Hans Fallada, de son vrai nom Rudolf Wilhelm Adolf Ditzen, naît le 21 juillet 1893 à Greifswald, en Allemagne. Il choisit son pseudonyme en référence à deux contes des frères Grimm : « Hans im Glück » et « Die Gänsemagd ».
Son adolescence est marquée par un drame : en 1911, il participe à un pacte suicidaire déguisé en duel avec son ami Hans Dietrich von Necker. Ce dernier meurt tandis que Fallada survit, ce qui le conduit en clinique psychiatrique.
Les années 1920 sont difficiles, marquées par l’alcoolisme, la morphinomanie et des séjours en prison pour escroquerie. Sa vie prend un tournant positif en 1929 quand il épouse Anna Issel, avec qui il aura trois enfants.
Le succès littéraire arrive dans les années 1930. Son roman « Quoi de neuf, petit homme ? » (1932) connaît un retentissement international. Pendant la période nazie, il parvient à continuer à publier en s’adaptant aux exigences du régime, tout en maintenant une certaine distance critique.
Après son divorce en 1944 et un nouveau séjour en institution psychiatrique, il épouse Ursula Losch en 1945. Les dernières années de sa vie sont marquées par une rechute dans la morphinomanie. Il écrit néanmoins encore quelques œuvres importantes, dont « Seul dans Berlin » (1947), considéré par Primo Levi comme « l’un des plus beaux livres sur la résistance allemande antinazie ».
Hans Fallada meurt le 5 février 1947 à Berlin, d’une overdose accidentelle de somnifères. Son œuvre, principalement composée de romans réalistes décrivant la vie des petites gens, est aujourd’hui considérée comme un témoignage majeur sur l’Allemagne de l’entre-deux-guerres et du début du nazisme.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Seul dans Berlin (1947)
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Résumé
Berlin, mai 1940. L’Allemagne nazie célèbre sa victoire sur la France tandis que dans un modeste immeuble de la rue Jablonski, Otto et Anna Quangel reçoivent une lettre leur annonçant la mort de leur fils unique sur le front. Ce couple d’ouvriers, jusqu’alors résigné au régime hitlérien, bascule dans une forme inattendue de résistance : ils décident d’écrire et de disséminer dans la ville des cartes postales dénonçant les mensonges du Führer.
Dans cet immeuble berlinois cohabitent différentes figures de l’Allemagne sous le IIIe Reich : une vieille dame juive terrée chez elle depuis l’arrestation de son mari, une famille acquise au nazisme dont le plus jeune fils fait carrière dans les SS, un ancien magistrat qui observe en silence, et des opportunistes prêts à tout pour survivre. Entre délations et pillages, chacun tente de préserver son statut dans une société gangrenée par la peur. Pendant deux ans, les Quangel poursuivent leur action solitaire, traqués par le commissaire Escherich de la Gestapo qui collecte méthodiquement leurs messages.
Autour du livre
En 1947, Hans Fallada livre son ultime roman quelques semaines avant sa mort. Les conditions de rédaction de « Seul dans Berlin » sont exceptionnelles : l’auteur n’y consacre que 24 jours, dans une frénésie créatrice qui aboutit à un manuscrit de 866 pages dactylographiées. Johannes R. Becher, président de l’Union culturelle pour le renouvellement démocratique de l’Allemagne dans la zone d’occupation soviétique, lui fournit le dossier de la Gestapo concernant Otto et Elise Hampel, un couple berlinois exécuté en 1943 pour avoir distribué des cartes postales anti-nazies. Si Fallada hésite initialement à s’emparer du sujet, n’ayant lui-même pas résisté activement au régime nazi, il finit par accepter cette mission testamentaire.
Le Berlin de Fallada se révèle dans toute sa noirceur quotidienne : la terreur règne, la délation gangrène les relations sociales jusque dans l’intimité des foyers. L’originalité du roman tient à son ancrage dans un microcosme, celui d’un immeuble de la rue Jablonski, qui sert de prisme pour observer la société allemande sous le joug nazi. Une galerie de personnages hauts en couleur s’y côtoie : les Persicke, famille nazie jusqu’à la moelle ; Emil Barkhausen, mouchard et proxénète ; Frau Rosenthal, juive persécutée ; le juge Fromm, retraité énigmatique. Au centre de cette constellation humaine, les Quangel émergent comme figures de la résistance silencieuse.
La puissance du récit réside dans sa capacité à montrer comment la conscience politique s’éveille chez des êtres ordinaires. Otto Quangel, contremaître taciturne et économe, se métamorphose après la mort de son fils au front. Sa rébellion prend une forme dérisoire en apparence : écrire des cartes postales contre Hitler et les disperser dans Berlin. Cet acte modeste acquiert une dimension héroïque face à l’appareil répressif nazi. Le commissaire Escherich traque inlassablement ce « hobgoblin » qui nargue la toute-puissance du Reich.
Hans Fallada déconstruit ainsi le mythe d’une adhésion unanime des Allemands au nazisme. Dans les interstices du système totalitaire subsistent des poches de résistance morale. La prison devient paradoxalement un espace de libération pour Otto Quangel : au contact d’un chef d’orchestre cultivé, il découvre la musique et les échecs, s’ouvrant à une humanité plus profonde au moment même où le régime tente de l’anéantir.
Les premières éditions allemandes du roman furent expurgées pour des raisons politiques. Il faut attendre 2011 pour que paraisse la version intégrale, révélant notamment que certains « bons » personnages avaient initialement appartenu à des organisations nazies. Cette censure témoigne des enjeux mémoriels dans l’Allemagne d’après-guerre.
Primo Levi considère « Seul dans Berlin » comme « l’un des plus beaux livres sur la résistance allemande antinazie ». Le roman demeure longtemps méconnu dans le monde anglophone avant sa traduction en 2009, qui connaît un succès fulgurant. The Economist salue « un page-turner historique qui substitue la banalité du mal à l’obstination têtue du bien ».
L’œuvre connaît de multiples adaptations : deux films allemands (1962, 1975), une mini-série est-allemande (1970), un téléfilm tchèque (2004) et un film international en 2016 avec Emma Thompson et Brendan Gleeson dans les rôles des Quangel. Au théâtre, plusieurs mises en scène voient le jour, notamment celle de Luk Perceval au Thalia Theater de Hambourg en 2012.
Aux éditions FOLIO ; 768 pages.
2. Quoi de neuf, petit homme ? (1932)
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Résumé
L’histoire se déroule dans l’Allemagne des années 1930, frappée par la Grande Dépression. Johannes Pinneberg, dit « le Môme », petit comptable de province, et Emma Mörschel, dit « Bichette », fille d’ouvriers, s’aiment d’un amour simple et sincère. La découverte d’une grossesse inattendue les pousse à se marier rapidement, sans grande cérémonie.
Leur vie bascule quand Johannes perd son emploi suite aux manigances de son patron. Le couple part alors tenter sa chance à Berlin, où le jeune homme devient vendeur dans un grand magasin. Malgré la naissance de leur fils et leur amour indéfectible, leur situation se dégrade inexorablement : conditions de travail éprouvantes, logements de plus en plus précaires, et finalement le chômage qui les contraint à s’installer dans une cabane de jardin à la périphérie de la capitale.
Autour du livre
Publié en 1932, « Quoi de neuf, petit homme ? » marque la consécration littéraire de Hans Fallada. L’ouvrage paraît d’abord sous forme de feuilleton dans un grand quotidien berlinois avant d’être édité en volume. Son succès retentissant propulse l’auteur sur la scène internationale, avec quarante-cinq rééditions en Allemagne et des traductions dans une vingtaine de langues.
La construction du récit s’articule autour de cinquante et un tableaux, chacun précédé d’un titre annonciateur qui n’entame en rien le suspense. Cette structure évoque le cinéma muet des années 1920, rappelant l’âge d’or du cinéma allemand sous la République de Weimar. Le cadre temporel situe l’action entre 1930 et 1932, dans une Allemagne au bord du gouffre où le chômage atteint 42 % de la population active.
Sous des dehors de chronique intimiste, le texte dissèque les mécanismes sociaux et économiques qui broient les individus. La grande force de Fallada réside dans sa capacité à transcender l’expérience individuelle pour dépeindre le destin collectif d’une génération. Le système capitaliste déshumanisé se manifeste notamment dans les quotas de vente imposés aux employés des grands magasins, préfigurant les dérives managériales modernes.
Les personnages secondaires dessinent une mosaïque sociale saisissante : un vendeur nudiste libertaire, un collègue nazi régulièrement malmené par les communistes, une mère maquerelle, un menuisier alcoolique. Ces figures incarnent les tensions politiques et morales d’une société en décomposition, où l’antisémitisme commence à gangrener les interactions sociales.
L’histoire d’amour entre Johannes et Emma transcende la noirceur ambiante sans jamais sombrer dans le sentimentalisme. Emma notamment se révèle une héroïne lucide, dotée d’une conscience politique aiguë qui la rapproche des communistes. Sa force de caractère et son optimisme contrastent avec le pessimisme de son mari, donnant au couple une dynamique complexe qui échappe aux stéréotypes.
La version originale du texte, censurée d’un quart de son contenu lors de sa première publication, n’est restituée qu’en 2016. Les passages supprimés concernaient principalement les critiques du nazisme, les scènes à caractère sexuel et les descriptions de la vie nocturne berlinoise. Cette autocensure initiale permet paradoxalement à l’ouvrage de continuer à paraître sous le Troisième Reich jusqu’en 1941.
La critique salue unanimement la dimension universelle de « Quoi de neuf, petit homme ? ». Le Times Literary Supplement souligne sa capacité à montrer comment « le public et le privé fusionnent, même pour ceux qui voudraient rester chez eux et s’occuper de leurs propres affaires ». Les critiques allemands contemporains soulignent que les coupes effectuées dans l’édition de 1932 n’ont pas altéré la structure ni le ton du roman, même si les passages restaurés en 2016 ajoutent de la couleur et de l’atmosphère.
Plusieurs adaptations cinématographiques voient le jour. Dès 1933, une version allemande est tournée sous la censure nazie, s’éloignant significativement du roman selon Fallada lui-même. En 1934, une adaptation américaine intitulée « Little Man, What Now? » propose une lecture plus fidèle au texte original. Suivent deux productions télévisuelles allemandes : l’une en RDA en 1967, l’autre en RFA en 1973. L’œuvre inspire également de nombreuses adaptations théâtrales, notamment aux Münchner Kammerspiele en 2009 dans une mise en scène remarquée de Luk Perceval.
Aux éditions FOLIO ; 482 pages.
3. Le buveur (1947)
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Résumé
Dans une petite ville allemande des années 1940, Erwin Sommer dirige un commerce florissant de produits agricoles. Marié depuis quinze ans à Magda, il supporte mal l’intelligence et le dynamisme de son épouse. Quand les affaires commencent à péricliter, il trouve dans l’alcool un réconfort inattendu qui le métamorphose : lui, l’homme effacé et peu sûr de lui, se sent soudain invincible.
L’euphorie est de courte durée. Pris dans l’engrenage de la dépendance, il abandonne son foyer, dilapide ses économies et sombre dans une spirale autodestructrice. Manipulé par des escrocs qui profitent de sa vulnérabilité, il finit par commettre l’irréparable lors d’une confrontation avec sa femme. Son parcours le mène de la prison à l’asile psychiatrique, où il découvre un système plus punitif que thérapeutique.
Autour du livre
Rédigé en 1944 derrière les murs de la prison d’Altstrelitz, « Le buveur » émane de la propre expérience de Hans Fallada. L’écrivain allemand, emprisonné pour tentative présumée de meurtre sur son épouse, transcrit dans ce manuscrit les tourments de sa propre dépendance à l’alcool et aux drogues.
Les conditions de rédaction en prison donnent naissance à une technique d’écriture singulière : en raison de la pénurie de papier, Fallada trace chaque ligne une première fois normalement, puis reprend la même ligne en écrivant dans l’autre sens, avant de la compléter une troisième fois en ajoutant des caractères dans les espaces restants. Cette méthode lui permet d’utiliser trois fois le même espace sur la page, créant un texte dense et enchevêtré. Certains ont d’abord cru à tort qu’il s’agissait d’une écriture codée destinée à déjouer la surveillance pénitentiaire, alors qu’il s’agissait simplement d’une astuce pour économiser le papier.
Ce roman semi-autobiographique met en scène Erwin Sommer, un commerçant respectable dont la transformation en alcoolique chronique s’opère avec une rapidité foudroyante. La narration à la première personne permet de saisir les mécanismes psychologiques à l’œuvre : déni, paranoïa, perte progressive du discernement. Les premières gorgées de vin rouge marquent l’entrée dans un labyrinthe de l’illusion où le protagoniste se persuade de sa toute-puissance tout en s’enfonçant dans l’indigence morale et sociale.
Un élément remarquable réside dans l’absence totale de références au contexte historique. Bien que rédigé en 1944, en pleine débâcle du Troisième Reich, le texte ne contient aucune allusion à la guerre ni au nazisme. Cette omission délibérée renforce l’universalité du propos tout en suggérant une possible lecture allégorique : la déchéance de Sommer pourrait symboliser celle de l’Allemagne, sa dépendance à l’alcool faisant écho à l’envoûtement collectif par l’idéologie nazie.
Le choix des noms revêt une portée symbolique : Sommer (Été) incarne la saison radieuse de la vie bourgeoise, tandis que le personnage d’Herbst (Automne) rencontré à l’asile présage le déclin inexorable. La figure de « la reine de l’alcool », personnification de la dépendance, traduit la dimension quasi mystique de l’addiction.
Le livre déconstruit également les rapports de genre dans l’Allemagne des années 1940. Magda, l’épouse « compétente », bouleverse l’ordre patriarcal établi par ses talents de gestionnaire. L’alcoolisme de Sommer apparaît alors comme une fuite face à cette remise en cause de sa domination masculine.
Les critiques soulignent unanimement la lucidité clinique avec laquelle Fallada dépeint la spirale de l’addiction. Beryl Bainbridge qualifie l’œuvre de « choquante et originale ». La presse grecque salue un « chef-d’œuvre stylistique » doublé d’une « galerie unique de caractères humains ». Les commentateurs français apprécient particulièrement la première partie du roman pour son ton tragicomique, avant que le récit ne bascule dans les ténèbres de l’univers carcéral.
« Le buveur » a fait l’objet de deux adaptations télévisées en Allemagne. La première, en 1967, a valu la Goldene Kamera (Caméra d’or) à l’acteur Siegfried Lowitz pour son interprétation du rôle principal. La seconde version, réalisée en 1995 pour la Westdeutscher Rundfunk sous la direction de Tom Toelle, met en scène Harald Juhnke d’après un scénario d’Ulrich Plenzdorf. Le choix de Juhnke, lui-même connu pour ses problèmes d’alcool, ajoute une résonance particulière à cette adaptation.
Aux éditions FOLIO ; 384 pages.
4. Le cauchemar (1947)
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Résumé
Au printemps 1945, dans un village allemand, les troupes soviétiques remplacent les derniers SS en déroute. Contrairement à ses voisins terrifiés, le couple Doll salue ces « libérateurs ». Lui, écrivain vieillissant qui s’est tenu à l’écart du nazisme, elle, sa jeune épouse issue d’un milieu aisé. Les Russes le nomment maire provisoire, une fonction qui lui attire bientôt la rancœur des villageois.
Épuisés par l’hostilité ambiante, les Doll rejoignent Berlin dans l’espoir d’y retrouver leur appartement. Mais la ville en ruines leur réserve d’autres épreuves : leur logement a été réquisitionné, le ravitaillement est précaire, la bureaucratie kafkaïenne. Pour fuir cette réalité cauchemardesque, le couple sombre peu à peu dans la morphine, alternant séjours en hôpital et en sanatorium.
Autour du livre
Écrit dans les derniers mois de sa vie et publié à titre posthume en 1947, « Le cauchemar » constitue l’avant-dernier roman de Hans Fallada, précédant de peu son chef-d’œuvre « Seul dans Berlin ». Ce texte sensiblement autobiographique dévoile les tourments de l’Allemagne d’après-guerre à travers le prisme d’un écrivain désabusé et de sa jeune épouse.
À travers le personnage du Dr Doll, Fallada transcrit avec une sincérité brutale sa propre expérience. Comme son protagoniste, il assume brièvement les fonctions de maire dans une petite ville sous occupation soviétique, lutte contre une addiction à la morphine, et tente de reconstruire sa vie dans le Berlin d’après-guerre. Le récit s’ouvre en avril 1945, au moment où l’effondrement du Reich laisse place à un vide existentiel sans précédent.
La dimension autobiographique ne se limite pas aux seuls événements : elle imprègne la psychologie même du personnage principal. Dr Doll incarne la figure de l’intellectuel allemand confronté à la culpabilité collective de son peuple. Son désarroi face à la perte de prestige du nom « allemand » reflète les questionnements moraux qui hantent Fallada lui-même. Cette culpabilité se cristallise notamment dans la relation ambivalente avec les soldats soviétiques, que Doll accueille d’abord comme des libérateurs avant de se heurter à leur mépris indifférencié envers tous les Allemands.
Dans ce Berlin dévasté, la dépendance à la morphine se mue en métaphore de la fuite collective devant les responsabilités. Les « petites morts » que procurent les stupéfiants illustrent le désir d’échapper à une réalité insoutenable. Cette thématique de l’addiction, que Fallada connaît intimement, transcende la simple description clinique pour devenir le symbole d’une nation cherchant l’oubli plutôt que la confrontation avec son passé.
Contrairement à la littérature de l’immédiat après-guerre qui privilégie souvent le pathos ou la dénonciation, Fallada opte pour une approche plus nuancée. Son regard sur ses compatriotes oscille entre critique acerbe de leur bassesse morale et compréhension de leur détresse. Cette ambivalence confère au texte une épaisseur particulière, qui refuse les jugements simplistes pour mieux saisir la complexité de cette période charnière.
Graham Greene, lui-même maître du thriller moral, exprime son admiration pour Fallada. Le Berliner Zeitung qualifie « Le cauchemar » de « chronique dense qui possède une valeur tant littéraire qu’historique ». Mariella Frostrup, de BBC Radio 4, loue particulièrement « l’immédiateté de l’écriture » et la capacité de Fallada à « trouver des lueurs d’espoir dans l’obscurité ».
Aux éditions FOLIO ; 336 pages.