Christopher Isherwood naît le 26 août 1904 dans une famille aisée du Cheshire, en Angleterre. Fils d’un officier tué pendant la Première Guerre mondiale, il fait ses études à St. Edmund’s où il rencontre W. H. Auden, qui devient un ami proche. Il poursuit ses études à Cambridge mais quitte l’université sans diplôme en 1925.
En 1929, Isherwood s’installe à Berlin, attiré par la liberté sexuelle de la République de Weimar. Dans la capitale allemande, il enseigne l’anglais et fréquente le milieu artistique bohème. Il y rencontre Jean Ross, qui inspire son célèbre personnage de Sally Bowles, et vit une histoire d’amour avec un jeune Allemand, Heinz Neddermeyer. L’arrivée au pouvoir des nazis en 1933 le force à quitter Berlin.
En 1939, Isherwood émigre aux États-Unis et s’installe en Californie. Il travaille comme scénariste à Hollywood et se convertit à la philosophie Vedānta. Le tournant de sa vie survient en 1953 lorsqu’il rencontre Don Bachardy, un jeune artiste avec qui il partagera sa vie jusqu’à sa mort. Leur relation, malgré la différence d’âge, devient un modèle de couple gay assumé dans le milieu artistique californien.
Tout au long de sa carrière, Isherwood publie des romans importants comme « Adieu à Berlin » (1939), qui inspirera plus tard la comédie musicale « Cabaret », ou « Un homme au singulier » (1964). Il continue d’écrire et de donner des conférences sur le Vedānta jusqu’à ce qu’un cancer de la prostate l’emporte le 4 janvier 1986 à Santa Monica.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. Mr. Norris change de train (roman, 1935)
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Résumé
Berlin, 1931. William Bradshaw, un jeune Anglais qui donne des cours de langue pour subsister, rencontre dans un train Arthur Norris, un compatriote d’âge mûr arborant une perruque mal ajustée. Nerveux à l’approche de la frontière allemande, ce personnage intrigant éveille la curiosité de Bradshaw qui, malgré les mises en garde de ses amis, se lie d’amitié avec lui.
Au fil de leurs rencontres, Bradshaw perce peu à peu le mystère qui entoure Norris. Sous ses airs de gentleman anglais désargenté se cache un individu aux multiples facettes : masochiste qui s’offre les services d’une dominatrice, membre actif du parti communiste – une affiliation dangereuse dans l’Allemagne où Hitler monte en puissance – et homme d’affaires engagé dans des transactions douteuses avec son tyrannique secrétaire Schmidt.
Lorsque Norris revient à Berlin après une absence, ses finances semblent s’être améliorées. Il implique alors Bradshaw dans une machination visant à piéger un aristocrate, le baron Pregnitz. Mais Ludwig Bayer, un dirigeant communiste, révèle bientôt à Bradshaw la vérité : son ami est un espion au service des Français, surveillé tant par les communistes que par la police allemande.
Les événements s’accélèrent après l’incendie du Reichstag. Dans une ville désormais dominée par la peur, où les opposants politiques sont éliminés, Bradshaw réalise l’ampleur du danger qui les menace. Pourra-t-il sauver Norris de ses propres intrigues avant que les nazis ne les rattrapent ?
Autour du livre
Isherwood avait initialement envisagé un projet plus ambitieux intitulé « The Lost » (en allemand « Die Verlorenen »), un titre aux multiples significations : ceux qui ont perdu leur chemin (les Allemands égarés par Hitler) ; les condamnés (comme le personnage de Bernard Landauer) ; les marginaux sociaux. En 1934, alors qu’il séjourne aux îles Canaries avec son compagnon Heinz Neddermayer, Isherwood entreprend l’écriture du roman. Il décide finalement de réduire considérablement son projet initial en abandonnant plusieurs personnages comme Sally Bowles, les Nowaks et les Landauers pour se concentrer exclusivement sur Mr Norris. Il compare cet élagage à « une opération chirurgicale séparant des jumeaux siamois, libérant Norris de l’étreinte de ses frères et sœurs ». Le roman est achevé le 12 août 1934.
Le personnage de William Bradshaw constitue un alter ego transparent d’Isherwood, qui emprunte ses deux noms du milieu (Christopher William Bradshaw Isherwood). L’auteur choisit délibérément de faire de son narrateur un simple observateur, sans révéler son homosexualité, afin que le lecteur moyen puisse s’identifier à lui et que l’attention reste focalisée sur Norris. Quant à Arthur Norris, il s’inspire directement de Gerald Hamilton, figure réelle complexe qui fut emprisonné pour vol, banqueroute et atteinte aux mœurs. Ce personnage historique, qui trafiqua des armes pour l’IRA, partagea un appartement avec Aleister Crowley et sympathisa avec les communistes, publia d’ailleurs ses mémoires sous le titre « Mr Norris and I », avec une préface d’Isherwood.
« Mr. Norris change de train » offre un témoignage précieux sur Berlin à l’aube du Troisième Reich. À travers ses descriptions précises des rues peuplées de drapeaux nazis, des cafés où l’on discute politique et des tensions grandissantes entre communistes et nationaux-socialistes, Isherwood saisit l’atmosphère particulière de cette période charnière. « Notre rue semblait tout à fait gaie quand on y entrait et qu’on voyait les drapeaux noir-blanc-rouge pendant immobiles aux fenêtres contre le ciel bleu du printemps ». Il capte avec tact la montée d’une « épidémie discrète de peur contagieuse » qui s’empare progressivement de la ville. Le roman, publié en 1935, constitue ainsi l’un des premiers témoignages littéraires occidentaux sur la montée du nazisme.
La critique accueillit favorablement ce roman lors de sa publication. The Guardian l’a depuis inscrit dans sa liste des 1000 romans que chacun devrait lire, tandis que le Time Magazine a classé les « Berlin Stories » (qui regroupent « Mr. Norris change de train » et « Adieu à Berlin ») parmi les 100 meilleurs romans anglophones publiés entre 1923 et 2005, louant ces « instantanés du Berlin des années 1930, où des expatriés insouciants dansent et font la fête toujours plus intensément, comme si cela pouvait les protéger du nazisme montant ». Paradoxalement, Isherwood lui-même a fini par désavouer son œuvre, la jugeant superficielle et malhonnête. Dans son introduction aux mémoires de Gerald Hamilton en 1956, il écrit : « Ce qui me répugne maintenant dans Mr Norris, c’est son manque de cœur. C’est un conte de fées sans cœur sur une ville réelle où des êtres humains souffraient des misères de la violence politique et de la quasi-famine. »
Le livre a été adapté en 1985 pour BBC Radio 4, et l’acteur David March remporta un Radio Academy Award pour sa performance dans le rôle de Mr Norris. Par ailleurs, les deux romans berlinois d’Isherwood, « Mr. Norris change de train » et « Adieu à Berlin », ont servi d’inspiration à la célèbre comédie musicale « Cabaret » créée dans les années 1960, qui fit l’objet d’une adaptation cinématographique en 1972 avec Liza Minnelli dans le rôle de Sally Bowles.
Aux éditions GRASSET ; 279 pages.
2. Adieu à Berlin (roman, 1939)
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Résumé
Berlin, 1930-1933. Christopher Isherwood, jeune écrivain anglais venu donner des cours particuliers, s’installe dans une pension tenue par Fräulein Schroeder. Il adopte la posture d’un observateur distant : « Je suis une machine photographique avec l’objectif ouvert, tout à fait passive, qui enregistre et ne pense pas. »
Dans cette ville en crise économique, il fait la connaissance de Sally Bowles, chanteuse médiocre de cabaret aux ongles verts, qui survit grâce à ses riches amants. Il rencontre également les Landauer, famille juive aisée propriétaire d’un grand magasin, et loge temporairement chez les Nowak, famille ouvrière confrontée à la misère. Sur l’île de Rügen, il observe la relation tumultueuse entre Peter, un Anglais dépressif, et Otto, un adolescent bisexuel de 16 ans.
À mesure que les mois passent, la montée du nazisme transforme la ville : violences dans les rues, boycott des magasins juifs, arrestations. Le cousin de Natalia Landauer est assassiné par des militants nazis. Face à la menace grandissante, Isherwood doit décider s’il reste dans cette ville qu’il aime mais qui devient chaque jour plus dangereuse.
Autour du livre
« Adieu à Berlin » émane directement des journaux intimes que Christopher Isherwood a tenus lors de son séjour berlinois entre 1929 et 1933. Il envisageait initialement un ambitieux roman épique intitulé « The Lost », mais il a finalement opté pour une structure plus fragmentée, qu’il jugeait mieux adaptée à ces « esquisses et journaux quotidiens courts et colorés qui n’étaient que faiblement connectés les uns aux autres ». Ces textes autobiographiques, publiés en 1939, constituent une chronique d’une période charnière où la République de Weimar agonise tandis que le nazisme gagne inexorablement du terrain.
Le livre saisit avec une acuité remarquable ce moment de bascule historique. Isherwood ne se contente pas de décrire la frivolité des cabarets berlinois et la vie nocturne débridée, il capte également les signaux annonciateurs de la catastrophe à venir. Les tensions sociales, la misère croissante, la peur et la violence politique infiltrent progressivement son récit. Particulièrement saisissant est ce passage où Frau Nowak, malgré ses propos antisémites occasionnels, affirme : « On ne chasserait jamais les juifs du quartier. » Cette naïveté tragique illustre comment beaucoup d’Allemands n’ont pas mesuré la menace que représentait véritablement le nazisme jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Ce que le narrateur résume magistralement dans les dernières pages : « Des milliers de personnes comme Fräulein Schroeder s’acclimatent. De toute façon, quel que soit le gouvernement, elles sont condamnées à vivre dans cette ville. »
La critique a largement salué « Adieu à Berlin » dès sa parution. Anne Margaret Angus a loué la capacité d’Isherwood à retranscrire le désespoir grandissant des Berlinois, « avec leur émotivité fébrile » et « leur attachement désespéré aux plaisirs de l’instant présent. » George Orwell, bien qu’il préférât le précédent roman d’Isherwood, a néanmoins reconnu de « brillantes esquisses d’une société en décomposition. » Il a notamment relevé que « la chose surprenante n’est pas qu’Hitler soit arrivé au pouvoir, mais qu’il n’y soit pas parvenu plusieurs années plus tôt. » Le Time Magazine a consacré « The Berlin Stories » (qui regroupent « Mr. Norris change de train » et « Adieu à Berlin ») parmi les 100 meilleurs romans de langue anglaise du XXe siècle, les qualifiant de « parfaits instantanés du Berlin des années 1930 ».
« Adieu à Berlin » a d’abord été transposé au théâtre par John Van Druten sous le titre « I Am a Camera » en 1951, avec Julie Harris incarnant Sally Bowles, rôle qui lui valut son premier Tony Award. Une adaptation cinématographique homonyme suivit en 1955. Mais c’est surtout la comédie musicale « Cabaret » créée en 1966, puis son adaptation cinématographique en 1972 par Bob Fosse, avec Liza Minnelli dans le rôle de Sally Bowles, qui a véritablement immortalisé le roman. Le film remporta huit Oscars et contribua à fixer dans l’imaginaire collectif l’atmosphère du Berlin de l’entre-deux-guerres. Isherwood se montra toutefois critique envers cette adaptation, estimant qu’elle présentait l’homosexualité de manière négative et transformait son alter ego littéraire en personnage bisexuel, ce qui trahissait son intention originale.
Aux éditions GRASSET ; 288 pages.
3. Un homme au singulier (roman, 1964)
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Résumé
En Californie du Sud, en 1962, peu après la crise des missiles de Cuba, George, un professeur anglais d’une cinquantaine d’années, enseigne la littérature dans une université de Los Angeles. Il traverse son quotidien comme un automate depuis la mort récente de Jim, son compagnon avec qui il a partagé seize ans de sa vie. Chaque matin, il endosse un masque pour dissimuler son homosexualité dans une Amérique où sa différence n’est pas acceptée.
Le roman suit George durant une seule journée, de son réveil à son coucher. Il donne un cours à l’université, où il discute avec Kenny, un étudiant qui s’intéresse particulièrement à lui. Il visite ensuite Doris, l’ex amante de Jim, mourante à l’hôpital. Le soir, George dîne avec Charlotte, une compatriote anglaise esseulée qui nourrit des sentiments pour lui malgré la connaissance de son orientation. Plus tard, dans un bar, il retrouve Kenny par hasard. Les deux hommes nagent nus dans l’océan, puis se rendent chez George pour continuer à boire et à discuter du sens de la vie, tandis que des sentiments ambigus s’installent.
Autour du livre
Publié en 1964, « Un homme au singulier » est considéré comme l’œuvre maîtresse de Christopher Isherwood. Lui-même affirmait que ce roman était le seul où il avait fait exactement ce qu’il voulait sans jamais perdre le contrôle de son écriture. À la question de savoir si l’œuvre était autobiographique, Isherwood répondait par l’affirmative, tout en précisant que s’il avait vécu la vie du personnage principal, il aurait été très malheureux, ce qu’il n’était pas.
Isherwood signe ici un portrait saisissant de la solitude et de l’aliénation dans l’Amérique des années 1960. Il innove par son traitement de l’homosexualité, présentée sans sensationnalisme ni jugement moral, à une époque où celle-ci était encore considérée comme un crime dans de nombreux États américains et pouvait conduire à l’internement psychiatrique. À travers la journée de George, Isherwood dissèque la société de consommation américaine et ses conformismes, tout en abordant des thèmes universels comme le deuil, la vieillesse ou la mort. George incarne parfaitement la figure de l’étranger sur plusieurs plans : homosexuel dans une société hétéronormative, Anglais en Californie, intellectuel vieillissant face à une jeunesse insouciante.
La structure temporelle du roman – une journée dans la vie d’un homme – permet à Isherwood d’approfondir la psychologie de son personnage grâce à un usage brillant du monologue intérieur. George oscille constamment entre sa vie publique, où il porte un « maquillage psychologique » pour jouer son rôle social, et ses pensées intimes où s’expriment sa mélancolie et sa révolte. Cette dichotomie entre apparence et réalité constitue la colonne vertébrale du récit et illustre la condition des minorités invisibles dans l’Amérique des années 1960.
Edmund White a qualifié « Un homme au singulier » « d’une des premières et des meilleures œuvres du mouvement moderne de libération gay », tandis qu’Anthony Burgess y voyait « un témoignage de l’indéniable éclat d’écrivain d’Isherwood ».
En 2009, le styliste Tom Ford a réalisé sa première œuvre cinématographique en adaptant « Un homme au singulier » avec Colin Firth dans le rôle de George, Julianne Moore dans celui de Charlotte et Nicholas Hoult incarnant Kenny. Si Ford a pris quelques libertés avec l’intrigue originale, le film a reçu un accueil critique chaleureux et plusieurs nominations prestigieuses. Colin Firth a notamment remporté la Coupe Volpi du meilleur acteur au Festival de Venise et a été nommé aux Oscars pour sa performance. Le film a également été nommé à trois Golden Globes : meilleur acteur dans un drame, meilleure actrice dans un second rôle et meilleure musique de film.
Aux éditions GRASSET ; 184 pages.
4. Christopher et son monde (récit autobiographique, 1976)
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Résumé
Dans « Christopher et son monde », Christopher Isherwood revient sur une décennie de sa vie, de 1929 à 1939. Le récit commence lorsque Christopher, jeune écrivain britannique de vingt-cinq ans, quitte l’Angleterre pour rendre visite à son ami Wystan Auden à Berlin. Ce qui ne devait constituer qu’un bref séjour se mue rapidement en une installation permanente. La capitale allemande du crépuscule de la République de Weimar exerce sur lui une attraction irrésistible, principalement en raison de sa scène homosexuelle florissante. En 1929, Christopher arrive dans une ville où les relations entre hommes demeurent illégales, mais où la répression s’avère presque inexistante. Le Reichstag envisage même alors de légaliser les actes sexuels entre adultes consentants.
Pour subsister, Christopher dispense des cours d’anglais. Parmi ses élèves figure Wilfrid Landauer, riche propriétaire juif d’un grand magasin, qui le conjure de prendre position contre la montée du nazisme. Christopher, se considérant avant tout comme un artiste, décline initialement. Il fréquente les bars clandestins où se retrouve la communauté homosexuelle, noue des relations avec des garçons de Berlin, s’immerge dans cette culture underground et commence à écrire ce qui deviendra plus tard ses célèbres romans berlinois.
Cependant, le krach boursier américain et les incertitudes économiques qui en découlent assombrissent l’atmosphère. En 1933, l’ascension d’Hitler au pouvoir transforme radicalement le visage de la ville. Les persécutions s’intensifient, visant tant les entrepreneurs juifs comme Landauer que les homosexuels. La demeure de Landauer est saccagée par les nazis qui organisent également un boycott contre son commerce. Lors de leur dernière rencontre, leurs regards se croisent tristement par-dessus un bûcher de livres que les nazis s’emploient à brûler.
Christopher quitte alors l’Allemagne, mais y retourne bientôt pour retrouver Heinz Neddermeyer, un jeune Allemand dont il tombe éperdument amoureux. Face à la menace grandissante du régime nazi, le couple entame une odyssée à travers l’Europe. Christopher s’efforce désespérément de soustraire Heinz à la conscription militaire allemande et aux persécutions contre les homosexuels. Ils voyagent inlassablement, tentant par tous les moyens de modifier la nationalité de Heinz pour lui garantir la sécurité. Malgré leurs efforts, toutes leurs tentatives échouent.
Le couple finit par se séparer. En 1938, Christopher se rend en Égypte, puis gagne les États-Unis l’année suivante. Ce pays deviendra sa résidence permanente jusqu’à la fin de sa vie. À travers ce récit autobiographique, Isherwood ne se contente pas de narrer ses seules aventures : il dresse le portrait d’une époque charnière, où les libertés individuelles, si brièvement célébrées dans le Berlin des années folles, s’effondrent brutalement sous la botte nazie. Au cœur de ce témoignage historique palpite l’histoire d’un amour impossible, celui de Christopher et Heinz, broyé par les forces de l’Histoire.
Autour du livre
Isherwood décide vers la fin de sa vie qu’il a l’obligation morale de revenir sur l’autocensure qui marquait ses premiers romans, notamment l’effacement de toute allusion à son homosexualité. Dans « Christopher et son monde », publié en 1976 à l’âge de 72 ans, il révèle enfin la vérité derrière ses œuvres de fiction comme « Adieu à Berlin » (1939). Ce mémoire constitue sa contribution à la libération homosexuelle ; il y affirme que son orientation, loin d’être une honte marginale à supprimer, représente un élément central de son développement humain et créatif.
L’originalité narrative de ces mémoires réside dans le dédoublement d’Isherwood, qui parle de son moi passé à la troisième personne (« Christopher ») tout en intervenant occasionnellement à la première personne (« je ») pour commenter, avec le recul des années, les actions et pensées de sa jeunesse. Cette technique lui permet de porter un regard lucide, parfois critique, sur son comportement d’alors, avec une distance qui facilite la confession de moments intimes ou embarrassants. Il parvient ainsi à démêler l’écheveau entre ses œuvres de fiction et la réalité qu’elles masquaient partiellement.
Le livre contient des passages sur l’Institut de sexologie de Magnus Hirschfeld à Berlin, centre de recherche pionnier sur l’homosexualité et la transidentité, dont les archives furent détruites lors des autodafés nazis. Il nous plonge également dans les cercles littéraires britanniques des années 1930, avec des portraits d’écrivains comme W. H. Auden, Stephen Spender ou E. M. Forster, ce dernier ayant confié à Isherwood le manuscrit de son roman homosexuel « Maurice » bien avant sa publication posthume. Ces fragments d’histoire littéraire et culturelle s’entremêlent aux souvenirs personnels pour former une chronique à la fois intime et historique.
Peter Stansky note que ces mémoires dévoilent un Isherwood « beaucoup moins engagé politiquement que la légende ne le laissait croire », le décrivant comme un hédoniste politiquement indifférent dont la vision du monde se rapprochait étrangement de celle de son personnage fictif, Sally Bowles. D’autres lecteurs soulignent tantôt l’aspect « picaresque » du récit, tantôt son caractère « expressionniste », notamment dans la description de la clinique de Magnus Hirschfeld. Les critiques contemporains saluent généralement la candeur avec laquelle Isherwood aborde sa sexualité, tout en notant parfois une certaine froideur émotionnelle dans sa narration distanciée.
« Christopher et son monde » a fait l’objet d’une adaptation télévisuelle en 2011 par la BBC, réalisée par Geoffrey Sax. Le film met en vedette Matt Smith dans le rôle d’Isherwood et Imogen Poots interprétant Jean Ross (qui inspira le personnage de Sally Bowles). Si l’adaptation prend certaines libertés avec la réalité historique – en réunissant notamment des personnages qui ne se sont peut-être jamais rencontrés – elle reste fidèle à l’esprit du livre et bénéficie d’un casting remarquable. Matt Smith livre une performance convaincante en capturant avec justesse les manières d’Isherwood et en incarnant de façon crédible un homme homosexuel des années 1930.
Aux éditions FAYARD ; 416 pages.