Nancy Freeman-Mitford naît le 28 novembre 1904, fille aînée d’une famille aristocratique britannique. Élevée dans le privilège à Asthall Manor, elle reçoit peu d’éducation formelle mais développe un esprit vif et une passion pour la lecture dans la bibliothèque familiale.
Introduite dans la haute société londonienne au début des années 1920, Nancy devient l’une des célèbres « Bright Young Things » de l’entre-deux-guerres, de jeunes aristocrates hédonistes des Roaring Twenties. Pour augmenter ses maigres allocations, elle commence à écrire. Ses premiers romans, comme « Highland Fling » (1931) et « Christmas Pudding » (1932), attirent peu l’attention.
En 1933, après une liaison malheureuse avec Hamish St Clair Erskine, elle épouse Peter Rodd. Le mariage s’avère rapidement insatisfaisant. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Nancy travaille dans un poste de premiers secours à Londres et à la librairie Heywood Hill. C’est là qu’elle rencontre Gaston Palewski, officier français et amour de sa vie, bien que cette relation ne soit jamais pleinement réciproque.
En 1945, « La poursuite de l’amour » connaît un succès phénoménal et établit définitivement sa réputation d’écrivaine. L’année suivante, elle s’installe à Paris et ne reviendra plus jamais vivre en Angleterre. Son roman suivant, « L’amour dans un climat froid » (1949), confirme sa popularité.
Dans les années 1950, Nancy se tourne vers la biographie historique avec « Madame de Pompadour » (1954) et devient célèbre pour son concept humoristique de langage « U » (upper class) et « non-U » (middle class) qui distingue les classes sociales anglaises. Ses biographies suivantes, notamment « Le Roi-Soleil » (1966), sont acclamées pour leur style accessible.
Installée à Versailles en 1967, Nancy apprend en 1969 que Palewski a épousé une riche divorcée. Peu après, on lui diagnostique un lymphome de Hodgkin. Malgré la douleur constante, elle garde son humour caractéristique jusqu’à sa mort le 30 juin 1973. Ses cendres reposent à Swinbrook, aux côtés de sa sœur Unity.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Highland Fling (1931)
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Résumé
Angleterre, années 1930. Walter et Sally Monteath, jeunes mariés sans le sou épris de vie mondaine, font face à une crise financière causée par les habitudes dispendieuses de Walter. Une opportunité inespérée se présente lorsque la tante de Sally leur demande de remplacer les propriétaires d’un château écossais pour organiser la traditionnelle partie de chasse annuelle.
Sally y voit une solution économique parfaite tandis que Walter, poète à ses heures, accepte à contrecœur de quitter Londres. Ils invitent leurs amis pour égayer leur séjour : Jane Dacre, jeune aristocrate indécise, et Albert Gates, peintre surréaliste excentrique revenant de Paris où il prépare sa prochaine exposition.
À Dulloch Castle, ces quatre représentants de la jeunesse insouciante de l’après-guerre se heurtent frontalement aux invités d’une autre génération : le Général Murgatroyd, obsédé par la chasse, l’Amiral Wenceslaus, qui ramène toute conversation à la guerre navale, et d’autres notables traditionalistes. Les premiers se lèvent à midi et boivent du champagne au petit-déjeuner quand les seconds partent à l’aube traquer le gibier dans la lande écossaise.
Albert, provocateur dans l’âme, s’amuse à défier les conventions et les opinions de ses aînés, tout en fouillant les greniers du château à la recherche d’objets victoriens qu’il photographie pour une monographie. Pendant ce temps, une idylle se développe entre lui et Jane, rythmée par des malentendus et des rapprochements.
Les tensions entre générations culminent lors d’une partie de chasse désastreuse et d’une visite aux jeux des Highlands où disparaît mystérieusement un panier de pique-nique. L’atmosphère s’électrise davantage encore quand des événements étranges font croire à la présence d’un fantôme dans le château…
Autour du livre
Paru en 1931, « Highland Fling » est le premier roman de Nancy Mitford, qui avouera plus tard dans une interview des années 1960 avoir « écrit un livre parce qu’elle voulait gagner cent livres ». Cette motivation pécuniaire ne l’empêche pas de puiser dans sa connaissance intime de l’aristocratie britannique pour composer cette comédie sociale mordante. Issue elle-même de ce milieu, Nancy Mitford s’amuse à croquer avec justesse les comportements et travers d’une société qu’elle connaît parfaitement. Les highlands écossais ont marqué sa jeunesse, expédiée régulièrement en Écosse pour des vacances et des parties de chasse durant lesquelles elle devait attendre, dans des lieux humides, que retentissent les coups de fusil.
Derrière la légèreté apparente du récit se cache une fine observation des tensions intergénérationnelles qui caractérisent l’entre-deux-guerres. Les « Bright Young Things » (jeunesse dorée des années 1920) s’opposent aux représentants de l’ancien monde, modelés par l’expérience traumatisante de la Première Guerre mondiale. Le roman dépeint cette fracture avec acuité, notamment lors d’une discussion poignante où un personnage plus âgé implore : « Tout le monde sait – vous ne faites pas grands efforts pour le cacher – que les jeunes d’aujourd’hui méprisent les hommes et les femmes de mon âge. […] Au moins laissez-nous l’illusion que nous avons eu raison de participer à la Grande Guerre. »
L’humour caustique qui caractérisera l’ensemble de la bibliographie de Nancy Mitford se manifeste déjà dans ce premier roman. Elle y épingle avec délectation l’oisiveté des classes aisées, leurs préoccupations futiles et leur rapport à l’argent profondément paradoxal. Un passage savoureux montre comment ces aristocrates justifient leurs dépenses extravagantes en prétendant que « c’est plus économique » de dilapider leur fortune. Mitford saisit également le ridicule des conventions sociales comme les interminables parties de chasse où les jeunes personnages, transis de froid et affamés, endurent stoïquement ce que leurs aînés considèrent comme un plaisir indiscutable. La description d’une visite aux jeux des Highlands et l’épisode du « panier de pique-nique disparu » illustrent parfaitement cette veine comique.
Le livre révèle aussi un phénomène culturel récurrent : la fascination des jeunes générations pour les objets démodés de l’époque précédente. Albert, dont le prénom évoque judicieusement l’ère victorienne, s’enthousiasme pour le bric-à-brac victorien relégué dans les greniers du château, au grand désespoir de Lady Craigdalloch qui considère l’incendie final comme une bénédiction permettant de se débarrasser de ces « horreurs ». Cette observation sociologique trouve des échos jusqu’à nos jours dans les cycles de la mode vestimentaire ou décorative, où chaque génération redécouvre avec enthousiasme ce que la précédente avait rejeté.
« Highland Fling » s’inscrit comme la première pierre d’une œuvre littéraire qui gagnera en profondeur au fil des publications. Si certains critiques recommandent de commencer par ses romans plus matures, cette première incursion dans l’univers de Nancy Mitford offre déjà un aperçu de son talent pour la satire sociale et annonce la place qu’elle occupera dans la littérature anglaise du XXe siècle.
Aux éditions 10/18 ; 240 pages.
2. Christmas Pudding (1932)
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Résumé
Angleterre, 1932. Paul Fotheringay, un jeune écrivain, reçoit un accueil enthousiaste de la part de la critique pour son premier roman, « Crazy Capers ». Or, la critique retient son caractère comique alors que Paul l’avait conçu comme une tragédie sombre. Pour restaurer sa crédibilité littéraire, il décide d’écrire la biographie d’une poétesse victorienne, Lady Maria Bobbin.
Son projet se heurte au refus catégorique de Lady Bobbin, descendante de la poétesse, qui lui interdit l’accès aux journaux intimes de son aïeule. C’est alors qu’Amabelle Fortescue, une riche veuve, propose à Paul une solution audacieuse : se faire passer pour le précepteur de Bobby, le fils adolescent de Lady Bobbin, afin d’accéder secrètement aux précieux documents.
Le stratagème prend forme pendant la période de Noël. Amabelle loue une maison voisine du domaine des Bobbin, ce qui permet à Bobby d’esquiver ses obligations d’études en prétextant des leçons avec son nouveau précepteur, tandis que Paul fouille discrètement dans les archives familiales.
La supercherie fonctionne parfaitement jusqu’à ce que Paul s’éprenne de Philadelphia, la fille de Lady Bobbin. Mais la jeune femme est également courtisée par Lord Lewes, un prétendant bien plus fortuné et socialement acceptable que Paul. Entre son imposture qui risque d’être découverte à tout moment et cette histoire d’amour naissante, Paul se trouve pris dans un dilemme qui pourrait compromettre son projet littéraire et son avenir sentimental…
Autour du livre
« Christmas Pudding », publié en 1932, est le deuxième roman de Nancy Mitford. Sa sœur Jessica raconte que pendant la rédaction, Nancy passait des mois « à glousser sans retenue près du feu du salon, ses yeux verts triangulaires pétillants d’amusement, tandis que sa plume volait le long des lignes d’un cahier d’écolier ». Cette période d’écriture joyeuse contraste ironiquement avec la tentative de suicide que Nancy avait faite quelques mois auparavant, suite à la rupture de ses fiançailles avec Hamish Erskine, aristocrate écossais homosexuel. L’écriture du roman semble avoir été pour elle une forme de thérapie, un moyen de surmonter sa dépression. Car ce qui fait le sel de « Christmas Pudding », ce sont les dialogues mordants et l’humour acéré de Mitford. La satire sociale s’y déploie à travers un style percutant, où chaque phrase cache une pique.
Le récit campe une galerie de personnages représentatifs de la haute société des années 1930 : jeunes oisifs, aristocrates, écrivains incompris et mondaines. Nancy Mitford, qui connaît intimement ce microcosme, n’épargne aucun de ses protagonistes, tous plus ou moins superficiels, préoccupés uniquement par leur réputation, leurs amours et le maintien de leur position sociale. Lady Bobbin incarne la vieille noblesse terrienne obsédée par la chasse et méprisante envers le socialisme, tandis que son fils Bobby représente la nouvelle génération, plus intéressée par les fêtes et les grasses matinées que par les traditions familiales.
Le roman s’articule autour d’une question centrale : faut-il se marier par amour ou par intérêt ? Mitford adopte une vision pragmatique, voire cynique du mariage, reflet de son époque et de son milieu. Amabelle conseille ainsi : « Si j’avais une fille, je lui dirais : ‘Marie-toi par amour si tu peux, cela ne durera pas, mais c’est une expérience intéressante et un bon début dans la vie. Ensuite, quand tu te marieras pour l’argent, pour l’amour du ciel, que ce soit pour beaucoup d’argent' ». Cette vision désabusée transparaît dans tout le roman : le couple Walter et Sally Monteath, seul à s’être marié par amour, vit dans une pauvreté relative, tandis que les mariages d’intérêt semblent promis à un avenir plus radieux.
Si Nancy Mitford elle-même considérait « Christmas Pudding » comme « mal écrit, pathétique, inconsistant, exécrable », la critique contemporaine a été plus clémente. Rachel Cooke, dans The Guardian, évoque un « parfait divertissement pour les fêtes ». D’autres critiques soulignent la légèreté du livre, certains le comparant à P. G. Wodehouse, « plaisant à lire » grâce aux « dialogues croustillants » et aux « personnages tous plus drôles les uns que les autres ». « Christmas Pudding » ne possède peut-être pas la profondeur des œuvres ultérieures de Mitford comme « La poursuite de l’amour » (1945), mais son humour caractéristique y est déjà bien présent.
Aux éditions BOURGOIS ; 266 pages.
3. Charivari (1935)
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Résumé
Angleterre, années 1930. Noel Foster, un jeune homme de la bonne société, hérite d’une modeste somme et quitte son emploi avec l’ambition d’épouser une riche héritière. Son ami Jasper Aspect, un aristocrate désargenté opportuniste, l’emmène au village de Chalford où vit Eugenia Malmains, l’une des plus grandes fortunes du pays.
À leur arrivée, surprise : Eugenia, une jeune fille excentrique de quinze ans, se révèle être une fervente militante du mouvement fasciste des Union Jackshirts. Perchée sur une bassine en plein village, elle harangue les habitants médusés sur les vertus du « social-unionisme » et la grandeur retrouvée de l’Angleterre. Ses grands-parents, qui l’élèvent dans l’isolement depuis le scandale du divorce de sa mère, ignorent tout de ses activités politiques.
Au même moment, deux autres femmes de la haute société arrivent incognito à l’auberge locale : Lady Marjorie, qui a fui son mariage avec un duc ennuyeux, et son amie Poppy, qui échappe temporairement à un mari infidèle. La beauté locale, Anne-Marie Lace, complète ce tableau en régnant sur un petit cercle d’artistes bohèmes aux tendances socialistes.
Les deux chasseurs de dot se retrouvent rapidement pris dans un tourbillon de romances imprévues, bien loin de leurs plans initiaux. Pendant ce temps, Eugenia organise un grand spectacle historique dans le parc du domaine familial, censé glorifier les idéaux des Jackshirts. Mais les artistes pacifistes du village préparent une contre-manifestation qui menace de transformer cette paisible fête champêtre en affrontement idéologique…
Autour du livre
« Charivari », publié en 1935, est le troisième roman de Nancy Mitford. Il a immédiatement provoqué une fracture familiale car l’autrice s’est ouvertement inspirée de ses sœurs Unity et Diana pour créer le personnage d’Eugenia Malmains, caricature d’une jeune aristocrate fascinée par le fascisme. Quant au personnage du Capitaine Jack, leader charismatique des Union Jackshirts brièvement évoqué dans le roman, il s’agit d’une satire à peine voilée d’Oswald Mosley, leader de la British Union of Fascists et futur époux de Diana Mitford. Face aux protestations véhémentes de ses sœurs, Nancy consentit à supprimer trois chapitres consacrés au Capitaine Jack avant la publication, mais cela ne suffit pas à éviter la brouille familiale.
Ce texte offre un témoignage singulier sur la montée du fascisme en Angleterre et la façon dont certains aristocrates anglais l’ont accueilli avec ferveur ou légèreté. À travers le personnage d’Eugenia, Nancy Mitford dépeint une aristocratie déconnectée des réalités sociales, prête à s’enflammer pour des idéologies extrêmes par simple ennui ou esprit de contradiction. La grand-mère d’Eugenia, Lady Chalford, qui n’a pas quitté son domaine depuis seize ans et croit que sa petite-fille a rejoint le Women’s Institute alors qu’elle milite pour les fascistes, symbolise cette aristocratie prisonnière de ses traditions obsolètes, incapable de comprendre les soubresauts contemporains.
Mitford y dissèque également avec tact les relations matrimoniales et les rôles genrés de l’époque. Plusieurs personnages féminins fuient des situations conjugales insatisfaisantes : Poppy échappe à un mari infidèle, Lady Marjorie à un fiancé ennuyeux, Anne-Marie Lace rêve d’échapper à sa vie provinciale. Comme l’exprime l’un des personnages : « Le mariage est un grand ennui. Les gilets des hommes qui traînent dans la chambre à coucher et ainsi de suite. Cela finit par vous miner. » Cette vision désenchantée du mariage reflète possiblement les propres appréhensions de Nancy Mitford face à l’institution matrimoniale.
L’asile Peersmont constitue l’une des trouvailles comiques les plus réussies du livre. Cette réplique exacte de la Chambre des Lords permet aux aristocrates séniles de continuer à croire qu’ils gouvernent le pays. Ils débattent de questions absurdes, construisent des nids d’oiseaux et jouent avec des cubes, parodie grinçante d’une classe politique déconnectée.
Après la Seconde Guerre mondiale et les horreurs du nazisme, Nancy Mitford refusa catégoriquement toute réédition. Elle déclara à Evelyn Waugh en 1951 : « Trop de choses se sont passées pour que les plaisanteries sur les nazis soient considérées comme drôles ou comme autre chose que du plus mauvais goût. » Le livre resta ainsi introuvable pendant près de soixante-quinze ans, jusqu’à sa réédition en 2010.
L’accueil critique contemporain est mitigé. Si Le Figaro Magazine qualifie le livre d’ « étincelant comme Evelyn Waugh, échevelé comme P. G. Wodehouse et absurde comme Saki », d’autres critiques soulignent les limites de cette satire dont la légèreté confine parfois à l’inconscience. Certains lecteurs contemporains trouvent troublant le traitement badin des thèmes antisémites et racistes, même replacés dans le contexte des années 1930.
Aux éditions BOURGOIS ; 266 pages.
4. La poursuite de l’amour (Radlett et Montdore #1, 1945)
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Résumé
Dans l’Angleterre aristocratique de l’entre-deux-guerres, Fanny raconte l’histoire de sa cousine Linda Radlett, avec qui elle a grandi au manoir d’Alconleigh. Élevée par une tante après que sa mère l’a abandonnée, Fanny passe ses vacances chez son oncle Matthew, un patriarche excentrique qui n’hésite pas à chasser ses enfants avec des chiens quand il s’ennuie. Contrairement à sa cousine prudente, Linda est une romantique invétérée qui rêve du grand amour.
Après leurs débuts en société, leurs chemins divergent. Fanny choisit un mariage raisonnable avec Alfred, un professeur d’Oxford, tandis que Linda se précipite dans une succession de relations désastreuses. Elle épouse d’abord Tony Kroesig, un riche banquier conservateur, avec qui elle a une fille qu’elle néglige rapidement. Lassée de cet homme qu’elle n’aime plus, Linda s’enfuit avec Christian Talbot, un communiste qui la délaisse pour sa cause politique. Elle l’accompagne jusqu’en France pour aider les réfugiés de la Guerre civile espagnole, mais comprend bientôt qu’elle n’est qu’un accessoire dans sa vie.
C’est à Paris que Linda rencontre Fabrice de Sauveterre, un séduisant duc français qui devient son amant et lui fait découvrir le véritable amour physique et émotionnel. Pour la première fois, Linda se sent aimée et comprise. Mais l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale menace leur bonheur : Fabrice l’envoie se mettre à l’abri à Londres tandis qu’il rejoint la Résistance française. Linda parviendra-t-elle enfin à saisir ce bonheur qu’elle poursuit depuis si longtemps ?
Autour du livre
Premier volet d’une trilogie publié en 1945, « La poursuite de l’amour » s’inspire largement de la propre famille de Nancy Mitford. Les Radlett constituent un reflet à peine voilé des Mitford, famille aristocratique britannique connue pour son excentricité. Le domaine d’Alconleigh, où vivent les Radlett, s’inspire directement d’Asthall Manor, la demeure des Mitford. L’oncle Matthew, chasseur impénitent qui garde au-dessus de sa cheminée une pelle de tranchée ensanglantée avec laquelle il a tué huit Allemands pendant la Première Guerre mondiale, incarne le père de l’autrice, Lord Redesdale. Cette proximité entre fiction et réalité donne au roman sa saveur particulière et son authenticité.
Sous des dehors légers et frivoles, Nancy Mitford livre une critique musclée de sa propre classe sociale. Elle dépeint avec ironie cette aristocratie terrienne anglaise accrochée à ses traditions obsolètes, allergique aux étrangers et réfractaire à toute forme de modernité. L’éducation des jeunes filles constitue un sujet central : Linda ne reçoit aucune instruction formelle, son père estimant qu’une femme n’a besoin que de piano, français et équitation pour trouver un mari. Cette carence éducative explique en partie ses choix matrimoniaux désastreux et son incapacité à s’adapter au monde moderne. La romancière porte un regard sans complaisance sur cette société figée dans ses codes et ses manières, qu’elle connaît intimement et dont elle sait parfaitement tourner en dérision les travers et les contradictions.
Derrière l’humour et la légèreté apparente se cache aussi une méditation amère sur l’amour et le mariage dans la haute société britannique. Linda incarne cette quête perpétuelle d’un idéal romantique qui se heurte systématiquement à la réalité décevante. Chacune de ses unions matrimoniales illustre un échec différent : avec Tony, c’est l’ennui qui s’installe ; avec Christian, c’est l’incompatibilité des valeurs et des aspirations. Même sa relation avec Fabrice, présentée comme son grand amour, reste teintée d’ambiguïté. Nancy Mitford souligne avec tact comment les jeunes femmes de sa génération, élevées dans l’ignorance et bercées d’illusions romantiques, se trouvent mal préparées à affronter la réalité conjugale et les compromis qu’elle impose. Cette réflexion confère au roman une profondeur insoupçonnée et une mélancolie sous-jacente qui tranche avec le ton enjoué dominant.
Si « La poursuite de l’amour » reste essentiellement un roman de mœurs, il s’inscrit néanmoins dans un contexte historique précis. Nancy Mitford évoque la montée des idéologies extrêmes : Linda passe du conservatisme de son premier mari au communisme du second. La Guerre civile espagnole apparaît lorsque Linda accompagne Christian à Perpignan pour aider les réfugiés. La Seconde Guerre mondiale constitue la toile de fond des derniers chapitres, avec l’évocation de Dunkerque, du Blitz et de la Résistance française. Ces événements tragiques ne sont jamais au premier plan mais ils influencent le destin des personnages et ajoutent une dimension historique à cette chronique aristocratique. Nancy Mitford réussit ainsi à tisser la petite histoire dans la grande en montrant comment les bouleversements mondiaux affectent même les existences les plus privilégiées.
À sa parution, « La poursuite de l’amour » connaît un succès immédiat et se vend à 200 000 exemplaires en un an. La critique salue unanimement l’esprit et l’humour caractéristiques de Nancy Mitford. Selon Olivia Laing du Guardian, il est « l’un des livres les plus drôles jamais écrits ». Zoë Heller souligne quant à elle que « sous la surface de l’esprit de Mitford, quelque chose d’infiniment plus mélancolique est à l’œuvre ». Cette dualité entre légèreté de ton et profondeur de propos explique l’attrait durable exercé par ce livre, qui divise parfois les lecteurs : « Ceux qui apprécient le roman ont tendance à l’aimer avec une passion folle ; d’autres, qui échappent à son enchantement, sont enclins à le mépriser avec une ferveur presque égale. »
« La poursuite de l’amour » a fait l’objet de plusieurs adaptations télévisées. En 1980, ITV en propose une première version sous forme de mini-série de huit épisodes, en y intégrant également « L’amour dans un climat froid », le second volet de la trilogie. En 2001, la BBC et WGBH Boston s’associent pour une nouvelle adaptation en deux parties, réalisée par Tom Hooper sur un scénario de Deborah Moggach. Plus récemment, en 2021, la BBC diffuse une mini-série dirigée par Emily Mortimer, avec Lily James et Emily Beecham dans les rôles principaux. Le tournage, perturbé par la pandémie de COVID-19, aboutit néanmoins à une adaptation moderne remarquée. En 2022, l’écrivaine India Knight publie « Darling », une réactualisation contemporaine du roman qui reprend les mêmes personnages.
Aux éditions 10/18 ; 256 pages.