Friedrich Hayek naît le 8 mai 1899 à Vienne, dans une famille d’intellectuels. Après avoir servi dans l’armée austro-hongroise pendant la Première Guerre mondiale, il entreprend des études de droit et de sciences politiques à l’université de Vienne, où il obtient ses doctorats. D’abord proche des idées socialistes, il se convertit au libéralisme après avoir suivi les enseignements de Ludwig von Mises.
Dans les années 1930, Lionel Robbins l’invite à la London School of Economics (LSE), où il devient professeur. En 1938, refusant de retourner dans une Autriche annexée par les nazis, il acquiert la nationalité britannique. En 1944, il publie son ouvrage le plus célèbre, « La route de la servitude », une critique virulente du totalitarisme et de l’intervention étatique dans l’économie.
En 1947, Hayek cofonde la Société du Mont-Pèlerin, un groupe de réflexion composé d’intellectuels libéraux. Il quitte la LSE en 1950 pour l’université de Chicago, où il enseigne les « social thoughts ». Il poursuit ensuite sa carrière à l’université de Fribourg-en-Brisgau de 1962 à 1968, tout en restant professeur invité à Salzbourg jusqu’en 1992.
La consécration arrive en 1974 lorsqu’il reçoit le Prix Nobel d’économie, partagé avec Gunnar Myrdal, pour ses travaux sur la théorie monétaire et les cycles économiques. Ses idées connaissent un regain d’influence dans les années 1980, notamment auprès de Margaret Thatcher et Ronald Reagan qui s’en inspirent pour leurs politiques économiques.
Penseur majeur du libéralisme au XXe siècle, Hayek développe une théorie originale de l’ordre spontané et une critique de la notion de justice sociale. Il s’éteint le 23 mars 1992 à Fribourg-en-Brisgau.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. La route de la servitude (1944)
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Résumé
Dans « La route de la servitude », publié en 1944 alors que la Seconde Guerre mondiale ravage encore l’Europe, Friedrich Hayek développe une thèse qui ébranle les certitudes intellectuelles de son époque. L’économiste autrichien naturalisé britannique soutient que le fascisme et le nazisme ne constituent pas des réactions contre les tendances socialistes, mais en représentent la conséquence logique et inévitable. Dédicacé de manière provocatrice « Aux socialistes de tous les partis », l’ouvrage examine comment les politiques d’intervention étatique et de planification économique engendrent mécaniquement le totalitarisme, quelle que soit la noblesse des intentions qui les motivent.
Hayek commence par décrire « la route abandonnée » – celle de l’individualisme et du libéralisme classique. Cette voie, inspirée par l’héritage occidental depuis la Grèce antique, passant par Rome, le christianisme et la Renaissance, avait progressivement libéré les individus des entraves limitant leurs activités quotidiennes. L’essor de la liberté politique, puis économique, avait engendré un développement scientifique sans précédent et une élévation spectaculaire du niveau de vie. Paradoxalement, ces progrès rendirent les maux persistants si insupportables qu’ils menèrent à l’abandon de cette tradition individualiste au profit d’une politique collective organisée autour d’objectifs sociaux prédéterminés. L’influence intellectuelle, jadis orientée d’Angleterre vers l’est, s’inversa, avec Hegel et Marx comme figures de proue.
La confusion entourant le concept de liberté constitue l’un des pivots centraux de l’argumentation hayékienne. Dans la tradition libérale, être libre signifie s’affranchir de tout pouvoir arbitraire exercé par autrui. Le socialisme, en revanche, promet une « nouvelle liberté » qui équivaut au pouvoir d’imposer une répartition égalitaire des richesses. Cette ambiguïté sémantique masque le véritable enjeu : la méthode collectiviste supprime la liberté individuelle sous prétexte de réaliser des idéaux abstraits. Hayek distingue scrupuleusement les fins socialistes (justice sociale, égalité) de leurs moyens (planification centralisée, abolition de la propriété privée) – c’est sur ces derniers que porte sa critique.
Hayek réfute méthodiquement l’argument selon lequel le progrès technique et la complexité industrielle croissante rendraient la planification centralisée « inéluctable ». Contrairement à cette vision déterministe, il démontre que l’évolution vers les monopoles résulte non pas d’une nécessité technologique, mais de politiques délibérément hostiles à la concurrence. Plus l’environnement économique se complexifie, plus la coordination par le système des prix s’avère supérieure à toute tentative de direction consciente. Le marché transmet instantanément des informations dispersées entre des millions d’acteurs, tâche qu’aucun planificateur central ne saurait accomplir.
Le conflit fondamental entre planisme et démocratie occupe ainsi une place prépondérante dans l’analyse hayékienne. Pour qu’une planification économique fonctionne, il faut déterminer un but social unique applicable à des millions d’individus aux aspirations diverses. Cette exigence se heurte à l’impossibilité d’établir un code éthique complet acceptable par tous. Les parlements, conçus pour établir des règles générales, se révèlent incapables de gérer les innombrables décisions économiques qu’implique la planification. Émerge alors la tentation du « dictateur économique », présenté comme un expert technique capable de transcender les « entraves démocratiques ». Hayek rappelle fermement que ce qui prévient l’arbitraire n’est pas la source du pouvoir mais sa limitation.
L’économiste autrichien oppose deux conceptions de la loi. D’un côté, la « Règle de la loi » (Rule of law) établit un cadre stable, général et impersonnel permettant aux individus de prévoir l’action de l’État et d’organiser leur vie en conséquence. De l’autre, le planisme adapte constamment la législation pour favoriser certaines catégories au détriment d’autres, substituant à l’égalité formelle devant la loi un système de privilèges arbitraires. Hayek illustre cette distinction par une métaphore éloquente : « On peut soit établir un code de la route, soit dire à chaque automobiliste où il peut aller. »
Le contrôle économique déborde inexorablement sur toutes les sphères de l’existence. L’idée que la planification nous « libérerait » des préoccupations matérielles pour nous consacrer à des fins plus élevées néglige la réalité : diriger la production influence nécessairement la consommation. Les choix individuels se trouvent ainsi limités non par des critères objectifs de prix et de rareté, mais par les jugements moraux des planificateurs. Cette ingérence s’étend inévitablement aux loisirs, à la culture, à l’éducation, comme l’attestent les exemples soviétique, allemand et italien où l’État réglemente minutieusement tous les aspects de la vie quotidienne.
Le paradoxe du planisme apparaît avec force dans la question « Pour qui ? ». Alors que l’économie de marché permet à chacun, même parti de rien, d’améliorer sa condition par ses efforts sans dépendre des faveurs officielles, la société planifiée transforme toute question économique en question politique. L’idéal théorique d’égalité parfaite cède la place à des évaluations arbitraires du mérite comparé des différents groupes sociaux. Pour imposer des « principes communs portant sur des valeurs essentielles », le régime collectiviste recourt inévitablement à la propagande, remplaçant l’éducation véritable par l’endoctrinement.
Face à ces périls, Hayek esquisse une alternative libérale. Contrairement aux caricatures ultérieures, il ne prône pas un État minimal ou un laissez-faire intégral. Il reconnaît explicitement le rôle légitime des pouvoirs publics dans la réglementation de certaines productions, la limitation du temps de travail, l’organisation d’un système d’assurances sociales et la conduite de la politique monétaire. L’essentiel réside dans la préservation d’un cadre juridique stable où l’État garantit les règles du jeu sans jamais imposer aux individus leurs objectifs personnels. Seul ce respect scrupuleux de la liberté individuelle peut, selon Hayek, préserver l’Occident du totalitarisme qui le menace de l’intérieur.
Autour du livre
Hayek rédige « La route de la servitude » dans un contexte particulier. Ayant fui l’Autriche en 1938 pour échapper au nazisme, il s’inquiète de voir l’Angleterre emprunter une trajectoire interventionniste similaire à celle de l’Allemagne d’avant-guerre. En 1937, il confie déjà au commentateur américain Walter Lippman son désir de « faire comprendre à [ses] amis progressistes que la démocratie n’est possible que sous le capitalisme et que les expériences collectivistes conduisent inévitablement au fascisme ». Ce qui devait d’abord être un simple pamphlet universitaire devient finalement un manifeste intellectuel contre toutes les formes de collectivisme.
« La route de la servitude » suscite des réactions passionnées dès sa parution. En Grande-Bretagne, le premier tirage s’épuise en un mois. Aux États-Unis, son impact est encore plus considérable, notamment grâce à une critique élogieuse dans le New York Times et à une version abrégée publiée dans le Reader’s Digest, distribuée à plus de 600 000 abonnés. John Maynard Keynes, pourtant rival intellectuel de Hayek, reconnaît en privé qu’il s’agit d’un « grand livre » avec lequel il se trouve « en profond accord moral et philosophique ». George Orwell, tout en saluant la pertinence de l’analyse des dangers du collectivisme, émet des réserves sur les solutions préconisées, estimant qu’un « retour à la concurrence libre signifie pour la grande masse des gens une tyrannie probablement pire, parce que plus irresponsable, que celle de l’État ». Winston Churchill s’inspire directement de Hayek dans son fameux « Gestapo Speech » de 1945, où il affirme que le socialisme « aurait dû se replier sur une forme de Gestapo », tandis que le leader travailliste Clement Attlee rejette dédaigneusement ces idées comme « la version de seconde main des opinions universitaires d’un professeur autrichien ».
Bien que marginalisé au sein de sa profession pendant près de trois décennies, Hayek voit ses idées ressurgir avec force dans les années 1970 et 1980. En 1974, l’attribution du Prix Nobel d’économie lui confère un prestige académique tardif. Margaret Thatcher, qui découvre l’ouvrage durant ses études, s’en inspire directement pour sa politique de réformes libérales en Grande-Bretagne. Le livre influence également la révolution reaganienne aux États-Unis et inspire la création de nombreux think tanks libéraux à travers le monde. Pendant la Guerre froide, le livre circule clandestinement en Europe de l’Est et en Union soviétique. En 2007, les Presses universitaires de Chicago (The University of Chicago Press) estimaient que plus de 350 000 exemplaires avaient été vendus. « La route de la servitude » figure régulièrement dans les classements des livres politiques les plus influents du XXe siècle.
Aux éditions PUF ; 276 pages.
2. Droit, législation et libertés (1973-1979)
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Résumé
« Droit, législation et libertés » est considérée comme l’œuvre majeure du philosophe et économiste Friedrich Hayek. Publiée en trois volumes entre 1973 et 1979, elle présente une analyse des fondements d’une société libre. Hayek y confronte deux conceptions fondamentales de l’organisation sociale : « l’ordre fabriqué » (taxis) issu d’une conception délibérée, et « l’ordre mûri » (kosmos) résultant d’une évolution spontanée. À ces deux visions correspondent deux conceptions distinctes de la loi : la législation intentionnellement créée et le droit qui émerge naturellement des interactions sociales.
Le premier volume, « Règles et ordre » (1973), établit les prémisses philosophiques de l’ouvrage. Hayek y critique le rationalisme constructiviste, hérité de la tradition cartésienne, qui prétend pouvoir concevoir rationnellement les institutions sociales. Il lui oppose un rationalisme critique ou évolutionniste, reconnaissant les limites fondamentales de la connaissance humaine. Pour Hayek, les sociétés complexes n’ont pas émergé grâce à des législateurs omniscients, mais par l’action de forces spontanées issues des interactions entre millions d’individus poursuivant leurs propres objectifs. Ces ordres spontanés, à l’image du marché, permettent la coordination d’actions humaines sans contrainte centralisée. Hayek distingue le « nomos » (le droit de la liberté) du « thesis » (la loi du législateur), et soutient que le premier précède et surpasse le second. Il insiste sur l’importance du droit comme cadre permettant l’émergence d’un ordre social harmonieux sans imposer de finalités collectives.
Le deuxième volume, « Le mirage de la justice sociale » (1976), constitue une réfutation systématique du concept de justice sociale. Hayek affirme que cette notion, lorsqu’appliquée aux résultats d’un ordre spontané comme le marché, s’avère dénuée de sens. Dans une catallaxie (ordre spontané du marché), les résultats ne sont ni justes ni injustes puisqu’ils ne résultent pas d’intentions délibérées mais d’innombrables actions individuelles. Il démonte l’idée selon laquelle la société pourrait être organisée pour atteindre une distribution particulière des richesses jugée « juste ». Une telle entreprise nécessiterait un pouvoir coercitif incompatible avec une société libre et conduirait invariablement vers des formes de totalitarisme. Hayek ne rejette pas toute forme d’assistance sociale, mais distingue nettement la garantie d’un minimum vital de la quête illusoire d’une « répartition juste » selon des critères arbitraires. Il analyse comment les règles abstraites qui régissent les sociétés évoluées entrent en conflit avec les émotions héritées des sociétés tribales, créant une tension permanente dans nos démocraties modernes.
Le troisième volume, « L’ordre politique d’un peuple libre » (1979), se penche sur les défaillances des démocraties contemporaines et propose une refonte institutionnelle. Hayek déplore la confusion entre démocratie (méthode de sélection des gouvernants) et libéralisme (limitation du pouvoir gouvernemental). Il critique les démocraties illimitées où les majorités parlementaires, sous pression de coalitions d’intérêts organisés, outrepassent régulièrement les limites du pouvoir légitime. Pour remédier à ces dérives, il esquisse un modèle constitutionnel novateur, la « démarchie », comprenant deux assemblées aux fonctions strictement délimitées : une assemblée législative élaborant les règles générales de juste conduite, et une assemblée gouvernementale gérant l’administration quotidienne. La première serait composée de citoyens âgés de 45 ans, élus pour quinze ans et non rééligibles, garantissant ainsi leur indépendance vis-à-vis des pressions électorales. Hayek redéfinit également les limites légitimes de l’action gouvernementale, distinguant le secteur public nécessaire des intrusions injustifiées dans l’ordre du marché. L’épilogue, « Les trois sources des valeurs humaines », s’intéresse à l’origine évolutive des normes sociales, réfutant tant les conceptions innéistes que constructivistes.
À travers cette œuvre monumentale, Hayek bâtit une défense cohérente de la société libérale face aux menaces du constructivisme social et du totalitarisme. Sa critique de la présomption fatale des planificateurs, qui croient pouvoir refaçonner la société selon leurs desseins, demeure l’une des démonstrations les plus complètes des limites inhérentes à toute ingénierie sociale. La question centrale qui traverse l’ouvrage reste celle de la conciliation entre ordre social, liberté individuelle et limitation du pouvoir dans un monde caractérisé par la dispersion fondamentale de l’information et les limites de la connaissance humaine.
Autour du livre
La rédaction de « Droit, législation et libertés » a requis quinze à vingt années de travail, principalement lorsque Hayek enseignait à l’Université de Fribourg-en-Brisgau. Contrairement à « La route de la servitude », ce triptyque ne s’adresse pas au grand public. Il marque l’aboutissement de la pensée hayékienne développée dans ses travaux antérieurs, notamment « La Constitution de la liberté ». Publié initialement en trois volumes distincts (1973, 1976, 1979), le livre a été réédité en 2007 aux Presses Universitaires de France en un seul volume sous la coordination de Philippe Nemo.
Si certaines critiques pointent la densité et l’abstraction de l’écriture, jugée « plus répétitive que Hegel et plus aride que Kant », l’influence intellectuelle de l’ouvrage demeure considérable. La radicalité de sa critique de la justice sociale a suscité de vives controverses, notamment parce qu’Hayek qualifie ce concept de « totalement dépourvu de sens » et de « superstition quasi-religieuse ». Pourtant, même ses détracteurs reconnaissent la cohérence de sa vision et la pertinence de sa défense des ordres spontanés face aux tentations constructivistes. Récompensé par le Prix Nobel d’économie en 1974, pendant la rédaction de cette œuvre, Hayek a profondément marqué la pensée libérale contemporaine avec ce qu’il considérait lui-même comme sa contribution intellectuelle majeure.
« Droit, législation et libertés » a inspiré plusieurs générations d’économistes et de philosophes politiques, comme en témoigne son influence sur des intellectuels comme Robert Nozick ou Steven Pinker. Sa critique des excès de la social-démocratie et sa défense des libertés individuelles face à l’État continuent d’alimenter les débats contemporains sur les limites du pouvoir et l’organisation optimale des sociétés.
Aux éditions PUF ; 960 pages.