Ivan Tourgueniev naît en 1818 à Orel, à 350 kilomètres au sud de Moscou, dans une famille aristocratique. Son père, Serge Nicolaïévitch, est officier, tandis que sa mère Varvara, une riche propriétaire terrienne, règne en tyranne sur le domaine familial et ses 5000 serfs. Le jeune Ivan grandit dans la propriété de Spasskoïe-Loutovinovo, où il nourrit deux passions qui marqueront son œuvre : la nature et la chasse. Sous la tutelle de précepteurs, il reçoit une éducation exemplaire et maîtrise rapidement plusieurs langues.
Très tôt, le futur écrivain prend conscience de l’injustice du servage, contre lequel il luttera toute sa vie. Après des études à Moscou puis à Saint-Pétersbourg, où il rencontre Gogol, il part pour Berlin en 1838. Ce séjour marque le début d’une vie partagée entre la Russie et l’Occident. À son retour en 1841, il entame une carrière de fonctionnaire tout en se consacrant à l’écriture.
L’année 1843 est décisive : Tourgueniev fait la connaissance de la cantatrice Pauline Viardot, qui sera l’amour de sa vie. Il partage alors son temps entre la France et la Russie. Occidentaliste convaincu mais profondément attaché à sa patrie, il développe une œuvre qui sonde les transformations de la société russe.
La publication des « Mémoires d’un chasseur » en 1852 marque un tournant. Ce recueil de nouvelles, qui dépeint sans fard la vie des paysans russes, lui vaut un mois de prison et une assignation à résidence. Loin de le décourager, cette répression renforce sa détermination à combattre le servage. Après l’abolition de celui-ci en 1861, il publie son chef-d’œuvre « Pères et fils » (1862), roman qui décrit magistralement le conflit des générations dans la Russie en mutation.
Dans les années 1870, installé à Paris rue de Douai chez les Viardot, Tourgueniev devient une figure centrale de la vie littéraire française. Il se lie d’amitié avec Flaubert, Zola, Maupassant et Hugo. Médiateur entre les cultures, il fait découvrir les auteurs russes en France et traduit la littérature française en russe.
La maladie le rattrape au début des années 1880. Il s’éteint le 3 septembre 1883 à Bougival, laissant une œuvre qui marie réalisme social et profondeur psychologique. Son corps est rapatrié à Saint-Pétersbourg, où il est inhumé au cimetière Volkovo, aux pieds de son ami le critique Belinski, comme il l’avait souhaité.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. Premier amour (nouvelle, 1860)
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Résumé
Durant l’été 1833, Vladimir Petrovitch, seize ans, s’apprête à intégrer l’université. Dans la propriété familiale près de Moscou où il révise sans enthousiasme, son attention est captée par l’arrivée de nouvelles voisines : la princesse Zassékine et sa fille Zinaïda, vingt-et-un ans, contraintes par leur pauvreté d’habiter une modeste demeure attenante. Le jeune homme tombe éperdument amoureux de Zinaïda, dont la singulière beauté et le caractère espiègle ne laissent personne indifférent.
Tandis que Zinaïda s’amuse à tourmenter ses nombreux soupirants, son comportement change brutalement : elle devient plus grave, plus secrète. Vladimir surprend alors une scène qui le bouleverse : Zinaïda et son père, Piotr Vassiliévitch, se donnent rendez-vous la nuit dans le jardin.
Autour du livre
Les confidences de la mère de Tourgueniev, dans des lettres datées de 1839-1840, ont révélé la nature profondément autobiographique du récit. L’auteur s’est inspiré de son inclination de jeunesse pour la princesse Ekaterina Chakhovskaïa, qui devint la maîtresse de son père. Cette transposition littéraire d’une expérience intime a donné naissance à l’une des nouvelles les plus célèbres de la littérature russe.
La publication en 1860 suscita des réactions passionnées. Si certains dénoncèrent l’immoralité du sujet – la rivalité amoureuse entre un père et son fils -, d’autres saluèrent l’acuité de l’analyse psychologique. Tourgueniev dut d’ailleurs modifier la fin du récit pour apaiser les critiques les plus virulentes. L’œuvre trouva néanmoins des défenseurs prestigieux. Gustave Flaubert lui-même exprima son admiration dans une lettre à Tourgueniev. La comtesse Lambert rapporta même que le tsar avait lu la nouvelle à son épouse avec délectation.
Le succès ne s’est jamais démenti, comme l’attestent les nombreuses adaptations cinématographiques, dont celle remarquée de Maximilian Schell en 1970. À travers le prisme d’une éducation sentimentale douloureuse, ce récit dessine en filigrane le portrait d’une aristocratie russe sur le déclin, où les apparences policées masquent mal les passions destructrices qui couvent sous la surface.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 256 pages.
2. Pères et fils (roman, 1862)
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Résumé
En mai 1859, le retour d’Arkadi Kirsanov dans le domaine familial de Marino bouleverse la quiétude de cette campagne russe. Le jeune diplômé est accompagné d’Eugène Bazarov, étudiant en médecine dont les convictions nihilistes heurtent l’ordre établi. Si Nikolaï Kirsanov, le père d’Arkadi, tente de s’adapter aux idées nouvelles, son frère Pavel, aristocrate aux manières raffinées, s’oppose frontalement à Bazarov.
Les tensions poussent les deux amis à partir en voyage. Lors d’une étape, ils rencontrent Anna Odintsova, une jeune veuve qui les invite dans sa propriété. Malgré son opposition déclarée au motif amoureux, Bazarov succombe au charme d’Anna qui le repousse. Désabusé, il regagne la demeure parentale où, en pratiquant une autopsie, il contracte le typhus qui lui sera fatal. Anna accourt à son chevet mais ne peut que l’accompagner dans ses derniers instants.
Autour du livre
Le roman paraît en 1862 dans un contexte de profondes mutations sociales. La récente émancipation des serfs par Alexandre II en 1861 n’a pas apporté les améliorations espérées, créant désillusions et tensions. Tourgueniev, qui avait participé à la commission d’examen de cette réforme, traduit dans son œuvre les désenchantements de cette période. La réception du roman s’avère houleuse : cinq courants d’interprétation s’affrontent, des plus conservateurs qui y voient une dangereuse incitation à la révolte, aux progressistes qui saluent cette radiographie lucide de la société russe.
L’œuvre marque un tournant dans la littérature russe en s’éloignant du romantisme dominant. Le personnage de Bazarov incarne cette rupture : son matérialisme militant et son rejet des conventions préfigurent les mouvements révolutionnaires à venir, portés par l’émergence d’une nouvelle classe d’intellectuels, les raznochintsy, issus de la petite bourgeoisie. Dostoïevski s’en inspirera d’ailleurs pour créer le personnage de Stavroguine dans « Les Démons ». Le succès du roman dépasse rapidement les frontières russes : Flaubert, Maupassant et Henry James en reconnaissent la valeur. « Pères et fils » est ainsi la première œuvre russe à connaître une résonance internationale majeure.
Aux éditions FOLIO ; 320 pages.
3. Le Journal d’un homme de trop (nouvelle, 1850)
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Résumé
En 1850, Ivan Tourgueniev livre le journal poignant d’un homme qui se sait condamné. À trente ans, rongé par la phtisie (tuberculose pulmonaire), Tchoulkatourine décide de coucher sur papier les souvenirs d’une existence qu’il juge insignifiante. Le récit s’ouvre sur son enfance solitaire auprès d’une mère distante et d’un père joueur qui dilapide la fortune familiale. À la mort de ce dernier, la vente des terres pour rembourser les dettes contraint la famille à s’installer à Moscou, où le jeune homme devient un modeste fonctionnaire.
L’essentiel de son témoignage se concentre sur un séjour de six mois dans la ville d’O., où il s’éprend de Lise Ojogine, la fille de dix-sept ans d’un haut fonctionnaire local. Pendant trois semaines, il savoure des moments d’intimité avec elle : lectures communes, discussions animées, balades complices. L’arrivée du prince N., venu superviser la conscription militaire, brise leur idylle naissante. La jeune fille succombe au charme de l’officier qui, après avoir suscité les espoirs de toute la famille Ojogine, quitte la ville sans demander sa main. Profondément blessé dans son amour-propre, Tchoulkatourine provoque son rival en duel, n’y gagnant qu’une humiliation supplémentaire. Sa désillusion atteint son paroxysme quand Lise épouse Besmionkov, un petit fonctionnaire de la ville.
Autour du livre
La publication de cette nouvelle dans la revue Otetchestvennye Zapiski suscite d’emblée de vives réactions. La censure tsariste, suspectant une critique implicite du régime de Nicolas Ier, impose de nombreuses coupes. Il faut attendre 1856 pour que l’œuvre paraisse dans son intégralité. Le critique Evgueni Feokistov décèle dans le protagoniste des traits autobiographiques, tandis que d’autres contemporains s’offusquent des piques satiriques contre le milieu littéraire.
Cette œuvre, fruit de deux années de travail minutieux, marque la transition entre les « Mémoires d’un chasseur » et les nouvelles psychologiques qui feront la renommée de Tourgueniev. Elle forge le concept « d’homme de trop », appelé à devenir un archétype majeur des lettres russes, notamment chez Dostoïevski. Ce terme désigne ces nobles déclassés, paralysés par leur lucidité et leur impuissance à agir sur leur destin.
Le journal de Tchoulkatourine résonne comme un testament littéraire qui dépasse largement le cadre de la Russie tsariste. Sa voix, empreinte d’une ironie désabusée, nous parvient intacte : celle d’un être conscient de sa marginalité, observateur aigu d’une société qui n’a plus de place pour lui. La modernité de cette confession tient à sa capacité à saisir ce moment crucial où un individu prend conscience de son inadéquation au monde.
Aux éditions FOLIO ; 112 pages.
4. Mémoires d’un chasseur (recueil de nouvelles, 1852)
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Résumé
Publiées entre 1847 et 1874 dans les revues Le Contemporain et Le Messager de l’Europe, les « Mémoires d’un chasseur » d’Ivan Tourgueniev rassemblent vingt-cinq nouvelles dépeignant la Russie rurale du XIXe siècle. Le narrateur, noble propriétaire terrien passionné de chasse, sillonne les campagnes et croise une galerie de personnages issus de toutes les couches de la société.
« Le Putois et Kalinytch » se déroule lors d’une partie de chasse. Le narrateur y rencontre deux paysans aux caractères opposés : le Putois, un serf pragmatique et prospère vivant dans la forêt, et Kalinytch, un homme pauvre proche de la nature qui est guide de chasse. Le contraste entre ces deux personnages illustre différentes facettes de la paysannerie russe.
Dans « Iermolaï et la Meunière », le narrateur part chasser avec Iermolaï, un serf. Ils passent la nuit chez un meunier dont la femme, Arina, était autrefois serve chez monsieur Zverkov. Elle avait été chassée après être tombée enceinte, mais a finalement trouvé le bonheur en épousant le meunier qui l’a rachetée.
Dans « L’Eau de framboise », lors d’une pause à une source, le narrateur rencontre des vieillards qui évoquent le comte Pierre Ilitch, un seigneur ruiné du XVIIIe siècle. Arrive un paysan revenant de Moscou où il a vainement supplié son maître de réduire sa redevance après la mort de son fils.
Dans « Le Médecin de campagne », un médecin raconte au narrateur malade l’histoire d’Alexandra Andréievna, une jeune femme de 25 ans qu’il a soignée. Malgré ses efforts, elle succombe à la maladie, non sans lui avoir avoué son amour dans ses derniers jours.
Dans « Mon voisin Radilov », le narrateur déjeune chez Radilov, un veuf vivant avec sa belle-sœur Olga. Une semaine plus tard, il apprend que les deux ont fui, leur union étant interdite par l’Église.
Dans « L’Odnodvorets Ovsianikov », un vieil homme respecté raconte au narrateur les abus des nobles du siècle précédent et critique les propriétaires actuels. La nouvelle s’achève sur la présence d’un soldat français rescapé de 1812 qui s’est marié à une Russe.
Dans « Lgov », le narrateur part chasser avec Iermolaï et rencontre un vieux serf surnommé la Branche, qui a exercé de nombreux métiers au gré des caprices de ses maîtres. Une partie de chasse en barque tourne mal quand l’embarcation coule, forçant les chasseurs à regagner la rive à pied.
Dans « Le Pré Béjine », le narrateur égaré découvre cinq enfants gardant des chevaux la nuit. Il les écoute raconter des histoires de fantômes et de créatures surnaturelles. Plus tard, il apprendra que l’un d’eux, Pavloucha, est mort d’une chute de cheval.
Dans « Cassien de la belle Métcha », après un accident de voiture, le narrateur rencontre Cassien, un nain guérisseur de cinquante ans. Ce dernier, déplacé de force de son village natal, vit désormais dans un hameau avec une mystérieuse jeune fille, Annouchka.
Dans « Le Régisseur », le narrateur visite le domaine d’Arcade Pavlytch Pénotchkine, un hobereau tyrannique. Son régisseur Sophron maltraite les paysans, comme en témoigne la famille Toboléïev qui se plaint des abus. Le narrateur découvre que Sophron est le véritable maître du domaine, exploitant les paysans pour son profit.
« Le Bureau » se déroule dans un bureau de domaine. Le narrateur devient témoin nocturne des malversations du chef de bureau Nicolas Iéréméitch. Ce dernier prélève des commissions illégales et interfère dans la vie privée des serfs, allant jusqu’à faire exiler une jeune femme, Tatiana, pour l’empêcher de se marier.
Dans « Le Loup-garou », un garde forestier surnommé le Loup-garou accueille le narrateur pendant un orage. Vivant seul avec ses enfants après le départ de sa femme, il surprend un paysan volant du bois. Contre toute attente, ému par la misère du voleur, il le laisse partir.
« Deux gentilshommes campagnards » dresse le portrait satirique de deux nobles : le général Khvalynski, un vaniteux qui n’a jamais combattu, et Mardaire Stégounov, un propriétaire cruel qui fait battre ses serfs sans raison. La nouvelle dénonce la tyrannie et la bêtise de la noblesse rurale.
« Lébédiane » se déroule durant une foire aux chevaux où le narrateur cherche à acheter une monture. Il rencontre divers personnages, dont un lieutenant en retraite cherchant les faveurs d’un prince. Il finit par acheter un cheval qui se révèle déficient, mais le maquignon refuse de le reprendre.
« Tatiana Borissovna et son neveu » brosse le portrait d’une veuve tranquille dont la vie est bouleversée par le retour de son neveu Andrioucha. Parti étudier l’art à Saint-Pétersbourg, il revient prétentieux et grossier, mais sa tante continue de l’adorer malgré son comportement.
« La Mort » compile une série d’anecdotes sur l’attitude singulière des Russes face à la mort : un entrepreneur forestier écrasé par un arbre, un paysan brûlé, un meunier gangrené, tous acceptant leur sort avec un calme étonnant, sans plaintes ni lamentations.
« Les Chanteurs » se passe dans un cabaret de Kolotovka où le narrateur assiste à un concours de chant entre Iachka le Turc et un entrepreneur. Si le premier impressionne par sa technique, c’est Iachka qui l’emporte avec une voix passionnée incarnant l’âme russe. La soirée se termine dans l’ivresse générale.
« Pierre Pétrovitch Karataïev » débute dans un relais de poste. Karataïev raconte au narrateur son histoire d’amour impossible avec Matrona, une serve qu’il n’a pu racheter. Après l’avoir enlevée, ils vivent quelques mois heureux jusqu’à ce que Matrona se livre elle-même aux autorités. Un an plus tard, le narrateur retrouve Karataïev ruiné et alcoolique.
Dans « Le Rendez-vous », le narrateur surprend une rencontre entre Akoulina, une jeune paysanne, et Victor, un valet arrogant qui lui annonce son départ pour Saint-Pétersbourg. Malgré la détresse d’Akoulina, Victor reste insensible et l’abandonne sans remords.
« Le Hamlet du district de Chtchigry » se déroule lors d’un dîner au cours duquel le narrateur discute avec un inconnu qui lui confie son histoire : une vie marquée par l’échec, des études ratées à Moscou, un mariage malheureux, des tentatives infructueuses en littérature et en agriculture. Il est devenu la risée de la noblesse locale.
« Tchertopkhanov et Nédopiouskine » brosse le portrait de deux hobereaux déclassés : Tchertopkhanov, fils d’un père ruiné, violent et querelleur, et Nédopiouskine, héritier chanceux d’un riche marchand. Unis par leur marginalité, ils vivent ensemble avec Macha, une belle bohémienne.
« La Fin de Tchertopkhanov » est la suite de la nouvelle précédente, relatant les trois malheurs qui accablent Tchertopkhanov : le départ de Macha, la mort de Nédopiouskine et le vol de son étalon préféré. Après avoir racheté un cheval similaire et découvert la supercherie, il l’abat avant de mourir lui-même.
Dans « Relique vivante », le narrateur retrouve Loukéria, une ancienne serve devenue invalide après un accident. Immobilisée dans une cabane, elle supporte son sort avec une sérénité surprenante, trouvant du réconfort dans les petits détails de la nature et ses rêves. Elle meurt peu après à vingt-huit ans.
« On vient » se passe durant un voyage nocturne vers Toula. Le narrateur et son cocher Philothée sont rattrapés par une télègue transportant cinq hommes ivres qui leur extorquent de l’argent. Plus tard, ils apprennent qu’un marchand a été assassiné sur la même route.
« La Forêt et la Steppe » est la conclusion poétique du recueil. Le narrateur partage ses impressions de chasseur : l’atmosphère des départs à l’aube, les orages surprises, les retours nocturnes, la chasse dans les seigles, les longues marches dans la steppe. La nouvelle se termine par un adieu au lecteur.
Autour du livre
La genèse de l’œuvre est indissociable des expériences personnelles de Tourgueniev, qui puisa son inspiration dans ses parties de chasse sur le domaine familial de Spasskoïe. Témoin direct de la brutalité du système de servage – sa mère dirigeait le domaine d’une main de fer – il transforme ses observations en une critique sociale musclée.
Le succès fut immédiat : la première édition de 1852 s’épuisa en six mois, malgré la surveillance étroite de la censure tsariste. La publication du recueil valut à Tourgueniev un mois d’emprisonnement et dix-huit mois d’assignation à résidence sous surveillance policière. La répression n’empêcha pas l’œuvre de jouer un rôle déterminant dans la prise de conscience qui mena à l’abolition du servage en 1861 par le tsar Alexandre II.
Le choix d’un narrateur chasseur, observateur mobile et apparemment neutre, permet de dévoiler les injustices du système sans tomber dans le pamphlet. Les descriptions précises et la profondeur psychologique des personnages insufflent une puissance dramatique qui transcende la simple critique sociale. Cette approche novatrice influença durablement la littérature russe, notamment Tchekhov et Bounine.
Aux éditions FOLIO ; 640 pages.
5. Moumou (nouvelle, 1852)
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Résumé
Russie, 1850. Une veuve autoritaire règne sur sa maisonnée moscovite, entourée de domestiques soumis à ses caprices. Le plus remarquable d’entre eux est Guérassim, un colosse sourd-muet qu’elle a fait venir de la campagne pour servir de portier. Malgré sa force titanesque qui inspire la crainte, il manifeste une tendresse particulière pour Tatiana, une frêle lingère de vingt-huit ans. Ses espoirs sont anéantis lorsque leur maîtresse marie Tatiana à Kapiton, un cordonnier ivrogne, avant de les expatrier dans un village lointain.
Le destin offre alors à Guérassim une consolation inattendue : il sauve de la noyade une petite chienne qu’il baptise Moumou. Leur complicité est brutalement interrompue quand la veuve, excédée par les aboiements de l’animal, ordonne sa mise à mort. Dans un geste d’une terrible ironie, Guérassim est contraint de noyer lui-même celle qu’il avait sauvée des eaux, avant de s’enfuir définitivement vers son village natal.
Autour du livre
Cette nouvelle, née dans des circonstances singulières, fut écrite en 1852 pendant l’incarcération de Tourgueniev, emprisonné pour avoir rédigé un hommage à Gogol. Le récit s’inspire directement de la réalité : Guérassim a pour modèle Andreï, le portier sourd-muet de la mère de l’auteur, tandis que la veuve tyrannique est un portrait à peine dissimulé de cette dernière.
L’œuvre dépeint avec une subtile acidité les ravages du servage dans la société russe. Le mutisme de Guérassim devient la métaphore d’un peuple privé de parole, tandis que les caprices mortifères de la veuve illustrent l’arbitraire d’un système où les êtres humains sont réduits à l’état de possessions. Le geste final de Guérassim continue de soulever des débats : sa fuite est-elle une capitulation ou un éveil à la liberté ?
Ce texte a marqué durablement les esprits, comme en témoignent ses multiples adaptations cinématographiques (1959, 1987, 1998) et sa présence persistante dans les programmes scolaires de l’ex-URSS. Guy de Maupassant lui-même s’en est inspiré pour deux nouvelles : « Histoire d’un chien » (1881) et « Mademoiselle Cocotte » (1883), preuve de son rayonnement par-delà les frontières russes.
Aux éditions MERCURE DE FRANCE ; 96 pages.
6. Un mois à la campagne (pièce de théâtre, 1850)
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Résumé
Dans le cadre feutré d’une propriété de la noblesse russe des années 1840, « Un mois à la campagne » met en scène les bouleversements provoqués par l’arrivée d’Alexeï Beliakov, un jeune précepteur de 21 ans. Natalia Petrovna, épouse d’un riche propriétaire terrien, mène une existence monotone malgré la présence de Rakitine, un ami de la famille secrètement amoureux d’elle.
L’engagement du séduisant étudiant comme tuteur de son fils fait vaciller ses certitudes. Une rivalité sourde s’installe entre Natalia et sa pupille Vera, 17 ans, toutes deux séduites par le charme du jeune homme. Dans une tentative désespérée d’écarter sa rivale, Natalia manœuvre pour marier Vera à un voisin âgé. Les tensions croissent jusqu’à ce que le mari de Natalia commence à avoir des soupçons, obligeant finalement Rakitine et Alexeï à quitter le domaine.
Autour de la pièce
Cette pièce de théâtre, écrite par Tourgueniev entre 1848 et 1850 alors qu’il séjournait en France, connut un parcours semé d’obstacles avant d’atteindre la reconnaissance. D’abord intitulée « L’Étudiant », puis « Deux femmes », elle fut censurée à Saint-Pétersbourg pour des motifs moraux plus que politiques. Il fallut attendre 1872 pour qu’elle soit enfin créée à Moscou, avant de connaître le succès en 1879 à Saint-Pétersbourg.
La mise en scène légendaire de Stanislavski au Théâtre d’Art de Moscou en 1909, dans laquelle il interprétait lui-même le rôle de Rakitine, marqua un tournant décisif. Cette production fut la première où il mit en pratique son célèbre « système » d’interprétation, bouleversant les conventions théâtrales de l’époque. La modernité de l’œuvre se manifeste notamment dans son usage novateur du monologue intérieur et sa construction symbolique.
L’influence de la pièce sur le théâtre moderne s’avéra considérable, au point que certains critiques la qualifient de « tchékhovienne » bien qu’elle précède de quarante ans les chefs-d’œuvre de Tchekhov. Sa résonance universelle lui a valu d’innombrables adaptations internationales, avec des interprètes prestigieux comme Ingrid Bergman dans les années 1960 ou Isabelle Huppert dans les années 1980. Elle a également inspiré des opéras, des ballets et des films.
Aux éditions L’ARCHE ; 144 pages.