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Georges Perec en 9 livres – Notre sélection

Georges Perec en 9 livres – Notre sélection

Georges Perec naît à Paris le 7 mars 1936 dans une famille juive d’origine polonaise. Son enfance est marquée par la tragédie : son père meurt au combat en 1940, puis sa mère est déportée à Auschwitz en 1943 où elle disparaît. Le jeune Georges est alors recueilli par sa tante Esther et son oncle David Bienenfeld.

Après des études au lycée Claude-Bernard puis une hypokhâgne à Henri-IV, il entame une psychanalyse avec Françoise Dolto. Il effectue son service militaire comme parachutiste de 1958 à 1959, puis devient documentaliste au CNRS. Il se marie avec Paulette Pétras en 1960.

Sa carrière littéraire démarre véritablement en 1965 avec « Les Choses », qui obtient le prix Renaudot. En 1967, il rejoint l’Oulipo, groupe qui influence profondément son écriture à travers l’utilisation de contraintes formelles. Il publie notamment « La Disparition » en 1969, roman lipogrammatique écrit sans la lettre « e », puis « W ou le Souvenir d’enfance » en 1975, qui mêle autobiographie et fiction. Son œuvre majeure, « La Vie mode d’emploi », paraît en 1978 et reçoit le prix Médicis.

Auteur prolifique, Perec brille dans nombreux genres : romans, poésie, théâtre, essais. Son écriture se caractérise par le goût du jeu, les contraintes formelles et un travail sur la mémoire et l’autobiographie. Il s’intéresse particulièrement à l’observation du quotidien et développe le concept d’ « infra-ordinaire ».

Après avoir divorcé de Paulette, il partage les dernières années de sa vie avec la cinéaste Catherine Binet. Il meurt prématurément d’un cancer du poumon le 3 mars 1982 à l’hôpital Charles-Foix d’Ivry-sur-Seine, à l’âge de 45 ans. Ses cendres reposent au columbarium du Père-Lachaise.

Voici notre sélection de ses livres majeurs.


1. La Vie mode d’emploi (roman, 1978)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

Le 23 juin 1975, peu avant 20 heures, Bartlebooth s’éteint dans son appartement du 11 rue Simon-Crubellier à Paris. Dans sa main, une pièce de puzzle en forme de W ne trouvera jamais sa place dans le trou en forme de X qui l’attend. Sa mort cristallise l’échec d’un projet titanesque débuté cinquante ans plus tôt : après dix années d’apprentissage de l’aquarelle, Bartlebooth a sillonné le monde pendant vingt ans, créant 500 marines. Chaque œuvre, expédiée à Paris, y est transformée en puzzle par l’artisan Gaspard Winckler. De retour dans la capitale en 1955, le millionnaire s’attelle à reconstituer ces puzzles au rythme d’un par quinzaine. Une fois assemblés, les tableaux sont recollés par Georges Morellet puis renvoyés sur leur lieu de création pour y être détruits. La cécité progressive de Bartlebooth et la complexité croissante des puzzles auront raison de son ambition.

Autour du livre

« La Vie mode d’emploi » naît d’une idée que Georges Perec mûrit pendant près de dix ans. En 1969, lors de la reconstitution d’un gigantesque puzzle représentant le port de La Rochelle, l’écrivain esquisse l’histoire de Bartlebooth. La rédaction débute le 18 avril 1975 et s’achève le 5 avril 1978.

Le livre se structure autour d’un immeuble parisien représenté comme une grille de 10×10 cases, soit 100 pièces au total (10 étages avec 10 pièces par étage, en comptant les caves et les greniers). Cependant, le roman ne contient que 99 chapitres, car une pièce – le sous-sol de Mme Moreau dans le coin inférieur gauche – est volontairement omise.

Pour décrire ces pièces, Perec n’utilise pas un ordre simple (étage par étage ou appartement par appartement). Il applique plutôt le principe du « problème du cavalier » aux échecs : chaque nouveau chapitre correspond au déplacement d’un cavalier sur cette grille de 10×10. Le cavalier se déplace, comme aux échecs, en « L » (deux cases dans une direction puis une case perpendiculairement).

Plus complexe encore, Perec établit 42 listes de 10 éléments chacune. Ces listes contiennent par exemple :

  • des positions corporelles (assis, debout, couché…)
  • des activités (lire, manger, peindre…)
  • des sentiments (joie, colère, tristesse…)
  • des citations d’auteurs
  • des tableaux célèbres
  • des types de meubles
  • etc.

Pour distribuer ces éléments dans les chapitres, Perec utilise un système mathématique appelé « bi-carré latin » : chaque chapitre doit obligatoirement contenir certains éléments de ces listes, selon une formule précise. Par exemple, si le chapitre 3 doit contenir l’élément 2 de la première liste et l’élément 5 de la seconde liste, le récit devra intégrer ces éléments dans la description de la pièce correspondante.

Cette architecture rigoureuse sert de squelette au récit sans jamais être visible pour le lecteur qui n’en est pas averti. Elle permet à Perec de générer systématiquement du contenu narratif tout en évitant les répétitions. Il intègre également de nombreuses citations « parfois légèrement modifiées » d’auteurs aussi divers que Flaubert, Joyce, Kafka, Mann ou Proust.

Couronné par le prix Médicis en 1978, « La Vie mode d’emploi » reçoit un accueil critique enthousiaste. Le Nouvel Observateur salue « un vertige majuscule », tandis que Le Monde souligne « l’énorme nef lancée sur notre mer littéraire ». Élu meilleur roman de la décennie 1975-1985 par Le Monde, il figure parmi les cent livres du siècle selon un sondage réalisé par le journal en 1999.

René Farabet en propose une adaptation théâtrale mise en scène par Michael Lonsdale en 1988. Des lectures publiques mobilisent 99 lecteurs bénévoles, chacun incarnant un chapitre. Des expositions d’art, des performances, des projets d’écriture collaborative s’inspirent de cette œuvre qui continue de susciter analyses universitaires et créations artistiques.

Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 641 pages.


2. W ou le Souvenir d’enfance (roman autobiographique, 1975)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

En 1975, Georges Perec publie « W ou le Souvenir d’enfance », un récit qui alterne entre fiction et autobiographie. La partie fictive suit un déserteur français vivant sous la fausse identité de Gaspard Winckler, contacté par un mystérieux Otto Apfelstahl. Ce dernier lui révèle que ses papiers appartenaient à un enfant sourd-muet disparu lors d’un naufrage près de la Terre de Feu. La narration bascule ensuite vers la description d’une île nommée W, où règne un système totalitaire fondé sur le sport et la compétition. En parallèle, les chapitres autobiographiques retracent l’enfance de Perec, marquée par la perte de ses parents pendant la Seconde Guerre mondiale : son père meurt au combat en 1940, sa mère est déportée à Auschwitz en 1943. À travers ce double récit, Perec interroge sa mémoire fragmentée et dévoile progressivement que l’île W constitue une allégorie des camps de concentration.

Autour du livre

« W ou le Souvenir d’enfance » naît d’un projet antérieur : une histoire d’aventures située en Terre de Feu, initialement publiée sous forme de feuilleton dans La Quinzaine littéraire entre 1969 et 1970. Le manuscrit définitif, rédigé entre 1970 et 1974 à Paris, Carros et Blévy, sera vendu aux enchères au profit de La Quinzaine littéraire en 1975, avant d’être acquis par un collectionneur suédois qui le confiera à la Bibliothèque royale de Suède.

La structure du livre repose sur une alternance entre chapitres fictionnels et autobiographiques. Les premiers, imprimés en italique, décrivent progressivement la transformation d’une utopie sportive en dystopie concentrationnaire. L’île W, organisée selon des principes olympiques pervertis – « Plus haut, plus fort, plus vite » – se révèle un univers cauchemardesque où les athlètes subissent humiliations et violences arbitraires. Les femmes y sont séquestrées, les enfants isolés jusqu’à quatorze ans, avant d’être brutalement initiés à cette société déshumanisante.

En contrepoint, les chapitres autobiographiques interrogent la fiabilité de la mémoire. Perec y questionne ses rares souvenirs d’enfance, dont la plupart s’avèrent déformés ou empruntés. Il reconstitue son histoire familiale à travers documents et témoignages : son évacuation vers Villard-de-Lans, son baptême en 1943, ses années en pension. La dernière page établit explicitement le lien entre la fiction de W et la réalité des camps : adolescent, Perec dessinait « des sportifs aux corps rigides, aux faciès inhumains » sans réaliser qu’il transposait ainsi l’horreur nazie dans son imaginaire.

Le livre résonne également avec l’actualité de sa publication : Perec note que les îles de la Terre de Feu sont devenues des camps de déportation sous la dictature de Pinochet. En 1991, « W ou le Souvenir d’enfance » connaîtra une adaptation théâtrale au Théâtre de la Minoterie de Marseille, sous la direction de Bernard Palmi.

Aux éditions GALLIMARD ; 224 pages.


3. Les Choses (roman, 1965)

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Résumé

Dans le Paris des années 1960, deux jeunes gens dans la vingtaine, Jérôme et Sylvie, travaillent comme enquêteurs freelance en psychosociologie. Issus de milieux modestes, ils nourrissent une obsession grandissante pour les biens matériels et le confort bourgeois. Cette quête du luxe et du prestige social structure leur quotidien, jusqu’à en devenir l’unique horizon. Face à leurs aspirations contrariées et à leur frustration croissante, ils décident de fuir Paris pour enseigner en Tunisie. Mais leur séjour à Sfax, loin de leurs repères, ne leur apporte que vide et désillusion. De retour en France, ils finissent par accepter ce qu’ils avaient toujours refusé : devenir salariés. Cette capitulation leur assure enfin l’aisance matérielle tant désirée, mais le festin tant attendu se révèle sans saveur.

Autour du livre

« Les Choses » est le premier roman publié par Georges Perec en 1965. Il remporte immédiatement le prix Renaudot. Le succès est fulgurant : 100 000 exemplaires s’écoulent la première année. Le sous-titre « Une histoire des années soixante » ne doit pas induire en erreur : Perec précise qu’il s’agit moins de dépeindre une époque que de saisir un moment précis, celui où la société de consommation commence à exercer son emprise sur les consciences.

La particularité majeure du texte réside dans l’effacement volontaire des personnages au profit des objets. Le couple gémellaire formé par Jérôme et Sylvie se distingue à peine l’un de l’autre, dépourvu d’intériorité et de substance. Les dialogues sont absents jusqu’à l’épilogue. Le premier chapitre s’ouvre sur la description minutieuse d’un appartement idéal, établissant d’emblée la prééminence des choses sur les êtres.

L’influence de Flaubert imprègne sensiblement les pages, tant dans le rythme ternaire que dans la reprise d’épisodes de « L’Éducation sentimentale ». Perec revendique un ton « glacial », une « froideur passionnée » inspirée de son modèle. La distanciation narrative laisse au lecteur sa liberté d’interprétation, tandis que l’ironie permet de montrer comment les personnages s’égarent.

La guerre d’Algérie constitue la toile de fond historique du récit, notamment à travers les dates 1961-1962, « du putsch d’Alger aux morts de Charonne ». Mais les protagonistes demeurent des spectateurs déconnectés de ces événements, absorbés par leurs rêves consuméristes. Perec dépeint l’émergence d’une société où l’accumulation des détails matériels masque une uniformisation aliénante.

L’aspect autobiographique reste ambigu : si certains éléments s’inspirent du vécu de Perec (comme le séjour à Sfax qu’il effectua avec son épouse Paulette Pétras), l’auteur refuse d’y voir une autobiographie, préférant parler d’une « figure abstraite de jeune couple » dans la France de 1962.

Le roman s’achève sur une citation de Karl Marx relative à la quête de vérité, laissant ouvert le champ des interprétations. La critique fut globalement favorable, à l’exception notable de la revue Les Temps Modernes qui lui reprocha la stérilité de sa dénonciation. Devenu un classique étudié dans les établissements scolaires, « Les Choses » a notamment figuré au programme du baccalauréat général de Français en 2021.

Aux éditions POCKET ; 160 pages.


4. La Disparition (roman, 1969)

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Résumé

« La Disparition » suit l’enquête déclenchée par la disparition mystérieuse d’Anton Voyl. Son ami Amaury Conson découvre son journal intime dans lequel Voyl évoque une absence inexplicable qui le hante. Avec l’aide d’Olga, ancienne amante de Voyl, et de l’inspecteur Ottaviani, Conson remonte la piste d’une histoire familiale tragique. Tous les protagonistes appartiennent sans le savoir à un clan puissant dont la loi n’autorise qu’un seul héritier par génération. Une mère a brisé cette règle en donnant naissance à des triplés, dont deux ont été confiés secrètement à une nourrice.

Autour du livre

« La Disparition », publié en 1969, constitue une prouesse littéraire sans précédent : Perec y compose près de trois cents pages sans jamais utiliser la lettre « e », pourtant la plus fréquente en français. Cette contrainte lipogrammatique transforme l’écriture en défi permanent, obligeant l’auteur à réinventer la langue. Le livre ne signale pas d’emblée cette absence au lecteur, mais parsème des indices : le nom du héros, Anton Voyl, évoque le mot « voyelle » amputé ; le cinquième chapitre manque, comme la cinquième lettre de l’alphabet.

Pour contourner l’impossibilité d’utiliser certains termes, Perec déploie une ingéniosité remarquable, transformant notamment « Mallarmé » en « Mallamus » et « Charles Baudelaire » en « fils adoptif du Commandant Aupick ». La virtuosité s’exprime particulièrement dans les réécritures de textes classiques : « Booz endormi » de Victor Hugo devient « Booz assoupi », « Brise Marine » de Mallarmé se mue en « Bris Marin », tandis que les « Voyelles » de Rimbaud se métamorphosent en « Vocalisations ».

Le manuscrit original, qui contient quelques « e » échappés à la vigilance de l’auteur, sera mis aux enchères en novembre 2024 par la famille de Suzanne Lipinska. Cette trace des hésitations et des choix de l’écrivain témoigne de la difficulté de l’entreprise, que Perec qualifie lui-même de « fatigant roman » dans son post-scriptum.

Les traducteurs ont relevé ce défi avec des stratégies différentes selon les langues. La version espagnole élimine le « a », la russe le « o », tandis que la japonaise évite tous les sons contenant « i ». La traduction allemande, intitulée « Anton Voyls Fortgang », maintient la suppression du « e ». Ces choix reflètent les spécificités de chaque langue tout en préservant l’esprit de la contrainte originale.

L’accueil critique initial reste mitigé. Un critique des Nouvelles littéraires ne remarque même pas l’absence du « e » et lit le texte comme une allégorie de l’affaire Ben Barka. L’Express y voit un livre qui ouvre des perspectives sans aboutir, tandis que Les Échos jugent l’intrigue policière « longue et lassante ». La reconnaissance viendra plus tard : Libération saluera un « texte capital où le statut de la contrainte est autant esthétique qu’éthique ».

En 1980, Perec envisage une adaptation cinématographique intitulée « Signe particulier néant ». Il propose d’abord de représenter l’absence du « e » par la suppression des travellings et des plans longs, puis suggère d’éliminer les visages à l’écran. Ce projet, comme le manuscrit inachevé « Vous souvenez-vous de Griffin ? », ne verra jamais le jour.

En 2012, pour les 30 ans de la mort de Perec, l’artiste Christophe Verdon crée une fausse plaque de rue « plac G org s P r c » sans « e », installée au Café de la mairie, place Saint-Sulpice à Paris, là-même où Perec a écrit « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien ».

Aux éditions GALLIMARD ; 328 pages.


5. Les Revenentes (roman, 1972)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

L’intrigue se déroule principalement dans l’évêché d’Exeter, en Angleterre, où Bérengère de Bremen-Brévent possède une prestigieuse collection de diamants. Clément, le protagoniste, élabore un plan pour s’emparer des joyaux avec l’aide de sa sœur Estelle et de leur complice Thérèse Merelbeke, l’ex-épouse d’un chef berbère du nom de Mehmed ben Berek.

Ce qui commence comme un simple projet de cambriolage se transforme rapidement en une affaire plus complexe. L’évêque d’Exeter, qui cache des penchants libertins derrière sa fonction religieuse, se trouve mêlé à l’intrigue. Tandis que le clergé local et la pègre s’intéressent de près à l’affaire, la tension monte au fil des semaines.

Le récit prend alors un tournant inattendu : l’intrigue policière initiale cède la place à des scènes de plus en plus licencieuses. Le dénouement survient lors d’une orgie dans le logis abbatial de l’évêque, où se retrouvent dans une confusion totale les voleurs, des membres du clergé, des éphèbes et divers protagonistes de cette histoire rocambolesque.

Autour du livre

« Les Revenentes », publié en 1972 chez Julliard dans la collection « Idée fixe », est la cinquième œuvre éditée de Georges Perec. Ce texte répond à une contrainte littéraire singulière : il s’agit d’un monovocalisme qui n’utilise que la voyelle « e », excluant ainsi toutes les autres voyelles (a, i, o, u). Il s’inscrit dans une démarche inverse à celle de « La Disparition », roman lipogrammatique publié trois ans plus tôt qui proscrivait totalement l’usage de la lettre « e ».

La genèse du texte révèle une volonté d’équilibre : après avoir écrit « La Disparition », Perec considère n’avoir « fait que la moitié du chemin ». Il décide donc de créer un texte utilisant exclusivement les mots ne comportant que la voyelle « e ». Le « y », considéré comme une semi-voyelle, bénéficie d’un « traitement particulier » et son usage reste toléré.

Cette contrainte formelle évolue au fil du texte. L’orthographe subit des transformations progressives, s’affranchissant peu à peu des règles conventionnelles. Perec joue notamment sur l’homophonie, utilisant par exemple le digramme anglais « ee » pour reproduire le son [i], ou encore le « w » pour le son « ou ». Il puise également dans le vocabulaire étranger, particulièrement anglais, comme avec l’utilisation du mot « twelve » pour signifier « douze ».

Un parallélisme significatif s’établit entre la progression des libertés prises avec la langue française et l’évolution du contenu narratif qui devient de plus en plus licencieux. Le texte gagne à être lu à voix haute, l’orthographe particulière (« pèrteeQleeère ») rendant sa lecture visuelle parfois malaisée.

Les deux œuvres, « La Disparition » et « Les Revenentes », présentent une opposition binaire parfaite : aucun mot n’apparaît simultanément dans les deux textes. Là où « La Disparition » maintient une structure réfléchie et une intrigue élaborée, « Les Revenentes » adopte une construction plus libre et une narration débridée. Le premier texte respecte scrupuleusement la grammaire française, tandis que le second s’en affranchit allègrement.

Le texte comporte quelques coquilles notables : dans l’édition de 1997, un « o » remplace un « e » dans le mot « moment », tandis que l’édition de la Pléiade de 2017 laisse apparaître un « a » à la place d’un « e » dans le mot « dans ».

Aux éditions JULLIARD ; 144 pages.


6. Un homme qui dort (roman, 1967)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

À 25 ans, un étudiant parisien en sociologie décide de rompre avec l’existence. Dans les cinq mètres carrés de sa chambre de bonne, il laisse passer les heures, refuse de se présenter à ses examens. Les messages de ses proches s’accumulent sous sa porte, ignorés. Il ne sort plus qu’à la nuit tombée pour des errances sans but dans Paris, de la République à la Madeleine. Après quelques semaines, il part chez ses parents près d’Auxerre, où il poursuit son existence végétative. Revenu dans sa mansarde parisienne, il s’enfonce dans une routine vide : observation des lézardes au plafond, parties de cartes en solitaire, contemplation d’un arbre pendant des heures. Ce qu’il prenait pour une libération se transforme en enfermement. La solitude et l’angoisse le rattrapent. Le monde continue de tourner sans lui. Son expérience de désertion sociale ne lui aura rien appris.

Autour du livre

Publié en 1967, « Un homme qui dort » occupe une place singulière dans l’œuvre de Georges Perec : c’est son dernier livre avant son entrée dans le groupe littéraire Oulipo, qui marquera un tournant dans son écriture. Rédigé entièrement à la deuxième personne du singulier, le texte s’adresse directement au protagoniste, créant une ambiguïté constante entre narrateur, personnage et lecteur. Cette utilisation du « tu » permet à Perec de transformer une expérience autobiographique – sa dépression de 1956 – en fiction, sans tomber dans les écueils du « je » confessionnel ni dans la distance du « il » romanesque.

La trame narrative repose sur un dense réseau de références littéraires. L’épigraphe, empruntée à Kafka, donne le ton : « Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à ta table et écoute. » Le personnage principal s’inscrit dans la lignée des grands « déserteurs sociaux » de la littérature, de Bartleby de Melville aux héros de Kafka. Perec lui-même confiera qu’il aurait voulu écrire « Bartleby le scribe », et qu’à défaut, il a créé son propre Bartleby. Perec reprendra plus tard le personnage de l’étudiant indifférent dans « La Vie mode d’emploi », lui donnant enfin un nom – Grégoire Simpson – et une ville natale : Thonon-les-Bains.

Le texte se structure en seize parties non numérotées qui défient les conventions du roman traditionnel. Point de chronologie linéaire : les scènes se répètent, se font écho, se déforment. Le présent de narration s’étire, transformant les actions ponctuelles en rituels sans fin. Cette construction musicale, faite de thèmes et variations, traduit l’enlisement progressif du personnage dans son indifférence.

En 1974, Perec adapte son texte pour le cinéma avec Bernard Queysanne. Jacques Spiesser incarne l’étudiant tandis que Ludmila Mikaël prête sa voix à la narration – ce choix d’une voix féminine préservant l’ambiguïté du « tu » romanesque. Le film, tourné en noir et blanc, remporte le Prix Jean-Vigo.

Le livre sera traduit dans une dizaine de langues. En Allemagne de l’Est, malgré les qualités littéraires reconnues par les éditeurs, sa publication est refusée pour son manque d’ancrage dans la « réalité sociale ». L’écrivain suisse Peter Stamm en fera l’une de ses recommandations favorites, allant jusqu’à placer une citation d’ « Un homme qui dort » en exergue de son roman « Un jour comme celui-ci » (2006).

Aux éditions FOLIO ; 143 pages.


7. Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? (roman, 1966)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

En 1966, pendant la guerre d’Algérie, un jeune militaire au nom imprononçable – que les personnages déclinent sous soixante-douze variantes commençant par « Kara » – cherche à échapper à son départ imminent pour le front. Il sollicite l’aide d’Henri Pollak, maréchal des logis en poste au Fort Vieux de Vincennes depuis quatorze mois. Chaque soir, Pollak enfourche son petit vélomoteur à guidon chromé pour rejoindre ses amis à Montparnasse et tenter de trouver une solution. La joyeuse bande échafaude divers stratagèmes : lui casser un bras, le pousser dans l’escalier… Ils optent finalement pour simuler des troubles mentaux à grand renfort de médicaments.

Autour du livre

« Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? », publié en 1966, est le deuxième roman de Georges Perec. Cet ouvrage court de 118 pages se distingue par son ton délibérément potache et sa construction particulière, fruit d’une contrainte d’écriture caractéristique de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) dont Perec deviendra membre l’année suivante.

Derrière son apparente légèreté, ce texte dissimule une critique acerbe de la guerre d’Algérie. Le nom fluctuant du protagoniste fait notamment référence à l’affaire Ben Barka, révélant l’engagement du jeune Perec en faveur de l’indépendance des colonies. La dimension politique se pare d’une forme littéraire expérimentale : le récit accumule les figures de style, répertoriées dans un index final qui recense plus de cent cinquante procédés rhétoriques.

Le style, inspiré de Raymond Queneau et de son « Zazie dans le métro », mêle registres soutenus et populaires, néologismes savoureux et citations érudites. Les règles grammaticales sont allègrement bousculées, jusqu’à la cohérence des noms des personnages. Cette écriture débridée trouve son origine dans les leçons de rhétorique dispensées par Roland Barthes, dont Perec fut l’élève.

Si le livre n’a pas rencontré le même succès que « Les Choses », son précédent roman couronné par le prix Renaudot, les quelques critiques parues dans Les Échos et Le Figaro se sont montrées élogieuses. L’ouvrage a par ailleurs inspiré plusieurs adaptations théâtrales, notamment une mise en scène « jubilatoire » de Jean-Jacques Mateu pour la compagnie toulousaine Petit Bois, ainsi qu’une version intégrale présentée en 2016 par la compagnie Pirate, dans une distribution épurée entre un comédien et une comédienne.

Le roman est dédié à « Lg », acronyme de Ligne générale – en référence au film de Sergueï Eisenstein – un groupe d’intellectuels français qui constitua pour Perec sa « première famille d’amis » et sa « seconde éducation » avant son entrée à l’Oulipo.

Aux éditions FOLIO ; 118 pages.


8. Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (roman, 1975)

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Résumé

En octobre 1974, Georges Perec s’installe pendant trois jours consécutifs place Saint-Sulpice, dans le 6e arrondissement de Paris. Du 18 au 20 octobre, à différents moments de la journée, il prend position dans plusieurs cafés autour de la place : le Tabac Saint-Sulpice, le Café de la Mairie, la Fontaine Saint-Sulpice, parfois même sur un banc face à la fontaine. Son projet ? Noter absolument tout ce qu’il voit, sans hiérarchie ni classification préalable : « ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages ». Les bus qui passent et repassent, les pigeons qui volent, les passants pressés ou nonchalants, les variations de la lumière, les micro-événements du quotidien – tout est consigné avec une précision presque maniaque dans ce qui deviendra « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien ».

Autour du livre

« Tentative d’épuisement d’un lieu parisien » s’inscrit dans le cadre d’un projet plus vaste mené avec la revue Cause commune entre 1972 et 1974. Cette publication se consacrait à une « anthropologie de l’homme contemporain » et cherchait à mener une « investigation de la vie quotidienne à tous ses niveaux ». Le texte paraît d’abord dans la revue en 1975 avant d’être édité en volume par Christian Bourgois en 1982.

La démarche de Perec se distingue par son parti pris radical : délaisser volontairement le remarquable pour se concentrer sur l’infra-ordinaire. Il note les positions des corps, les modes de portage des sacs, les trajectoires des passants. Cette accumulation de notations en apparence insignifiantes finit par dessiner une chorégraphie urbaine d’une surprenante poésie.

Le temps lui-même devient un protagoniste de cette entreprise. Les notations chronologiques ponctuent le texte, marquant les variations de lumière, les changements d’atmosphère. Les numéros des autobus scandent la journée comme un métronome urbain, au point que l’auteur s’amuse à écrire : « peut-être ai-je seulement aujourd’hui découvert ma vocation : contrôleur de lignes à la R.A.T.P. »

L’apparente objectivité de l’exercice cède progressivement la place à une subjectivité assumée. Des touches d’humour émergent, comme cette « hantise des deux-chevaux vert pomme » qui revient tel un leitmotiv. Des bribes d’interprétation se glissent entre les observations brutes, trahissant l’impossibilité d’une pure description. Cette tentative d’épuisement, paradoxalement, ne s’épuise jamais. Le texte se termine sans point final, comme pour suggérer la perpétuelle continuation du flux urbain qu’il tente de saisir.

En 1978, Perec renouvelle l’expérience pour France Culture, s’installant cette fois dans un car-studio au carrefour Mabillon. En 2007, Jean-Christian Riff adapte le texte au cinéma avec la voix de Mathieu Amalric. En 2012, pour les trente ans de la mort de Perec, l’artiste Christophe Verdon installe une fausse plaque « plac G org s P r c » au mur du Café de la Mairie, sans les « e », en référence à « La Disparition ».

Aux éditions BOURGOIS ; 72 pages.


9. Espèces d’espaces (essai, 1974)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

En 1974, Georges Perec publie « Espèces d’espaces », un essai qui interroge notre rapport aux différents espaces qui nous entourent, du plus intime au plus vaste. À mi-chemin entre l’essai et le poème en prose, le texte se présente comme « le journal d’un usager de l’espace ». Par emboîtements successifs, telles des poupées russes, Perec décrit d’abord la page sur laquelle il écrit, puis le lit, la chambre, l’appartement, l’immeuble, la rue, le quartier, la ville, la campagne, le pays, l’Europe, le monde, et enfin l’ESPACE. Cette progression géométrique s’accompagne d’une réflexion sur l’inhabitable et revient, in fine, à la page – et à l’écriture. À travers ce cheminement spatial, Perec questionne l’ordinaire et l’infra-ordinaire, car « ce que nous appelons quotidienneté n’est pas évidence, mais opacité : une forme de cécité, une manière d’anesthésie. »

Autour du livre

Rédigé entre 1973 et 1974, alors que Georges Perec travaille simultanément sur « W ou le Souvenir d’enfance » et entame une analyse avec Jean-Bertrand Pontalis, ce texte inclassable mêle différents registres d’écriture : listes ludiques et souvent alléchantes, réflexions philosophiques, énumérations vertigineuses, travaux pratiques pour le lecteur, jeux typographiques, citations parfois apocryphes, anecdotes savoureuses.

La composition entrelace des schémas narratifs multiples. Le texte décrit des projets en cours comme « Lieux où j’ai dormi », « La Vie mode d’emploi », « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien ». Cette diversité formelle n’est pas gratuite : elle sert un projet d’écriture qui cherche à cerner ce qui nous échappe dans notre rapport à l’espace. Comme l’écrit Perec : « Le problème n’est pas d’inventer l’espace, encore moins de le ré-inventer, mais de l’interroger, ou, plus simplement encore, de le lire. »

La critique universitaire s’est d’abord peu intéressée à ce livre déroutant. Certains y voient « une tentative d’épuisement de la notion d’espace », d’autres « un parcours qui met l’accent sur le déplacement plutôt que sur la stabilité, sur l’ouverture plutôt que sur la clôture, sur le devenir plutôt que sur l’identité ». La dimension autobiographique s’y révèle en filigrane : si l’espace verbal et littéraire prime, Perec s’inclut dans sa création sous la forme de l’écrivain au travail.

L’enjeu intime du livre apparaît progressivement : se donner enfin un lieu où se tenir. C’est l’autoportrait d’un orphelin sans lieu propre, sans espace strictement intime qui dirait un ancrage dans l’histoire familiale. Bernard Magné résumera cette tension dans un mot-valise : l’æncrage, l’événement biographique transformé en principe d’écriture ou en contrainte formelle.

« Espèces d’espaces » a connu plusieurs adaptations scéniques et musicales, notamment une mise en scène de Cécile Backès en 1999 et une partition de Philippe Hurel en 2011. Devenu une référence dans les écoles d’art et d’architecture, le livre influence toute une génération d’artistes contemporains, de Sophie Calle à Enrique Vila-Matas.

Aux éditions SEUIL ; 208 pages.

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