Hermann Broch naît le 1er novembre 1886 à Vienne dans une famille de la riche bourgeoisie juive industrielle. Selon la volonté paternelle, il étudie l’ingénierie textile et prend la direction de l’usine familiale en 1907. En 1909, il se convertit au catholicisme et épouse Franziska von Rothermann, dont il divorcera en 1923.
En 1927, à quarante et un ans, Broch prend un virage radical : il vend l’entreprise familiale et s’inscrit à l’université de Vienne pour étudier les mathématiques, la philosophie et la psychologie. Il se lance dans l’écriture et publie en 1931-1932 sa première œuvre majeure, la trilogie « Les Somnambules », qui interroge le délabrement des valeurs dans la société allemande.
Après l’Anschluss en 1938, Broch est arrêté par les nazis. Grâce à l’intervention de ses amis, notamment James Joyce, il parvient à s’exiler aux États-Unis. C’est là qu’il écrit son chef-d’œuvre, « La Mort de Virgile » (1945), qui traite des dernières heures du poète romain.
Nommé professeur honoraire à l’Université Yale en 1950, il meurt l’année suivante à New Haven. Ses écrits, qui embrassent réflexion philosophique et innovation littéraire, influencent de nombreux écrivains, dont Milan Kundera et Thomas Bernhard.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Les Somnambules (1931-1932)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Cette trilogie romanesque suit la transformation de la société allemande à travers trois personnages confrontés à l’effritement des valeurs traditionnelles.
En 1888, le lieutenant Joachim von Pasenow, officier prussien déchiré entre la pression familiale qui le pousse vers un mariage aristocratique et sa liaison avec une prostituée, cherche refuge dans le conformisme militaire. Son ami d’enfance, le cynique Eduard von Bertrand qui a quitté l’armée pour les affaires, manipule subtilement son destin.
En 1903, le comptable August Esch perd son emploi à Cologne et se lance dans l’organisation de spectacles de lutte féminine. Obsédé par la justice et l’ordre dans un monde qu’il ne comprend plus, il oscille entre des projets d’émigration en Amérique et une relation compliquée avec une tenancière de bar.
En 1918, Wilhelm Huguenau, un déserteur sans scrupules, s’installe dans une petite ville mosellane où il rencontre Pasenow, devenu commandant militaire, et Esch, propriétaire du journal local. Dans les derniers jours de la guerre, tandis que l’ordre social vacille, Huguenau entreprend de manipuler ces deux hommes pour s’approprier le journal d’Esch. Mais la révolution qui gronde menace de faire basculer leurs destins…
Autour du livre
« Les Somnambules », premier roman d’Hermann Broch paru entre 1931 et 1932, naît d’une reconversion tardive. À plus de quarante ans, cet industriel autrichien du textile vend son entreprise familiale pour se consacrer à la littérature et à la philosophie. Cette transformation radicale, combinée à son expérience du monde des affaires et sa connaissance intime de la société germanique, lui permet d’insuffler à sa trilogie une profondeur peu commune. Sa longue amitié avec la journaliste viennoise Ea von Allesch, qui inspire le personnage d’Ilona, nourrit également son écriture.
La trilogie brosse un tableau de la décomposition des valeurs traditionnelles européennes sur trois décennies. Chaque partie épouse une forme narrative distincte : du réalisme classique de 1888 à la fragmentation moderniste de 1918, en passant par le monologue intérieur de 1903. Cette évolution stylistique reflète la désagrégation progressive du monde qu’elle décrit. Broch entrelace les destins individuels de ses protagonistes avec une réflexion philosophique sur l’effondrement des systèmes de valeurs, de l’unité religieuse médiévale à l’atomisation moderne des repères moraux.
Les trois personnages incarnent chacun une étape de cette dissolution : Pasenow s’accroche aux derniers vestiges d’un ordre aristocratique moribond ; Esch tente vainement de reconstituer un système cohérent dans le chaos de la modernité ; tandis que Huguenau représente l’homme nouveau, libéré de toute attache morale. Cette progression inexorable vers le « point zéro des valeurs » fait écho aux bouleversements de l’entre-deux-guerres et préfigure la montée des totalitarismes.
La critique littéraire a salué l’ambition et l’originalité des « Somnambules ». Le romancier Stephen Spender le considère comme « l’un des rares romans vraiment originaux et réfléchis de ce siècle ». Louis Kronenberger affirme qu’il s’agit « sans aucun doute de l’un des rares romans de premier ordre de notre génération ». Pour Milan Kundera, qui lui consacre un chapitre de « L’Art du roman », il compte parmi ses romans préférés. Le critique J. P. Bauke souligne dans le New York Times Book Review que « l’impulsion morale derrière ‘Les Somnambules’ ne nuit pas à son attrait esthétique » et que « la gravité morale de Broch donne au roman une vitalité qui l’élève au-dessus du niveau de la fiction historique ».
Entre 2007 et 2009, le Bayerischer Rundfunk adapte « Les Somnambules » en feuilleton radiophonique en douze parties. En 1995, le metteur en scène polonais Krystian Lupa en propose une adaptation théâtrale. Le cinéaste Michelangelo Antonioni rend par ailleurs hommage au roman dans son film « La Notte » (1961), dans une scène où le personnage de l’écrivain Pontano découvre un exemplaire des « Somnambules » lors d’une soirée mondaine.
Aux éditions GALLIMARD ; 742 pages.
2. La Mort de Virgile (1945)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Rome, septembre 19 avant J.-C. L’empereur Auguste ramène dans sa flotte le plus grand poète de son temps, Virgile, gravement malade de la malaria contractée en Grèce. À leur arrivée au port de Brindisi, le poète moribond est porté en litière jusqu’au palais impérial, serrant contre lui un coffret qui contient le manuscrit de son œuvre majeure encore inachevée : « L’Énéide », un poème épique à la gloire de Rome.
Dans sa chambre, rongé par la fièvre, hanté par les cris de misère du peuple entendus sur son passage, Virgile fait le constat amer de son échec : son art n’a servi qu’à flatter le pouvoir sans jamais soulager la souffrance des hommes. Cette nuit-là, il prend une décision qui menace de priver Rome de son plus grand monument littéraire : il ordonne que « L’Énéide » soit brûlée après sa mort. Ses amis les poètes Plotius Tucca et Lucius Varius accourent à son chevet, tentent désespérément de le faire revenir sur sa décision. Auguste en personne se lance dans une joute verbale avec le mourant.
Autour du livre
Hermann Broch entame l’écriture de « La Mort de Virgile » en 1936, initialement sous la forme d’une nouvelle radiophonique intitulée « Le Retour de Virgile ». En mars 1938, lors de l’Anschluss, il est emprisonné pendant trois semaines à Bad Aussee par la Gestapo. Durant sa détention, il transforme son projet initial en un roman d’envergure, en y incorporant des élégies composées en cellule. Exilé d’abord en Écosse puis aux États-Unis, il poursuit la rédaction jusqu’en 1945 dans des conditions économiques précaires, subsistant grâce à diverses bourses.
Le récit se déploie en quatre chapitres, chacun associé à un élément naturel : l’eau pour l’arrivée, le feu pour la descente, la terre pour l’attente et l’air pour le retour. Cette structure symbolique permet à Broch d’orchestrer une méditation sur la mort, la création artistique et le langage. Le roman interroge la possibilité même de l’art face à la barbarie : quelle légitimité peut avoir la poésie dans un monde où règnent la misère et la souffrance ? À travers les dernières heures de Virgile, Broch met en scène l’attente messianique d’une parole nouvelle, d’un « langage transcendantal » capable de dépasser les limites du verbe humain.
Dans ce contexte d’avant-guerre, le dilemme de Virgile sur la destruction de son œuvre prend une résonance particulière. Le poète antique incarne la figure du créateur confronté à l’impuissance de l’art devant la montée des totalitarismes. La question qui traverse le livre – « à quoi sert l’art face à la barbarie ? » – fait écho aux interrogations de Broch sur le rôle de l’écrivain dans une Europe menacée par le nazisme.
Hannah Arendt y voit « l’une des plus grandes réalisations poétiques depuis la mort de Kafka ». Thomas Mann évoque une « expérience extraordinaire ». Karl Ove Knausgård salue quant à lui « l’un des romans les plus importants de la modernité au XXe siècle ». Certains lecteurs, comme W. G. Sebald, critiquent néanmoins son caractère hautement abstrait, allant jusqu’à le qualifier de « pure mystification ». Le compositeur français Jean Barraqué s’est inspiré de « La Mort de Virgile » pour créer plusieurs œuvres musicales.
Aux éditions GALLIMARD ; 608 pages.