Henry Miller naît le 26 décembre 1891 à New York, dans une famille d’origine allemande. Il grandit à Brooklyn où il passe son enfance et sa jeunesse, enchainant les petits boulots avant de trouver un emploi stable à la Western Union. En 1917, il épouse sa première femme, Beatrice Wickens, avec qui il a une fille. Sa vie prend un tournant décisif lorsqu’il rencontre June Mansfield en 1923. Sous son influence, il quitte son travail pour se consacrer à l’écriture.
En 1930, Miller part seul pour Paris où il connaît d’abord la misère avant de rencontrer Anaïs Nin qui devient sa protectrice et son amante. C’est durant cette période parisienne qu’il écrit ses œuvres majeures : « Tropique du Cancer » (1934), « Printemps noir » (1936) et « Tropique du Capricorne » (1939). Ces livres, jugés obscènes, sont interdits aux États-Unis jusqu’en 1961.
Après un bref séjour en Grèce auprès de son ami Lawrence Durrell en 1939, Miller retourne aux États-Unis en 1940 et s’installe en Californie. Il se fixe à Big Sur en 1944 où il poursuit son œuvre littéraire tout en se consacrant à la peinture. Il y écrit notamment sa trilogie autobiographique « La Crucifixion en rose ». En 1963, il s’établit à Pacific Palisades où il passe les dernières années de sa vie, continuant d’écrire et recevant de nombreux visiteurs.
Sa vie privée est marquée par cinq mariages et une production littéraire abondante qui mêle autobiographie, critique sociale, réflexion philosophique et mysticisme. Ses œuvres, longtemps censurées, ont profondément influencé la littérature américaine du XXe siècle. Henry Miller s’éteint le 7 juin 1980 à l’âge de 88 ans.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. Tropique du Cancer (roman, 1934)
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Résumé
Au début des années 1930, dans le Paris bohème, un écrivain américain de 47 ans mène une existence précaire. Sans le sou, il erre dans les rues de la capitale française, enchaîne les petits boulots, fréquente les prostituées et survit grâce à la générosité de ses amis. Parmi eux se trouvent Boris, qui l’héberge à la Villa Borghese, Carl, un autre écrivain désargenté, et Van Norden, un journaliste obsédé par les femmes.
Le narrateur entretient une liaison avec Tania, l’épouse de son logeur Sylvester, tout en pensant à Mona, sa femme restée en Amérique. Sa vie s’organise autour de ses tentatives d’écriture, de ses errances dans Paris, de ses rencontres avec la faune interlope de Montparnasse et de ses aventures sexuelles. Un jour, il fait la connaissance de Fillmore, un jeune diplomate américain qui l’invite à vivre chez lui. Leur cohabitation sera marquée par l’arrivée de Macha, une prétendue princesse russe atteinte de la syphilis…
Autour du livre
Premier roman d’Henry Miller, « Tropique du Cancer » paraît en 1934 à Paris aux éditions Obelisk Press, avec le soutien financier d’Anaïs Nin qui emprunte l’argent nécessaire au psychanalyste Otto Rank. La couverture, dessinée par Maurice Girodias sous le pseudonyme de Maurice J. Kahane, porte la mention « Not to be imported in Great Britain or U.S.A. » – et pour cause. Le livre est immédiatement interdit dans ces deux pays en raison de son contenu jugé obscène.
L’ouvrage se distingue par son caractère semi-autobiographique et sa structure non linéaire. Miller alterne entre des chapitres narratifs qui relatent sa vie quotidienne et des passages écrits dans la technique du flux de conscience, proche du monologue intérieur. Il livre une vision crue et désenchantée de Paris, décrivant la ville comme « une putain » où se côtoient artistes ratés et intellectuels déracinés.
Le texte choque par sa franchise absolue dans la description des relations sexuelles et par son langage provocateur. Miller ne recule devant aucun tabou, employant un vocabulaire explicite et anatomique qui scandalisera longtemps les bonnes consciences. Mais cette dimension scandaleuse ne doit pas occulter la profondeur de sa réflexion sur la condition humaine et la civilisation moderne.
Pour Miller, le cancer du titre symbolise « la maladie de la civilisation, le point final d’une mauvaise direction, la nécessité de changer radicalement de cap, de tout recommencer à zéro. » Il dresse le portrait d’une société industrielle déshumanisante où l’homme est réduit à l’état de machine. De ce constat, il prône un retour à la vitalité primitive, célébrant les forces de la vie dans ce qu’elles ont de plus brut et animal.
« Tropique du Cancer » ne sera publié aux États-Unis qu’en 1961 par Grove Press, source d’une série de procès pour obscénité qui permettront de tester les lois américaines sur la pornographie. Il faudra attendre 1964 pour que la Cour Suprême déclare l’œuvre non obscène, ouvrant la voie à une liberté d’expression nouvelle dans la littérature.
La critique s’est montrée divisée face à cette œuvre hors norme. George Orwell y voit dès 1935 « un livre remarquable » qu’il recommande chaudement. Samuel Beckett le salue comme « un événement capital dans l’histoire de l’écriture moderne ». Norman Mailer le considère comme « l’un des dix ou vingt plus grands romans de notre siècle ». Edmund Wilson souligne quant à lui l’étrange « aménité de ton et de style » qui imprègne même les passages les plus rebutants. Le livre figure aujourd’hui à la 50e place dans la liste des cent meilleurs romans de langue anglaise du XXe siècle établie par la Modern Library.
En 1970, Joseph Strick adapte le roman au cinéma avec Rip Torn dans le rôle d’Henry Miller. Le film, classé X aux États-Unis, voit sa classification ultérieurement modifiée en NC-17 (interdit aux enfants de moins de 17 ans).
Aux éditions FOLIO ; 480 pages.
2. Tropique du Capricorne (roman, 1939)
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Résumé
Dans les années 1920, Henry V. Miller travaille comme responsable du personnel à la « Division Cosmodémoniaque » d’une compagnie télégraphique new-yorkaise. Cet emploi l’étouffe et le révolte. Déchiré entre son désir d’écriture et la nécessité de gagner sa vie, il observe avec cynisme et dégoût la société américaine qui l’entoure. Le quotidien de Miller oscille entre ses responsabilités professionnelles, où il doit embaucher et licencier sans relâche, et une vie privée tumultueuse faite de rencontres et d’expériences intenses. Son mariage malheureux avec Beatrice, sa première épouse, ne fait qu’accentuer son mal-être. Jusqu’au jour où il rencontre June (prénommée Mara dans le livre), une femme qui bouleverse son existence et le pousse à embrasser sa vocation d’écrivain.
Autour du livre
Henry Miller entame l’écriture de « Tropique du Capricorne » fin 1933 à Paris, alors qu’il peaufine également « Tropique du Cancer » et travaille sur « Printemps noir ». Le roman prend sa source dans un document de 32 pages intitulé « June », rédigé en mai 1927 après que sa seconde épouse l’eut quitté pour Paris avec son amante Jean Kronski. Miller recycle également dans son texte des passages de son roman inédit « Lucky Lesbians » (rebaptisé plus tard « Crazy Cock »), sur lequel il a travaillé de 1928 à 1930.
La narration se distingue par son caractère non chronologique et sa structure éclatée. Miller entremêle ses souvenirs d’adolescence à Brooklyn dans les années 1900, sa relation avec son premier amour Una Gifford, sa liaison avec sa professeure de piano alors qu’il n’avait que quinze ans, et ses années à la Western Union (rebaptisée The Cosmodemonic Telegraph Company). Cette architecture narrative morcelée traduit le refus viscéral de Miller de se plier aux conventions littéraires, tout comme il refuse de s’adapter à ce qu’il considère comme l’environnement hostile de l’Amérique.
« Tropique du Capricorne » se démarque de « Tropique du Cancer » par une plus grande maturité et une meilleure maîtrise de l’écriture. Si le premier roman conservait encore quelques vestiges de temps chronologique à travers de longues anecdotes, « Tropique du Capricorne » rompt définitivement avec cette linéarité. Le récit bascule brutalement des anecdotes au monologue intérieur, construisant une architecture verbale aux proportions baroques où les limites entre mémoire et création, entre action et texte, s’estompent. Miller y scrute simultanément l’enfer personnel de son alter ego littéraire et sa propre enfance.
Le livre mêle critique sociale acerbe, réflexions philosophiques et scènes érotiques explicites qui lui vaudront d’être interdit aux États-Unis jusqu’en 1961, date à laquelle le ministère de la Justice décrète que son contenu n’est pas obscène. Cette censure, qui s’étend également à la Grande-Bretagne et à la Turquie, contribue paradoxalement à son succès commercial. La levée de l’interdiction en 1961 permet à Miller de toucher une nouvelle génération de lecteurs, en phase avec la révolution sexuelle des années 1960. Des figures majeures de la Beat Generation comme Allen Ginsberg, William S. Burroughs et Jack Kerouac soutiennent ouvertement l’œuvre.
La critique souligne la dimension philosophique du roman, notamment son engagement avec les idées de Nietzsche et Dostoïevski. L’influence des mystiques comme Piotr Ouspenski ajoute une profondeur intellectuelle supplémentaire à la narration déjà complexe de Miller. La mise en scène de son désespoir spirituel et de sa révolte contre la civilisation capitaliste en déclin fait de « Tropique du Capricorne » l’une des œuvres pionnières de la contre-culture américaine, mêlant influences bouddhistes, anarchistes et progressistes.
Aux éditions STOCK ; 640 pages.
3. Sexus (La Crucifixion en rose #1, roman, 1949)
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Résumé
New York, années 1920. Henry Miller, âgé de trente-trois ans, travaille à la Compagnie des télégraphes. Marié à Maude, avec qui il a une fille, il mène une existence sans relief jusqu’à sa rencontre avec Mara, une entraîneuse de dancing. Cette femme énigmatique, qui changera plus tard son nom pour Mona, bouleverse sa vie du jour au lendemain. Il délaisse alors ses obligations familiales et s’engage dans une liaison passionnelle avec elle, quémandant de l’argent à ses amis et collègues pour financer leurs rendez-vous.
Lorsque Maude le surprend en flagrant délit d’adultère, le divorce est inévitable. Miller et Mara s’installent alors dans une pension sordide du Bronx. Mais leur bonheur s’avère précaire : rongée par la culpabilité d’avoir provoqué la rupture du mariage de Miller, Mara sombre peu à peu dans une grave dépression. Miller, tiraillé entre son désir pour Mara et une attirance persistante pour son ex-femme, se retrouve face à un dilemme qui mettra à l’épreuve sa conception de l’amour et de la fidélité.
Autour du livre
À sa parution en 1949, « Sexus » provoque un séisme dans le paysage littéraire américain. Rédigé entre 1942 et 1947 alors que Miller réside à Big Sur, le manuscrit est d’abord publié à Paris par Obelisk Press en deux volumes. L’ouvrage fait immédiatement scandale et se voit interdit l’année suivante, son éditeur écopant d’une amende et d’une peine de prison. La censure américaine ne sera levée qu’en 1965, dans le sillage de la décision de la Cour Suprême reconnaissant « Tropique du Cancer » comme une œuvre littéraire à part entière.
Miller insuffle à son récit une dimension autobiographique qui transcende la simple confession. Les personnages qui gravitent autour du narrateur – tous « ratés » ou « mal mariés » selon ses propres termes – servent de prétexte à des digressions sur l’art, la création et l’existence. La quête effrénée du plaisir charnel s’accompagne d’une réflexion sur les liens entre l’érotisme et l’écriture. Le protagoniste, conscient de ses dons d’écrivain, transforme chaque rencontre en matière littéraire.
L’originalité de « Sexus » réside dans son refus des conventions romanesques traditionnelles. La narration, qui suit les méandres de la conscience du narrateur, s’affranchit de toute chronologie linéaire. Les souvenirs érotiques s’entremêlent aux considérations philosophiques dans un flux de conscience qui fait fi des codes littéraires de l’époque. Cette structure éclatée traduit la volonté de Miller de reproduire le chaos de l’existence sans artifice.
La critique se divise face à cette œuvre inclassable. Lawrence Durrell, ami proche de Miller, exprime sa déception dans une lettre de septembre 1949, déplorant ce qu’il qualifie de « pluie d’ordures de toilettes ». Miller lui répond : « Si ce n’était pas bon, c’était vrai ; si ce n’était pas artistique, c’était sincère ; si c’était de mauvais goût, c’était du côté de la vie. » D’autres voix soulignent la manière dont Miller utilise les scènes licencieuses pour amorcer des discussions philosophiques sur le soi, l’amour, le mariage et le bonheur.
La trilogie « La Crucifixion en rose », initialement interdite aux États-Unis, ne trouve son public américain qu’en 1965. Les trois volumes, publiés par Grove Press, occupent rapidement les premières places de la liste des best-sellers de Publishers Weekly, aux côtés de deux autres ouvrages de Miller récemment autorisés : « Le Monde du sexe » et « Jours tranquilles à Clichy ».
Aux éditions BARTILLAT ; 519 pages.
4. Jours tranquilles à Clichy (roman, 1956)
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Résumé
Dans le Paris des années 1930, Joey, un écrivain américain expatrié, partage un modeste appartement avec Carl, journaliste correspondant du Chicago Tribune, dans le quartier de Clichy. Les deux compères mènent une existence précaire, rythmée par la création littéraire et la quête incessante de subsistance. Lorsqu’ils parviennent à mettre la main sur quelques billets, ils les dilapident aussitôt en festivités et en compagnie féminine.
Joey fréquente assidûment le Café Wepler, près de Montmartre, où il rencontre Nys, une prostituée qui éveille en lui des sentiments plus forts qu’à l’accoutumée. Pendant ce temps, Carl recueille Colette, une adolescente en fugue qui emménage dans leur appartement. Les choses se compliquent lorsque les parents de la jeune fille débarquent, menaçant de porter plainte, mais se ravisent en apprenant que Joey est écrivain.
Les deux compères poursuivent leurs pérégrinations entre bars et maisons closes, jusqu’à une rencontre inquiétante avec une prostituée menaçante qui les pousse à fuir temporairement à Luxembourg. Mais l’ennui les rattrape et ils retournent bien vite à leur vie parisienne…
Autour du livre
« Jours tranquilles à Clichy » se compose de deux parties distinctes. La première, qui donne son titre au livre, dépeint les errances de Joey et Carl dans un Montmartre interlope. La seconde, intitulée « Mara-Marignan », suit les relations tumultueuses de Carl avec Éliane, une femme mariée dont l’époux est incarcéré, tandis que Joey s’éprend de Mara, une prostituée qui lui rappelle une ancienne maîtresse, Christine.
Rédigé à New York en 1940, peu après le retour de Miller aux États-Unis, puis remanié à Big Sur en 1956, « Jours tranquilles à Clichy » fait mentir son titre dès les premières pages. Le quotidien des deux protagonistes n’a rien de paisible, entre leurs aventures érotiques débridées et leur lutte perpétuelle pour subsister. Le texte mêle sans transition des descriptions crues de rencontres sexuelles et des moments de réflexion existentielle, créant un contraste saisissant caractéristique de l’écriture millerienne.
La dimension autobiographique transparaît à chaque page. Joey n’est autre que Miller lui-même, tandis que Carl représente Alfred Perlès, son colocataire de l’époque au 4 avenue Anatole-France. Ces années parisiennes constituent pour Miller un « petit paradis sur terre », malgré – ou peut-être grâce à – leur caractère chaotique et précaire. L’auteur transcende la simple chronique libertine pour livrer une méditation sur la bohème artistique et la quête de liberté absolue.
La publication suit un parcours sinueux, symptomatique des difficultés rencontrées par Miller avec la censure. La première édition paraît en 1956 chez Olympia Press à Paris, agrémentée de photographies de Brassaï qui capturent l’atmosphère du Montmartre nocturne. Il faut attendre 1965 pour que le texte soit autorisé aux États-Unis, dans le sillage de la levée de l’interdiction frappant « Tropique du Cancer ».
Les critiques contemporains soulignent la brutalité assumée du propos, qui alterne entre moments de pure débauche et passages d’une grande sensibilité. Certains lecteurs, rebutés par l’omniprésence de la sexualité et l’objectification systématique des femmes, peinent à dépasser ces aspects pour apprécier les qualités littéraires du texte. D’autres saluent la franchise absolue de Miller et sa capacité à transmuter la misère matérielle en une forme de jouissance existentielle.
Le texte connaît plusieurs adaptations à l’écran. Une première version danoise voit le jour en 1970, réalisée par Jens Jørgen Thorsen. En 1990, Claude Chabrol propose sa propre lecture avec Andrew McCarthy dans le rôle de Miller, bien que le réalisateur reconnaisse s’être éloigné du texte original.
Aux éditions BARTILLAT ; 137 pages.
5. Printemps noir (recueil de nouvelles, 1936)
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Résumé
« Printemps noir » est un recueil de dix nouvelles dans la même veine que le premier roman d’Henry Miller, « Tropique du Cancer ».
« Le 14e district ». La première nouvelle se déroule dans le quartier de Williamsburg à Brooklyn au début du XXe siècle, où Miller grandit. L’auteur y dépeint son enfance et sa jeunesse dans ce quartier populaire, avec une attention particulière portée aux personnages qui peuplent les rues, aux scènes quotidiennes qui s’y déroulent. La narration sautille d’une scène à l’autre, d’un souvenir à l’autre, créant une mosaïque vivante du Brooklyn de sa jeunesse. Un moment marquant survient lorsqu’il lit Dostoïevski pour la première fois, expérience qui bouleverse sa perception du monde. L’auteur livre une méditation sur la rue comme lieu d’apprentissage de la vérité : « Dans la rue, on apprend ce que sont réellement les êtres humains ».
« Un samedi après-midi ». Cette nouvelle se situe dans le Paris des années 1930. Miller, à bicyclette, parcourt les rues de la capitale française, célébrant la vie quotidienne et les petits plaisirs. Il s’attarde notamment sur les urinoirs publics et les toilettes, lieux inattendus de lecture et de réflexion. Son éloge irrévérencieux de la littérature dans les lieux d’aisance culmine avec cette observation : « Aucun mal ne peut être fait à un grand livre en l’emportant aux toilettes. Seuls les petits livres en souffrent. »
« Troisième ou quatrième jour du printemps ». Le récit oscille entre deux époques : l’enfance de Miller dans sa maison familiale et sa vie d’adulte à Clichy, dans la banlieue parisienne. L’auteur entremêle les souvenirs de maladies infantiles dans l’alcôve de sa chambre d’enfant avec ses réflexions sur la destruction de l’humanité et l’avènement d’une nouvelle ère spirituelle.
« Je porte un ange en filigrane ». Miller relate sa tentative de peindre une aquarelle. Après une longue séance d’écriture frénétique, il entreprend de peindre un cheval. La création se transforme progressivement, accumulant les éléments disparates : un pont, un volcan, une chemise, un ange aux ailes soutenues par des baleines de parapluie. Le texte évolue d’une description technique vers une méditation sur l’art et l’identité.
« La boutique du tailleur ». Cette nouvelle est centrée sur le commerce paternel à Manhattan, près de la Cinquième Avenue. Miller y esquisse une galerie de portraits des clients, principalement issus des classes aisées, qu’il décrit avec un mélange d’ironie mordante et de mépris. Il s’attarde particulièrement sur les « jeunes sangs » qui remplacent l’ancienne clientèle : « Des joueurs, des bookmakers, des courtiers, des acteurs de seconde zone, des boxeurs… Riches un jour, pauvres le lendemain. Sans honneur, sans loyauté, sans sens des responsabilités. »
« Volubile Jab Cronstadt ». Ce texte se présente comme un dialogue surréaliste centré sur un artiste excentrique nommé Jabberwhorl Cronstadt. La narration évolue dans un univers onirique où les frontières entre réalité et imagination s’estompent, jusqu’à la mort symbolique du personnage principal.
« Plongée dans la vie nocturne ». Cette nouvelle adopte une structure onirique pour critiquer la société moderne. Le narrateur, enchaîné à son lit, traverse une série de visions cauchemardesques. Il observe notamment une petite fille au crâne fendu d’où sort un coucou, tandis que la foule rit de sa souffrance. Miller y développe une critique acerbe de la déshumanisation et de l’indifférence contemporaines.
« Promenade en Chine ». Miller médite sur son sentiment d’étrangeté tant en Amérique qu’en France. La « Chine » devient une métaphore de l’ailleurs, d’un espace mental où l’auteur peut vivre en paix. Il affirme : « À Paris, hors de Paris, quittant Paris ou revenant à Paris, c’est toujours Paris et Paris est la France et la France est la Chine. »
« Burlesque ». Ce texte mêle des souvenirs de jeunesse new-yorkaise avec des épisodes plus sombres, comme l’histoire de son ami Stanley chargé de transporter un enfant mort-né. L’auteur évoque également le personnage touchant de Tante Melia, internée en asile psychiatrique, qu’il décrit comme « un ange simple d’esprit ».
« Maniaque mégalopolitain ». La nouvelle finale du recueil présente une critique virulente de la civilisation moderne et de sa religiosité superficielle. Miller y décrit la foule urbaine comme « compacte, coude à coude, chaque membre du grand troupeau poussé par la solitude ». Le texte se termine sur une note d’individualisme radical : Miller préfère méditer sur sa propre existence plutôt que de participer à la destruction du monde.
Autour du livre
Second livre publié par Henry Miller après « Tropique du Cancer », « Printemps noir » voit le jour à Paris en 1936 grâce au soutien d’Anaïs Nin, sa compagne qui finance sa publication. Les manuscrits prennent forme entre 1932 et 1933 alors que Miller réside à Clichy, banlieue nord-ouest de Paris. Ces années parisiennes constituent pour lui une période d’épanouissement créatif sans égal : « Les années 1932 et 33, vivant dans la ville de Clichy, où j’ai écrit ce livre, furent les meilleures années de toute ma vie. »
Les dix nouvelles qui composent le recueil oscillent entre deux mondes : le Brooklyn natal de Miller et le Paris de son exil volontaire. La structure même du livre reflète cette dualité géographique et temporelle. Nulle progression chronologique ne structure l’ensemble – les textes s’enchaînent selon une logique plus proche du flux de conscience que du récit linéaire.
Une particularité formelle distingue ce recueil : chaque nouvelle, à l’exception de « Je porte un ange en filigrane », s’ouvre sur un épigraphe tiré du texte lui-même. Ces citations liminaires condensent les thèmes majeurs de chaque partie. Deux d’entre elles ont même transcendé leur contexte original : « Always Merry and Bright » deviendra le titre de la biographie non autorisée de Miller par Jay Martin, tandis que « A Coney Island of the Mind » inspirera un recueil de poésie de Lawrence Ferlinghetti.
Le contexte historique transparaît en filigrane. Rédigé dans l’entre-deux-guerres, le texte préfigure les catastrophes à venir avec une prescience troublante. Dix ans avant Nagasaki, Miller écrit : « Quand le prochain coup de trompette retentira, ce sera comme pousser un bouton : le premier homme qui tombera fera tomber le suivant […] de New York à Nagasaki, de l’Arctique à l’Antarctique. »
La censure américaine empêche la publication du livre aux États-Unis jusqu’en 1963. Certaines nouvelles jugées moins subversives paraissent néanmoins dans d’autres volumes comme « The Cosmological Eye » (1939) ou dans la revue « New Directions in Prose and Poetry ». Cette publication fragmentée témoigne des obstacles auxquels se heurtent les écrits de Miller dans son pays natal.
Pour Miller lui-même, « Printemps noir » occupe une place privilégiée dans son œuvre. Dans un enregistrement de 1949, il déclare : « Pendant les dix années passées à Paris, j’ai dû écrire sept ou huit livres. Celui-ci est le meilleur de tout ce que j’ai écrit durant cette période. » Dans « The Books in My Life », il réitère ce jugement, considérant ce livre comme celui qui s’est le plus approché de sa véritable personnalité.
La réception critique se caractérise par sa polarisation. Certains saluent la puissance poétique du texte et son audace formelle. D’autres, comme Kate Millett dans « Sexual Politics », critiquent la représentation des femmes et la violence sexuelle latente de certains passages. Les critiques contemporains soulignent l’importance du livre dans l’évolution de l’écriture autobiographique et son influence sur la Beat Generation.
Aux éditions FOLIO ; 320 pages.
6. Le Colosse de Maroussi (récit de voyage, 1941)
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Résumé
À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, Henry Miller quitte Paris, où il réside depuis neuf ans. Invité par son ami Lawrence Durrell, installé à Corfou, il s’embarque pour la Grèce. Le pays lui offre une révélation inattendue en la personne de Georges Katsimbalis, écrivain et conteur grec dont la personnalité le subjugue instantanément. Durant neuf mois, Miller sillonne le pays, de l’Acropole aux îles grecques, en passant par la Crète et Delphes. Son périple se transforme progressivement en quête spirituelle, jusqu’à ce que la proximité du conflit mondial ne le contraigne à regagner les États-Unis en décembre 1939.
Autour du livre
« Le Colosse de Maroussi » transcende le simple carnet de route au profit d’une méditation sur l’essence de l’humanité. Miller y dresse le portrait de Katsimbalis, le « Colosse » du titre, figure tutélaire qui incarne l’âme grecque dans toute sa démesure. Ce personnage hors norme apparaît notamment lors de soirées mémorables où, après le repas et le vin, il se lance dans des récits interminables qui enchantent son auditoire. À ses côtés gravitent d’autres figures importantes, comme Lawrence Durrell et le poète Séféris.
L’ouvrage naît dans la douleur à New York, où Miller se sent prisonnier après avoir goûté à la liberté grecque. Cette genèse particulière teinte le texte d’une nostalgie poignante, d’autant plus prégnante que l’auteur écrit alors que l’Europe s’enfonce dans la guerre. Le manuscrit jaillit pourtant sans effort, « souvent avec des larmes coulant sur mon visage – des larmes de joie et des larmes de tristesse », confie Miller.
Le texte se démarque radicalement des œuvres précédentes de Miller, notamment les sulfureux « Tropique du Cancer » et « Tropique du Capricorne ». Plus de provocation ni d’érotisme débridé : Miller livre ici une ode lumineuse à la Grèce éternelle. Son écriture s’épure pour célébrer la beauté des paysages et la profonde humanité de ses habitants. « La lumière de la Grèce m’a ouvert les yeux, pénétré mes pores et dilaté tout mon être », écrit-il.
Miller y déploie une critique musclée de la modernité occidentale et de ses valeurs matérialistes. Il y oppose la sagesse millénaire des Grecs, leur sens de l’hospitalité et leur joie de vivre authentique. Cette dimension philosophique s’intensifie à mesure que la menace de la guerre se précise, transformant le livre en manifeste pour la paix et la fraternité.
La réception critique s’avère exceptionnelle. Les commentateurs s’accordent à voir dans « Le Colosse de Maroussi » le chef-d’œuvre de Miller, jugement que partage l’auteur lui-même. Le critique Pico Iyer le qualifie de « promenade extatique », tandis que Will Self salue en Miller « un fabuliste infatigable qui élève le solipsisme au rang des beaux-arts ». Certains critiques suggèrent d’ailleurs que le véritable « Colosse » du titre pourrait être Miller lui-même, tant le récit reflète sa personnalité débordante.
Quelques voix discordantes reprochent néanmoins à Miller son idéalisation de la Grèce et son indifférence aux réalités politiques de l’époque – le pays était alors sous dictature militaire. D’autres pointent ses digressions parfois interminables et son style occasionnellement grandiloquent. Ces réserves ne diminuent en rien l’importance de l’œuvre qui demeure, selon la majorité des critiques, l’une des plus remarquables du genre.
Aux éditions LIBRETTO ; 304 pages.