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Bruce Chatwin en 2 récits de voyage – Notre sélection

Bruce Chatwin naît le 13 mai 1940 à Sheffield, en Angleterre. Son enfance est marquée par de fréquents déménagements pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que son père sert dans la Marine. Il fait ses études au Marlborough College où, bien que peu brillant académiquement, il se découvre une passion pour la littérature.

À 18 ans, il entre chez Sotheby’s comme porteur. Son œil affûté et ses connaissances en art le font rapidement progresser jusqu’au poste d’expert en art impressionniste. Mais des problèmes de vue l’obligent à quitter son emploi en 1966. Il entreprend alors des études d’archéologie à l’université d’Édimbourg, qu’il abandonne au bout de deux ans.

En 1972, il devient journaliste pour le Sunday Times Magazine. C’est lors d’une interview avec la designeuse irlandaise Eileen Gray qu’il découvre une carte de la Patagonie qui éveille sa curiosité. En 1974, il part pour cette région et en tire son premier livre, « En Patagonie » (1977), qui établit sa réputation d’écrivain voyageur.

S’ensuivent plusieurs œuvres majeures : « Le vice-roi de Ouidah » (1980), « Les jumeaux de Black Hill » (1982), et « Le Chant des pistes » (1987), dans lesquelles il développe sa fascination pour le nomadisme et les aborigènes d’Australie. Son dernier roman, « Utz » (1988), est sélectionné pour le Booker Prize.

Atteint du SIDA, Chatwin meurt à Nice le 18 janvier 1989. Selon ses vœux, ses cendres sont dispersées près d’une église orthodoxe à Kardamýli, en Grèce. Son œuvre, qui conjugue récit de voyage, fiction et réflexion sur le nomadisme, a sensiblement influencé la littérature de voyage contemporaine.

Voici notre sélection de ses récits de voyage majeurs.


1. En Patagonie (1977)

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Résumé

Dans les années 1940, durant la Seconde Guerre mondiale, le jeune Bruce Chatwin séjourne chez ses grands-parents paternels. Il découvre dans leur cabinet de curiosités un étrange morceau de peau que sa grand-mère lui présente comme un fragment de « brontosaure ». Ce spécimen, envoyé par Charles Amherst Milward, cousin de sa grand-mère, provient d’une grotte chilienne en Patagonie. Cette relique, bien qu’ensuite perdue, imprègne l’imagination de Chatwin et façonne ses aspirations futures.

En 1974, après avoir travaillé comme conseiller artistique pour le Sunday Times Magazine et interviewé de nombreuses personnalités dont l’architecte nonagénaire Eileen Gray, Chatwin démissionne subitement pour réaliser son vieux rêve. Il s’envole pour Lima au Pérou, puis atteint la Patagonie en décembre. Sa quête officielle : retrouver un fragment similaire à celui qui avait tant marqué son enfance.

Son parcours commence à Buenos Aires, qu’il décrit comme une ville aux « avenues pas tout à fait droites ». Il s’aventure ensuite vers le sud de l’Argentine, traverse la région du Río Negro où il rencontre des descendants de colons gallois. Ces derniers, note-t-il avec ironie, « ont choisi la Patagonie pour son isolement absolu et son climat atroce ; ils ne voulaient pas s’enrichir ».

Chatwin ne suit aucun itinéraire conventionnel. Il progresse par auto-stop, emprunte des camions délabrés, marche sur des kilomètres de routes poussiéreuses, dort souvent chez l’habitant ou dans des granges. Cette méthode lui permet d’accumuler anecdotes et rencontres singulières. Il fait par exemple la connaissance d’un jeune pianiste prodige à Gaimán, « un garçon mince et nerveux au visage exsangue et aux yeux qui pleuraient dans le vent ».

Au fil de son périple, le voyageur anglais s’intéresse particulièrement aux marginaux venus des quatre coins du monde pour s’établir dans ce territoire hostile. Il documente les communautés de Russes, d’Italiens, d’Allemands et même d’Iraniens qui ont recréé en Patagonie des fragments de leurs cultures d’origine.

Chatwin consacre plusieurs chapitres à l’histoire tumultueuse de Butch Cassidy et du Sundance Kid, ces hors-la-loi américains qui tentèrent de se reconvertir comme rancheros en Patagonie avant de reprendre leurs activités de braqueurs. Il joue au détective pour démêler la vérité des mythes entourant leur fin tragique.

Son voyage le conduit dans des paysages extrêmes, des plaines désertiques balayées par un vent incessant aux montagnes escarpées. Il traverse la frontière chilienne et visite Puerto Natales avant d’atteindre son objectif final : la Cueva del Milodón, où Milward avait découvert les restes de l’animal préhistorique. C’est là que Chatwin apprend que le soi-disant « brontosaure » était en réalité un mylodon, un paresseux géant du Pléistocène.

À Ushuaia, « la ville la plus méridionale du monde », il observe les « habitants au visage bleuâtre » qui « regardaient les étrangers sans aménité ». Il s’aventure jusqu’à Punta Arenas, où il recueille des témoignages sur les révoltes ouvrières et les mouvements anarchistes qui ont secoué la région au début du XXe siècle.

Tout au long de son récit, Chatwin entremêle ses observations avec des digressions historiques sur les explorateurs comme Magellan et Darwin, les missionnaires, les naturalistes et les pionniers qui ont contribué à façonner cette région. Il s’intéresse particulièrement aux peuples autochtones comme les Yagans (Yámanas), dont il parvient à rencontrer les derniers survivants, et les Araucans (Mapuches), qui évoquent leur résistance face à la colonisation et leur disparition progressive.

Sa quête culmine lorsqu’il parvient finalement à obtenir son propre morceau de peau de mylodon, bouclant ainsi la boucle commencée dans son enfance et donnant un sens à ce périple de six mois aux confins du monde.

Autour du livre

« En Patagonie » naît d’une double impulsion : un souvenir d’enfance tenace et une conversation décisive. En 1972, alors conseiller artistique pour le Sunday Times Magazine, Chatwin interviewe l’architecte et designer Eileen Gray, âgée de 93 ans. Dans son salon parisien, il remarque une carte de la Patagonie peinte par la nonagénaire. « J’ai toujours voulu y aller » lui confie-t-il. « Moi aussi » répond-elle. « Allez-y pour moi. » Cette rencontre catalyse un désir qui germait depuis l’enfance, lorsque le jeune Bruce contemplait cette mystérieuse peau dans la vitrine de ses grands-parents. Deux ans plus tard, il prend la route avec une phrase qui deviendra culte : « Je suis parti en Patagonie », message laconique adressé à son rédacteur en chef pour justifier son absence.

La structure narrative d’ « En Patagonie » rompt résolument avec les conventions du récit de voyage. Chatwin fragmente son texte en 97 parties, certaines ne dépassant pas un court paragraphe. Cette mosaïque reflète l’un des thèmes centraux du livre : l’errance, le nomadisme. L’auteur lui-même qualifiait son livre de « parodie de voyage d’émerveillement » où « le narrateur se rend dans un pays lointain à la recherche d’un animal étrange ; en chemin, il se retrouve dans des situations insolites, des gens ou d’autres livres lui racontent d’étranges histoires qui, additionnées, forment un message. » Ce message, jamais explicitement formulé, semble concerner cette « inquiétude » fondamentale qui pousse l’humain à se déplacer sans cesse.

Ce qui constitue la sève du livre n’est pas tant la description des paysages que celle des individus qui les habitent. Chatwin raconte avec brio les exilés, les marginaux et les excentriques qui peuplent cette terre lointaine. Sous sa plume surgit « un groupe de gauchos ivres » mené par « un voyou décharné en bombachas noires et chemise noire ouverte jusqu’au nombril ».

Dès sa publication en 1977, « En Patagonie » fait sensation. Le New York Times le qualifie de « petit chef-d’œuvre de voyage, d’histoire et d’aventure ». Il reçoit le prestigieux Hawthornden Prize ainsi que l’E. M. Forster Award de l’American Academy of Arts and Letters. Nicholas Murray, l’un des biographes de Chatwin, le considère comme « l’un des récits de voyage anglais d’après-guerre les plus originaux ». Graham Greene le compte parmi ses livres de voyage préférés tandis que Paul Theroux en fait son « livre de l’année ».

Pourtant, cette consécration s’accompagne de controverses. Des habitants de la région contredisent certains épisodes relatés par Chatwin, l’accusant d’avoir romancé ou déformé les faits. L’auteur lui-même admettra avoir réarrangé des événements et fusionné des personnages. Certains lui reprochent également une attitude condescendante, un goût pour le sensationnalisme et une inclination à dénaturer les faits pour servir son récit, tandis que d’autres personnes évoquées dans le livre souffriront pendant des années d’avoir été insuffisamment anonymisées.

Malgré ces litiges, l’influence du livre s’avère considérable. Il a non seulement revitalisé le genre du récit de voyage, mais a également suscité un intérêt renouvelé pour la Patagonie chez des générations de voyageurs. Comme l’écrit Nicholas Shakespeare, « une génération de routards » a suivi ses pas. Il continue d’inspirer écrivains et voyageurs, comme Ondine Cohane qui confie dans le New York Times avoir désiré visiter la Patagonie depuis sa première lecture de Chatwin au lycée, lecture qui l’a attirée « à la fois vers ce lieu et, dans une large mesure, vers le métier d’écrivain de voyage ».

Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 336 pages.


2. Le Chant des pistes (1987)

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Résumé

Dans « Le Chant des pistes » (1987), Bruce Chatwin nous emmène en Australie où il entreprend un périple pour comprendre les traditions aborigènes. Son récit commence à Alice Springs, petite ville isolée au centre du continent, où il rencontre Arkady Volchok, fils d’un immigré russe cosaque. Ce dernier travaille pour une compagnie ferroviaire qui projette de construire une ligne de 1500 kilomètres entre Alice Springs et Darwin. Sa mission consiste à identifier les sites considérés comme sacrés par les aborigènes pour éviter que l’infrastructure moderne ne les endommage.

Chatwin et Arkady sillonnent ensemble l’Outback australien à bord d’un Toyota Land Cruiser. Ils rencontrent différentes communautés indigènes ainsi que des personnages hauts en couleur peuplant ces territoires reculés : anciens missionnaires, artistes, militants pour les droits fonciers aborigènes, policiers, propriétaires terriens, tous confrontés aux réalités complexes de la cohabitation entre culture traditionnelle et modernité occidentale.

Leur périple permet à Chatwin de s’immerger dans l’univers des « songlines » (chants des pistes), concept fondamental de la culture aborigène que même les anthropologues peinent à expliquer clairement. Ces itinéraires invisibles sillonnent tout le territoire australien et sont ancrés dans le mythe fondateur aborigène. Chatwin apprend que selon cette tradition, aux origines du monde, durant la période sacrée dite du « Temps du rêve », les êtres ancestraux ont marché à travers le pays. À chaque pas, ils nommaient en chantant les éléments qu’ils croisaient — collines, rivières, arbres, rochers — donnant ainsi naissance au monde tel qu’il existe aujourd’hui.

La particularité de ces chants tient à leur double nature : ils constituent simultanément des récits mythologiques et des guides topographiques d’une précision remarquable. Chatwin observe comment chaque aborigène reçoit en héritage un segment particulier d’un chant, lequel correspond exactement à une portion de territoire. « Un chant était à la fois une carte et un topo-guide » note-t-il. La mélodie elle-même, par ses variations tonales, ses rythmes et ses pauses, reproduit fidèlement les caractéristiques physiques du paysage. C’est pourquoi, fait stupéfiant que Chatwin relève, un aborigène peut interpréter le chant d’une tribu dont il ne comprend pas la langue : la structure musicale suffit à lui révéler la géographie décrite. Ces chants-territoires forment un système complet incluant droits fonciers, obligations sociales et loi sacrée — une conception radicalement différente de la propriété occidentale.

Dans la seconde partie du livre, des pluies torrentielles isolent Chatwin dans un village aborigène reculé. Confiné, il se plonge dans ses carnets de notes accumulés au cours de ses voyages précédents en Afrique, en Chine, en Iran et en Mauritanie. Ses réflexions établissent des liens entre l’expérience australienne et d’autres cultures nomades qu’il a étudiées. Il élabore alors une théorie anthropologique : l’homme serait fondamentalement un être nomade ; la sédentarisation serait une déviation récente de notre évolution ayant engendré conflits et violence.

À travers des anecdotes et des rencontres, Chatwin témoigne également des conditions difficiles des aborigènes contemporains : problèmes d’alcoolisme, chômage, perte d’identité culturelle, luttes pour la reconnaissance de leurs droits territoriaux. Il observe comment l’art aborigène, notamment la peinture, est à la fois un moyen de préserver la mémoire des songlines et une marchandise convoitée par les galeries occidentales.

Le périple s’achève sur une note mélancolique avec la mort de trois aborigènes, symbole du déclin progressif de cette culture millénaire. Pourtant, Chatwin laisse entrevoir l’espoir que le « chant des pistes » puisse survivre grâce aux efforts de personnes comme Arkady, déterminées à préserver ce patrimoine immatériel unique – témoignage d’une époque où l’homme vivait en harmonie avec une terre qu’il chantait au lieu de la posséder.

Autour du livre

Bruce Chatwin a effectué deux voyages en Australie, en 1983 et 1984, qui servirent de fondement au « Chant des pistes », publié en 1987. Durant sa seconde visite, il participa au Festival des écrivains d’Adélaïde où il intervint lors d’une conférence intitulée « Fait, Fiction, Vérité ? » – titre prémonitoire puisqu’il qualifiera plus tard son ouvrage de « fiction modifiée », brouillant délibérément les frontières entre réalité et invention. Ce livre constitue l’aboutissement d’un projet qu’il mûrissait depuis longtemps : écrire sur le nomadisme, thème auquel il avait déjà consacré des années de réflexion sous le titre provisoire « The Nomadic Alternative ».

À sa sortie, The New York Times évoque « le livre le plus courageux de Chatwin à ce jour », tout en soulignant la difficulté de l’entreprise consistant à représenter le rapport des aborigènes à leur terre. John Bayley, dans le London Review of Books, parle d’un ouvrage « mémorable » et le considère comme « un chef-d’œuvre » malgré les problèmes posés par la représentation d’une culture aussi différente. Rory Stewart, dans The New York Review of Books, estime que ce livre « a transformé le genre du récit de voyage », loue sa « concision » et son « érudition », reconnait son importance « profonde et durable » dans la littérature contemporaine.

« Le Chant des pistes » partage son inspiration avec le film documentaire « Le Pays où rêvent les fourmis vertes » (1984) de Werner Herzog, que Chatwin avait rencontré en Australie. L’expression « pays des enfants perdus », utilisée par Arkady dans le livre, sera reprise comme titre d’un ouvrage ultérieur de Peter Pierce paru en 1999, « The Country of Lost Children ». Ce livre reste aujourd’hui l’ouvrage le plus connu sur la culture aborigène disponible pour le grand public, et le livre le plus populaire de Bruce Chatwin, devenu référence dans la littérature de voyage.

Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 410 pages.

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