dans son tombeau. Hémon, fou de douleur, s’y enferme avec elle et se suicide. Apprenant la mort de son fils, la reine Eurydice se tranche la gorge. Créon reste seul, accablé par les conséquences de son choix dans un palais déserté.
Autour de la pièce
Cette réécriture du mythe prend une résonance particulière dans le contexte de l’Occupation. Les spectateurs de 1944 peuvent y voir l’affrontement entre la Résistance (Antigone) et le régime de Vichy (Créon). Pourtant, loin du manichéisme, Anouilh dessine un Créon plus humain que celui de Sophocle : un homme lucide, qui assume le « sale boulot » du pouvoir tout en comprenant la pureté d’Antigone.
L’impact de la pièce fut considérable. Jouée plus de 500 fois pendant l’Occupation malgré les conditions difficiles (théâtre non chauffé, coupures d’électricité), elle divisa la critique : certains y virent un appel à la résistance, d’autres une justification du pouvoir en place. Cette ambiguïté même témoigne de sa profondeur. La pièce n’a cessé depuis d’être montée, traduite, adaptée, notamment par la Comédie-Française qui l’a inscrite à son répertoire en 2012. Des metteurs en scène comme Nicolas Briançon ou Marc Paquien continuent d’en renouveler l’interprétation, preuve de la vitalité d’un texte qui interroge toujours notre rapport au pouvoir et à l’engagement.
Aux éditions LA TABLE RONDE ; 128 pages.
2. Le Voyageur sans bagage (1937)
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Résumé
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, un soldat amnésique retrouvé dans un train de prisonniers est placé dans un asile. Baptisé Gaston par commodité, il y coule des jours paisibles comme jardinier pendant dix-huit ans, jusqu’à ce qu’une dame patronnesse, la duchesse Dupont-Dufort, entreprenne de lui retrouver sa famille parmi les nombreuses qui réclament ce « soldat inconnu vivant ». Les Renaud, famille bourgeoise de province, sont persuadés de reconnaître en lui leur fils Jacques, disparu pendant la guerre.
La confrontation avec les Renaud révèle peu à peu un passé trouble : Jacques Renaud était un être violent, cruel avec les animaux, séducteur sans scrupules qui avait eu une liaison avec Valentine, la femme de son frère Georges, et qui avait même rendu son meilleur ami paraplégique. Face à ces révélations, Gaston refuse catégoriquement d’être ce Jacques qu’on lui présente. Même lorsque Valentine lui prouve son identité en lui révélant l’existence d’une cicatrice sous son omoplate – trace d’une blessure qu’elle lui avait infligée avec une épingle à chapeau – Gaston persiste dans ses dénégations.
Le salut viendra d’une rencontre fortuite avec un petit garçon anglais, seul survivant de la famille Madensale. Gaston saisit cette opportunité pour s’inventer une nouvelle identité et échapper à son véritable passé, abandonnant derrière lui les Renaud et leur héritage encombrant.
Autour de la pièce
Cette pièce s’inscrit dans la veine des « Pièces noires » d’Anouilh, aux côtés de « L’Hermine » et « La Sauvage ». Elle puise son inspiration dans l’histoire véridique d’Anthelme Mangin, un soldat amnésique que douze familles différentes revendiquaient comme leur parent disparu après la Grande Guerre. Le succès fut immédiat : 190 représentations consécutives sous la direction de Georges Pitoëff, lui-même dans le rôle de Gaston.
Anouilh conjugue habilement le drame et la comédie, notamment à travers le personnage de la duchesse Dupont-Dufort, caricature de l’aristocratie bien-pensante, et les scènes savoureuses entre domestiques qui commentent l’action depuis les coulisses.
La pièce a connu de multiples adaptations : au cinéma en 1944 sous la direction d’Anouilh lui-même avec Pierre Fresnay, à la télévision notamment en 2004 avec Jacques Gamblin, et jusqu’en Inde où une version en marathi fut produite pour la télévision de Mumbai.
Aux éditions FOLIO ; 224 pages.
3. Le Bal des voleurs (1938)
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Résumé
Dans cette comédie-ballet créée en 1938, l’action se déroule à Vichy, où Lady Hurf, une riche aristocrate britannique, coule des jours monotones en compagnie de ses deux nièces, Eva et Juliette. Les jeunes femmes subissent les assiduités des Dupont-Dufort père et fils, banquiers au bord de la faillite qui convoitent leur dot. L’arrivée de trois voleurs va bouleverser leur quotidien : Peterbono le chef, Hector le séducteur et Gustave l’apprenti.
Flairant une belle opportunité, les voleurs décident de se faire passer pour des Grands d’Espagne ruinés par la révolution. Lady Hurf, loin d’être dupe, décide de jouer le jeu pour tromper l’ennui, prétendant reconnaître en Peterbono un vieil ami, le Duc de Miraflor. Pendant ce temps, des sentiments naissent entre Hector et Eva d’une part, et entre Gustave et Juliette d’autre part. Cette dernière découvre la supercherie mais, contre toute attente, accepte de suivre Gustave dans sa vie de brigand.
Lors d’une soirée où tous se rendent à un prétendu « Bal des Voleurs » (qui se révèle être un simple « Bal des Fleurs »), Gustave tente de cambrioler la demeure et s’enfuit avec Juliette. Mais pris de remords, il la ramène endormie pour lui épargner une vie de hors-la-loi. Pour sauver leur amour, Lord Edgard prétend reconnaître en Gustave un fils qu’on lui aurait volé enfant, permettant ainsi leur union.
Autour de la pièce
Cette pièce s’inscrit dans les « Pièces roses » d’Anouilh, aux côtés d’ « Humulus le muet » (1929) et « Léocadia » (1940). Pourtant, derrière sa légèreté apparente, elle dissimule une réflexion plus sombre sur l’identité et le mensonge. Le travestissement y règne en maître : les voleurs se font passer pour des nobles, Lady Hurf feint d’être dupe, même la sincère Juliette finit par endosser l’habit d’une voleuse.
« Le Bal des voleurs » emprunte à différents genres : la commedia dell’arte avec ses quiproquos et ses personnages stéréotypés, la comédie de Molière pour ses jeux de masques, et même le cinéma burlesque des Marx Brothers pour son humour visuel.
La pièce a connu plusieurs adaptations notables, notamment une version dansée en 1960 à Nervi par Léonide Massine, héritier des Ballets russes, sur une partition de Georges Auric. Elle fut également adaptée pour la télévision américaine en 1959 avec une distribution incluant Tom Bosley et Kurt Kasznar, puis reprise plusieurs fois en Espagne et en France.
Aux éditions FOLIO ; 192 pages.
4. Médée (1946)
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Résumé
Écrite en 1946 et créée sur scène en 1948, cette pièce en un acte de Jean Anouilh revisite le mythe antique de Médée, en le transposant dans un contexte plus contemporain. L’action se déroule à Corinthe, où Médée, une femme marginalisée vivant dans une roulotte avec ses enfants et sa nourrice, attend le retour de Jason, l’homme pour qui elle a autrefois trahi sa famille et commis de nombreux crimes. Mais ce soir-là, elle apprend que des festivités célèbrent les futures noces de Jason avec Créuse, la fille du roi Créon.
Cette nouvelle déclenche une série d’événements dramatiques : Créon vient lui ordonner de quitter la ville avant l’aube, puis Jason lui-même se présente pour une dernière confrontation. Face à cet homme qui aspire désormais à une existence paisible, Médée refuse catégoriquement l’idée d’une vie sans lui. Sa vengeance sera terrible : après avoir causé la mort de Créuse, elle tuera leurs enfants avant de périr elle-même dans les flammes.
Autour de la pièce
Cette réécriture moderne du mythe se distingue par sa concentration dramatique et temporelle : l’action se déroule en une seule nuit fatidique. Anouilh nous présente Médée sous les traits d’une tzigane marginale, figure d’altérité absolue dans une société qui la rejette. En la transposant ainsi, Anouilh souligne avec force la condition d’étrangère du personnage tout en conservant sa dimension tragique.
La pièce, écrite au sortir de la Seconde Guerre mondiale, résonne avec les questionnements de son époque sur la possibilité de reconstruire une vie après l’horreur. Le personnage de Jason incarne cette tentation du compromis et de l’oubli, tandis que Médée représente le refus radical de toute conciliation.
La création de l’œuvre connut un destin particulier : montée d’abord en Allemagne en 1948, elle ne fut jouée en France qu’en 1953 au Théâtre de l’Atelier, dans une mise en scène d’André Barsacq. Cette première française, avec Michèle Alfa dans le rôle-titre, ne rencontra pas le succès espéré, bien loin du triomphe d’ « Antigone » quelques années plus tôt.
Aux éditions LA TABLE RONDE ; 96 pages.
5. L’alouette (1953)
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Résumé
« L’alouette », créée au théâtre Montparnasse en 1953, retrace le procès de Jeanne d’Arc à Rouen en 1431. La pièce s’ouvre alors que la jeune bergère de Domrémy, capturée et vendue aux Anglais, fait face à ses juges ecclésiastiques menés par l’évêque Cauchon.
À travers une série de retours en arrière, le spectateur découvre le parcours extraordinaire de cette paysanne qui, guidée par des voix mystiques, a bouleversé le cours de l’Histoire. D’abord battue par son père qui la soupçonne de dissimuler un amant, Jeanne parvient à convaincre le capitaine Baudricourt de lui fournir armes et chevaux. Elle rejoint ensuite la cour où elle reconnaît Charles VII malgré son déguisement en simple page, gagnant ainsi sa confiance.
Au fil des victoires militaires qui mènent au sacre de Charles VII à Reims, Jeanne s’impose comme une figure charismatique capable de galvaniser les troupes par son mélange de naïveté et d’insolence. Lors de son procès, elle déjoue habilement les pièges rhétoriques de ses accusateurs grâce à son bon sens paysan. Si elle consent dans un premier temps à abjurer pour sauver sa vie, elle choisit finalement de réaffirmer ses convictions, préférant le martyre à un destin médiocre.
Autour de la pièce
La pièce transcende le simple récit historique en proposant une réflexion sur la nature humaine et la force de l’innocence face au cynisme du pouvoir. Écrite dans l’après-guerre, elle fait écho aux traumatismes récents de l’Occupation tout en évitant soigneusement d’attiser les tensions franco-britanniques. Le choix audacieux de terminer sur le sacre plutôt que sur le bûcher transforme la tragédie en hymne à l’espoir.
La construction novatrice, alternant scènes du procès et flashbacks, permet d’éclairer les différentes facettes du personnage tout en maintenant une tension dramatique constante. Le succès fut immédiat avec 608 représentations à Paris. Adaptée par Lillian Hellman pour Broadway en 1955, la pièce connut un triomphe avec Julie Harris dans le rôle-titre, remportant le Tony Award de la meilleure actrice. Leonard Bernstein composa la musique de scène pour cette version américaine.
L’œuvre s’inscrit dans le cycle des « Pièces costumées » d’Anouilh, aux côtés de « Becket » et « La Foire d’empoigne », mais se distingue par sa capacité à transcender son cadre historique. Cette Jeanne d’Arc, surnommée « l’alouette » pour son chant d’espoir au-dessus des champs de bataille, incarne la résistance de l’esprit face à l’oppression. La pièce continue de résonner aujourd’hui à travers ses questionnements sur le pouvoir, la foi et le libre arbitre.
Aux éditions FOLIO ; 188 pages.
6. Becket ou l’Honneur de Dieu (1959)
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Résumé
Dans l’Angleterre du XIIe siècle, Thomas Becket, un Saxon cultivé devenu le plus proche conseiller du roi normand Henri II Plantagenêt, partage avec son souverain une amitié profonde et une vie de plaisirs sans retenue. Cette relation privilégiée pousse Henri II à nommer Becket archevêque de Canterbury, espérant ainsi mieux contrôler l’Église d’Angleterre. Malgré les avertissements de son ami qui lui prédit la fin de leur complicité (« Si je deviens Archevêque, je ne pourrai plus être votre ami »), le roi persiste.
La transformation de Becket s’opère dès sa nomination : celui qui n’était qu’archidiacre embrasse sa nouvelle fonction avec une ferveur inattendue. Il renonce à ses charges temporelles, rend son sceau de chancelier et se consacre entièrement à défendre les prérogatives de l’Église face au pouvoir royal. Le conflit entre les deux hommes s’intensifie jusqu’à l’exil de Becket en France, puis son retour en Angleterre où il sera assassiné dans sa cathédrale le 29 décembre 1170, sur l’ordre à peine voilé d’Henri II.
Autour de la pièce
La genèse de la pièce relève presque du hasard : Anouilh découvre l’histoire de Becket dans un vieux livre acheté pour la seule beauté de sa reliure verte. Sa femme l’encourage à en tirer une pièce, qu’il écrit en quinze jours. Ce n’est qu’après l’avoir achevée qu’il apprend que son texte comporte une erreur historique majeure : contrairement à ce qu’il a écrit, Becket n’était pas Saxon mais Normand. Anouilh décide néanmoins de conserver cette « opposition ethnique » qui sert admirablement le propos de sa pièce.
Créée en 1959 au théâtre Montparnasse à Paris, « Becket ou l’Honneur de Dieu » connaît un succès international colossal. L’adaptation américaine remporte trois Tony Awards en 1961, dont celui de la meilleure pièce. En 1964, le texte est porté à l’écran par Peter Glenville avec Richard Burton et Peter O’Toole, consacrant définitivement sa renommée mondiale. La pièce entre au répertoire de la Comédie-Française en 1971 et ne cesse depuis d’être reprise.
La force de l’œuvre réside dans sa capacité à transcender le simple récit historique pour interroger les notions d’honneur, de devoir et de pouvoir. Le conflit entre l’Imperium (pouvoir politique) et le Sacerdotium (pouvoir religieux) devient le théâtre d’une réflexion sur l’engagement et la conscience. Les dialogues, d’une grande finesse intellectuelle, évitent l’écueil du didactisme pour privilégier l’affrontement de deux visions du monde, de deux fidélités inconciliables : « Je te l’ai dit : ‘Sauf l’honneur du royaume !’ Je t’ai répondu : ‘Sauf l’honneur de Dieu !’ C’était un dialogue de sourds. »
Aux éditions FOLIO ; 288 pages.