Paul Nizan naît le 7 février 1905 à Tours. Fils d’un ingénieur des chemins de fer, il fait ses études au lycée de Périgueux puis au lycée Henri-IV. Au lycée Louis-le-Grand, il rencontre Jean-Paul Sartre qui devient son meilleur ami. Reçu à l’École normale supérieure en 1924, il y fait également la connaissance de Raymond Aron.
D’abord attiré par le royalisme et brièvement par le fascisme, Nizan traverse une période d’indécision politique. En 1926, en proie à une dépression, il part comme précepteur à Aden au Yémen. À son retour, il adhère au Parti communiste français et épouse Henriette Alphen, avec qui il aura deux enfants.
Après son agrégation de philosophie en 1929, il enseigne à Bourg-en-Bresse. Il publie en 1931 « Aden Arabie », qui le fait connaître dans le milieu littéraire. Suivent « Les Chiens de garde » en 1932, pamphlet contre ses anciens maîtres, puis « Antoine Bloyé » en 1933. En 1934-1935, il séjourne en URSS et participe activement à la propagande soviétique. Son roman « La Conspiration » (1938) lui vaut le prix Interallié.
En août 1939, la signature du pacte germano-soviétique provoque sa rupture avec le PCF. Le 23 mai 1940, il meurt au combat à Recques-sur-Hem, lors de la bataille de Dunkerque, à l’âge de trente-cinq ans. Après sa mort, le PCF mène une campagne de dénigrement contre lui, le qualifiant de traître. Il faut attendre 1960 et la réédition d’ « Aden Arabie » préfacée par Sartre pour que s’amorce sa réhabilitation.
Critique littéraire prolifique, Nizan laisse près de huit cents articles publiés dans L’Humanité et Ce soir. Il est notamment l’un des premiers intellectuels français à s’intéresser à la jeune littérature américaine.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. Les Chiens de garde (essai pamphlétaire, 1932)
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Résumé
Dans « Les Chiens de garde », pamphlet paru en 1932, Paul Nizan s’attaque avec véhémence aux philosophes français les plus éminents de son époque. Le jeune philosophe communiste dresse un réquisitoire sans concession contre Henri Bergson, Émile Boutroux, Léon Brunschvicg et d’autres penseurs qu’il accuse de servir les intérêts de la bourgeoisie. Sa critique cible particulièrement leur philosophie idéaliste qui, selon lui, se contente d’énoncer des vérités générales sur l’homme tout en ignorant délibérément les conditions matérielles concrètes : la misère, la maladie, le chômage, les guerres.
En s’appuyant sur la notion marxiste de lutte des classes, Nizan démontre comment ces intellectuels, issus eux-mêmes de la bourgeoisie, perpétuent un système de pensée qui justifie et consolide les valeurs morales et socioéconomiques de leur classe sociale. Leur idéalisme philosophique les empêche, selon lui, d’analyser l’exploitation du prolétariat. Le livre se termine par un appel aux nouvelles générations de philosophes, les exhortant à rompre avec la bourgeoisie et à mettre leur réflexion au service des opprimés.
Autour du livre
La portée des « Chiens de garde » dépasse largement son contexte historique des années 1930. Cette critique acerbe des philosophes universitaires résonne encore aujourd’hui, comme en témoigne la reprise du titre par Serge Halimi en 1997 avec « Les Nouveaux Chiens de garde », un essai dans lequel il dénonce les collusions entre journalistes vedettes et intérêts financiers. Cette filiation intellectuelle se prolonge jusqu’en 2012 avec l’adaptation cinématographique du livre d’Halimi par Gilles Balbastre et Yannick Kergoat.
La force du texte réside dans sa démonstration des liens entre production intellectuelle et domination sociale. Les philosophes, issus majoritairement de la bourgeoisie, élaborent des systèmes de pensée qui perpétuent l’ordre établi tout en prétendant s’élever au-dessus des contingences matérielles. Cette contradiction éclate notamment dans leur traitement de la Première Guerre mondiale, présentée non comme une succession de « combats, d’incendies, cet entassement de morts répugnantes », mais comme un noble affrontement entre « le droit et la force, la bataille de Descartes contre Machiavel ».
Si certains aspects du texte portent la marque de leur temps – notamment l’éloge de l’URSS et l’appel à la révolution prolétarienne – sa critique fondamentale garde toute sa pertinence. La dénonciation d’une pensée abstraite coupée des réalités sociales s’applique aujourd’hui à l’économie quantitative dominante, tandis que l’analyse des connivences entre intellectuels et pouvoir trouve un écho dans le fonctionnement actuel des médias.
L’honnêteté intellectuelle de Nizan transparaît dans sa conclusion, où il reconnaît prendre parti : « Si nous trahissons la bourgeoisie pour les hommes, ne rougissons pas d’avouer que nous sommes des traîtres ». Cette franchise contraste avec l’hypocrisie qu’il dénonce chez ses adversaires qui « rougissent encore d’avouer qu’ils ont trahi les hommes pour la bourgeoisie ». Cette authenticité, couplée à une rhétorique incisive qui n’hésite pas à nommer et critiquer directement ses cibles, confère au texte une puissance qui traverse les décennies.
La mort de Nizan au front pendant la Seconde Guerre mondiale ajoute une dimension tragique à son œuvre, écrite à une époque où l’espoir d’une transformation sociale radicale semblait encore possible, avant les bouleversements de la guerre et la découverte des réalités du régime soviétique.
Aux éditions LA RÉPUBLIQUE DES LETTRES ; 256 pages.
2. Aden Arabie (récit de voyage autobiographique, 1931)
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Résumé
En 1926, Paul Nizan, normalien de vingt ans, quitte l’École normale supérieure et part pour Aden, au Yémen, alors sous protectorat britannique. « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie » – cette phrase inaugurale, devenue l’un des incipits les plus célèbres de la littérature française, donne immédiatement le ton. Étouffé par la société française de l’entre-deux-guerres, écœuré par le conformisme bourgeois et l’intelligentsia parisienne, le jeune homme accepte un poste de précepteur auprès du fils d’Antonin Besse, un riche homme d’affaires. Il espère trouver en Orient une échappatoire à son malaise existentiel. Mais sa désillusion est totale : Aden lui apparaît comme une réplique concentrée de l’Europe, avec ses mêmes hiérarchies sociales, son même ordre économique implacable. « Aden était une image fortement concentrée de notre mère l’Europe, c’était un comprimé d’Europe », écrit-il. À son retour en France en 1927, Nizan adhère au Parti communiste.
Autour du livre
La genèse de ce texte s’inscrit dans un contexte historique précis : celui de l’entre-deux-guerres et d’une jeunesse désabusée par le traumatisme du premier conflit mondial. Publié en 1931, « Aden Arabie » résonne comme un cri de révolte contre la société française et ses élites. À sa sortie, plusieurs critiques, dont Emmanuel Berl et Gabriel Marcel, saluent la naissance d’un nouvel écrivain majeur, tandis que Le Petit Parisien dénonce « un livre offensant et désagréable sur les Français ».
Le parcours éditorial du texte prend un tour dramatique après 1939. La rupture de Nizan avec le Parti communiste, suite au pacte germano-soviétique qu’il perçoit comme une alliance inacceptable entre nazis et communistes, déclenche une violente campagne de dénigrement. Sa mort au front en 1940 ne suffit pas à apaiser les rancœurs : le PCF s’acharne à effacer sa mémoire, allant jusqu’à l’accuser de collusion avec la police. Il faut attendre 1960 et la réédition du livre chez Maspero pour que Jean-Paul Sartre, dans une préface retentissante qui occupe la moitié du volume, entreprenne de réhabiliter son ancien condisciple de l’École normale.
Pascal Ory, dans sa biographie de 1980, souligne la singularité formelle du texte qui « s’autorise à jouer sur tous les tableaux de la langue littéraire ». Michel Onfray y voit « la plus noble tradition de l’essai, mêlant récit de voyage, exercice d’écriture lyrique, pamphlet philosophique, confession autobiographique, méditation libre, libelle politique, travail d’introspection ». Cette hybridité générique se double d’une posture intellectuelle novatrice : là où tant d’autres cherchaient en Orient une renaissance spirituelle dans la lignée de Rimbaud ou Gauguin, Nizan démonte méthodiquement les illusions du dépaysement.
La modernité du texte tient aussi à sa critique précoce du colonialisme et du capitalisme mondialisé. En décrivant Aden comme « un comprimé d’Europe chauffé à blanc », Nizan préfigure les analyses anticoloniales des décennies suivantes. En 2008, cette actualité persistante motive l’adaptation théâtrale de Didier Bezace, qui donne lieu à un dossier pédagogique dans la collection « Pièce (dé)montée ».
Aux éditions LA DÉCOUVERTE ; 168 pages.
3. La conspiration (roman, 1938)
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Résumé
En juin 1928, cinq étudiants de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm s’insurgent contre l’ordre établi. Sous l’impulsion de Bernard Rosenthal, issu de la haute bourgeoisie juive du XVIe arrondissement, ils fondent « La Guerre civile », une revue d’inspiration marxiste. L’initiative intellectuelle ne suffit bientôt plus à assouvir leurs ambitions révolutionnaires. Rosenthal convainc alors deux de ses camarades, Laforgue et Bloyé, de se lancer dans l’espionnage militaire. Le projet périclite quand Rosenthal succombe à une passion dévorante pour Catherine, sa belle-sœur, une liaison qui le mène à sa perte.
Autour du livre
À travers les destins croisés de ses personnages, « La conspiration » dresse le portrait d’une génération d’intellectuels dont l’engagement politique masque mal les contradictions. Ces fils de la bourgeoisie parisienne rejettent leur milieu d’origine tout en restant prisonniers de ses codes. Leur adhésion aux idéaux révolutionnaires se teinte d’imposture : « Ils n’aimaient que les vainqueurs et les reconstructeurs, ils méprisaient les malades, les mourants, les causes désespérées ». Cette observation prend une résonance particulière à la lumière du parcours de Nizan lui-même, qui rompra avec le Parti communiste en 1939 après la signature du pacte germano-soviétique.
Le personnage de Carré incarne la figure du militant authentique, seul capable d’un engagement désintéressé. Sa conception du communisme comme « style de vie » s’oppose à l’attitude superficielle des jeunes bourgeois : « Les socialistes se réunissent et parlent politique, élections, et après, c’est fini, ça ne commande pas leur respiration, leur vie privée, leurs fidélités personnelles, leur idée de la mort, de l’avenir. Ce sont des citoyens. Ce ne sont pas des hommes. »
Couronné par le prix Interallié en 1938, « La conspiration » fait écho à « L’Éducation sentimentale » de Flaubert dans sa manière de disséquer les illusions d’une jeunesse en quête de sens. Walter Benjamin, dans ses « Lettres sur la littérature », souligne la qualité de cette fresque générationnelle où transparaît la lucidité de Nizan face aux contradictions de son époque. Une scène mémorable évoque la conduite de Jaurès au Panthéon, symbole d’une grandeur révolutionnaire que les personnages ne parviennent qu’à singer.
Le mal-être existentiel de cette jeunesse dorée se cristallise dans leur rapport ambigu à l’action politique. Leur révolte contre l’ordre bourgeois procède moins d’une véritable conscience sociale que d’un sentiment d’absurdité : « Ils étaient plutôt sensibles au désordre, à l’absurdité, aux scandales logiques, qu’à la cruauté, à l’oppression, et la bourgeoisie dont ils étaient les fils leur paraissait enfin moins criminelle et moins meurtrière qu’imbécile. » Cette dénonciation du pharisaïsme intellectuel résonne encore aujourd’hui dans sa description d’une gauche bourgeoise coupée des réalités populaires.
Aux éditions FOLIO ; 320 pages.
4. Antoine Bloyé (roman, 1933)
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Résumé
Les premières pages d’ « Antoine Bloyé » dévoilent l’annonce du décès du personnage éponyme dans la presse locale, à Nantes, au début des années 1930. Le roman remonte alors le fil de son existence, depuis son enfance modeste comme fils d’ouvrier jusqu’à sa mort à 63 ans. Élève brillant, Antoine intègre l’École des arts et métiers d’Angers grâce à une bourse, puis entame une carrière dans les chemins de fer qui le mène jusqu’au poste d’ingénieur. Son mariage avec Anne, issue de la petite bourgeoisie, marque son entrée dans ce nouveau milieu social. Mais cette promotion s’accompagne d’un profond désarroi : ni vraiment bourgeois, ni plus tout à fait ouvrier, Antoine traverse l’existence comme un étranger, jusqu’à ce qu’une mise au placard professionnelle ne précipite son déclin.
Autour du livre
Le premier roman de Paul Nizan, paru chez Grasset en 1933, s’inspire du parcours de son propre père pour dépeindre les mutations de la société française sous la IIIe République. Les bouleversements sociaux et économiques qui accompagnent l’essor du chemin de fer y servent de toile de fond à une réflexion sur la condition des transfuges de classe.
Dans une écriture sobre et précise, Nizan ausculte sans complaisance les mécanismes de l’ascension sociale et ses coûts humains. La trajectoire d’Antoine illustre le piège que constitue l’élévation sociale pour les enfants du prolétariat : plus ils s’élèvent dans la hiérarchie, plus ils perdent leurs repères initiaux sans jamais réussir à s’intégrer pleinement dans leur nouveau milieu. Cette tension irrigue l’ensemble du récit, comme en témoigne cette observation : « Antoine avait longtemps vécu à l’intérieur de ces fortifications élevées autour de lui […] il avait longtemps pris part à la conspiration en faveur de la vie, de cette vie qui n’était pas la vie ».
La dimension politique du texte s’incarne notamment dans sa critique acerbe de la culture bourgeoise, que Nizan qualifie de « barrière, luxe, corruption de l’homme, production de l’oisiveté, contrefaçon de l’homme, machine de guerre ». Cette dénonciation trouve un écho particulier dans le contexte des années 1930, marquées par la montée des antagonismes sociaux. Le livre soulève également des questions sur l’héritage culturel prolétarien et l’oppression culturelle bourgeoise qui conservent une troublante actualité.
L’omniprésence de la mort, qui encadre le récit depuis l’annonce nécrologique initiale jusqu’aux derniers instants du protagoniste, confère au texte une dimension existentielle. Le vide qui ronge Antoine, son incapacité à trouver sa place malgré sa réussite apparente, illustrent les limites d’une société qui promet l’égalité tout en perpétuant ses clivages.
La force du livre réside dans sa capacité à transcender son époque pour interroger des mécanismes sociaux toujours à l’œuvre. Les questionnements sur la trahison de classe, la solitude des transfuges et l’aliénation par le travail continuent de faire écho aux préoccupations contemporaines. Cette chronique d’une vie sacrifiée aux ambitions sociales garde ainsi toute sa pertinence pour comprendre les contradictions de notre propre société. Marcel Bluwal adaptera d’ailleurs « Antoine Bloyé » pour la télévision en 1974.
Aux éditions GRASSET ; 308 pages.