Marguerite Donnadieu, qui prendra le nom de plume de Marguerite Duras, naît le 4 avril 1914 en Indochine française, près de Saïgon. Son enfance se déroule dans les colonies où ses parents sont enseignants. Après la mort de son père en 1921, sa mère investit dans une concession au Cambodge qui se révèle être un désastre financier – expérience qui marquera sensiblement l’œuvre future de l’écrivaine.
En 1932, Marguerite part pour la France où elle entreprend des études de droit. Elle rencontre Robert Antelme qu’elle épouse en 1939. Pendant la guerre, elle participe à la Résistance tout en travaillant au Comité d’organisation des industries, arts et commerces du livre sous l’Occupation. Son mari est déporté en 1944 ; elle le retrouve mourant à son retour de Dachau en 1945 et le soigne pendant un an.
Duras entre en littérature avec « Les Impudents » en 1943, mais c’est « Un barrage contre le Pacifique » (1950) qui la révèle au public. Sa carrière prend un virage décisif avec le succès de « Moderato cantabile » (1958) et le scénario de « Hiroshima mon amour » (1959) pour Alain Resnais. Elle s’essaie à la réalisation cinématographique dans les années 1970 avec des films comme « India Song » (1975).
En 1980, elle rencontre Yann Andréa, qui devient son dernier compagnon. Le couronnement de sa carrière arrive en 1984 avec « L’amant », qui remporte le Prix Goncourt et connaît un succès mondial. Malgré des problèmes de santé et son alcoolisme, elle continue d’écrire jusqu’à ses derniers jours.
Marguerite Duras meurt le 3 mars 1996 à Paris, laissant derrière elle une œuvre considérable qui renouvelle les genres romanesque, théâtral et cinématographique. Elle est enterrée au cimetière du Montparnasse où son compagnon Yann Andréa la rejoint en 2014.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Un barrage contre le Pacifique (1950)
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Résumé
Dans le sud de l’Indochine française des années 1930, une mère célibataire et ses deux enfants, Joseph (20 ans) et Suzanne (16 ans), mènent une existence précaire sur une concession agricole. Après avoir économisé quinze années durant son salaire de pianiste dans un cinéma, la mère s’est fait escroquer par l’administration coloniale : la terre qu’elle a achetée à prix d’or s’avère incultivable, inévitablement inondée chaque année par les marées de la mer de Chine. Farouchement décidée à combattre cette injustice, elle s’obstine à construire des barrages voués à l’échec, jusqu’à sombrer peu à peu dans une folie teintée de rage.
L’arrivée de M. Jo, un riche planteur au physique ingrat mais à la fortune considérable, qui s’éprend de la jeune Suzanne, fait naître un espoir de sortir de la misère. La mère encourage leur relation dans l’espoir d’un mariage, et surveille étroitement leurs entrevues. M. Jo multiplie les cadeaux – un phonographe, puis un diamant – pour obtenir les faveurs de Suzanne. Mais cette dernière le repousse tandis que Joseph, protecteur et violent, voit d’un mauvais œil ce marchandage de sa sœur. Quand la famille découvre que le diamant renferme une impureté qui en diminue considérablement la valeur, c’est un nouveau coup dur. La mère s’accroche pourtant à l’espoir de le vendre au meilleur prix, pendant que ses enfants aspirent à échapper à cette vie médiocre et à son emprise destructrice.
Autour du livre
Publié en 1950 alors que la France est engagée dans la guerre d’Indochine, « Un barrage contre le Pacifique » emprunte de nombreux éléments à la jeunesse de Marguerite Duras. Comme Suzanne, elle a passé son adolescence en Indochine française avec sa mère et ses deux frères. Sa mère, institutrice veuve, avait effectivement acheté une concession incultivable près de Kampot au Cambodge. Le personnage de Joseph combine les traits de ses deux frères : Pierre, l’aîné violent au parcours mystérieux, et Paulo, le cadet tant aimé mort à Saïgon en 1942. Quant à M. Jo, il préfigure « l’amant chinois » que Duras révélera plus tard dans « L’amant » (1984).
La romancière y dénonce sans concession la corruption et les inégalités du système colonial français. Les « agents du cadastre » attribuent sciemment des terres inexploitables aux colons trop pauvres pour verser des pots-de-vin. La société coloniale apparaît profondément hiérarchisée entre les riches planteurs du « haut quartier » et les « petits blancs » relégués dans les zones marécageuses. Les autochtones, quant à eux, meurent de faim et de maladies. Cette critique acerbe explique en partie pourquoi le roman n’a pas obtenu le Prix Goncourt en 1950.
La critique salue majoritairement ce roman qui mêle habilement dénonciation sociale et histoire familiale. Les chroniqueurs soulignent la force des personnages, en particulier celui de la mère obstinée jusqu’à la folie. Les scènes dans le « haut quartier » de la ville coloniale sont jugées particulièrement réussies dans leur description de l’atmosphère étouffante et des rapports sociaux figés.
« Un barrage contre le Pacifique » a connu deux adaptations cinématographiques majeures. En 1958, René Clément réalise une première version avec Silvana Mangano dans le rôle de Suzanne. En 2008, le cinéaste cambodgien Rithy Panh propose une nouvelle lecture avec Isabelle Huppert incarnant la mère. Le roman a également été adapté au théâtre, notamment par Geneviève Serreau au Studio des Champs-Élysées en 1960. Il a été traduit dans plusieurs langues, dont le vietnamien et le khmer, permettant ainsi aux habitants de l’ancienne Indochine de découvrir cette page de leur histoire coloniale.
Aux éditions FOLIO ; 364 pages.
2. Le marin de Gibraltar (1952)
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Résumé
En 1947, lors d’un séjour en Italie sous une chaleur caniculaire, un fonctionnaire de trente-deux ans employé à l’état civil du Ministère des Colonies prend conscience du vide de son existence. Sa relation avec Jacqueline, sa compagne rencontrée au bureau, ne lui apporte plus rien.
À Florence, la contemplation de l’Annonciation de Fra Angelico provoque en lui un électrochoc : il doit quitter son emploi et sa vie actuelle. Sur les conseils d’un chauffeur de camion rencontré par hasard, il se rend à Rocca, une petite station balnéaire où il fait la connaissance d’Anna, une riche Américaine. Cette femme énigmatique sillonne les mers sur son yacht, le Gibraltar, à la recherche de son amour de jeunesse – un mystérieux marin disparu à Shanghai.
Séduit par Anna et la promesse d’une existence nouvelle, le narrateur abandonne tout pour embarquer avec elle. Ils parcourent bientôt la Méditerranée puis l’Afrique, de port en port, sur les traces de cet homme insaisissable. Une relation ambiguë se noue entre eux, suspendue à l’éventualité de retrouver le marin de Gibraltar…
Autour du livre
Publié en 1952 aux éditions Gallimard, « Le marin de Gibraltar » marque un virage dans la bibliographie de Marguerite Duras. Après trois romans de jeunesse – « Les Impudents » (1943), « La Vie tranquille » (1944) et « Un barrage contre le Pacifique » (1950) – elle s’émancipe des codes réalistes pour s’orienter vers une esthétique proche du Nouveau roman. Elle y incorpore comme souvent certains éléments autobiographiques : le narrateur a le même âge que Duras à l’époque, il a grandi dans les colonies auprès de parents fonctionnaires et travaille au Ministère des Colonies, tout comme l’autrice qui y occupa un poste de 1937 à 1942.
Le roman s’inscrit dans le contexte littéraire particulier de l’après-guerre, période durant laquelle la littérature française se trouve partagée entre trois courants : le réalisme traditionnel, la littérature engagée théorisée par Sartre, et l’avant-garde qui remet en cause les fondements mêmes du roman. Cette dernière tendance, incarnée notamment par Nathalie Sarraute dans « L’ère du soupçon », prône une dépersonnalisation des personnages et une méfiance envers les conventions romanesques. Duras s’inscrit dans ce mouvement en créant un récit qui échappe aux contraintes de l’intrigue linéaire et du portrait psychologique conventionnel.
« Le marin de Gibraltar » rend également hommage à la littérature américaine, particulièrement à Ernest Hemingway. Le narrateur évoque d’ailleurs son désir d’écrire « un roman américain » sur l’histoire d’Anna. La dernière partie du livre, qui se déroule en Afrique, fait directement référence aux « Vertes collines d’Afrique » d’Hemingway, notamment à travers le motif de la chasse au koudou qui se mêle à la quête du marin. Le whisky, omniprésent au fil des pages, renforce cette filiation avec la littérature américaine.
Les critiques de l’époque ont souligné la singularité de ce roman dans le parcours de Duras. Si certains lecteurs se sont trouvés décontenancés par la lenteur du récit et ses dialogues énigmatiques, d’autres ont salué la modernité de cette quête à la fois géographique et métaphysique. L’ambiguïté des relations entre les personnages, leur errance existentielle et la présence obsédante du marin absent ont particulièrement retenu l’attention.
« Le marin de Gibraltar » a été adapté au cinéma en 1967 par le réalisateur britannique Tony Richardson, avec Jeanne Moreau dans le rôle d’Anna.
Aux éditions FOLIO ; 427 pages.
3. Les petits chevaux de Tarquinia (1953)
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Résumé
Nous sommes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans un village côtier d’Italie écrasé par un soleil de plomb. Sara y passe ses vacances avec son mari, Jacques, et leur fils de quatre ans. Le couple est accompagné de leur amie Diana, célibataire, ainsi que de Ludi et Gina, un autre couple dont la relation tumultueuse tangue entre disputes et réconciliations. Personne n’aime vraiment cet endroit coincé entre mer et montagne, mais tous suivent fidèlement Ludi qui en a fait leur destination estivale habituelle.
Les journées s’étirent interminablement, dans une routine soporifique : baignades tardives, parties de boules, verres de bitter campari dès le matin. La monotonie des vacances n’est troublée que par un fait divers survenu dans la région : un jeune démineur vient de périr en sautant sur une mine, et ses parents, murés dans leur chagrin, refusent de signer l’acte de décès.
L’arrivée d’un mystérieux homme avec son bateau à moteur secoue soudain la torpeur ambiante. Sara se sent irrésistiblement attirée par cet inconnu qui incarne la liberté et l’aventure. Cette rencontre la confronte à un choix déchirant : rester fidèle à son mari et à sa vie rangée, ou céder à l’appel d’une passion qui pourrait changer sa vie. En arrière-plan, le projet d’une excursion pour observer les célèbres chevaux des tombes étrusques de Tarquinia se dessine comme une possible échappatoire à l’étouffement généralisé.
Autour du livre
« Les petits chevaux de Tarquinia », publié le 16 octobre 1953 aux éditions Gallimard, s’inscrit dans une période particulièrement féconde de Marguerite Duras. Alors âgée de trente-neuf ans, elle publie à cette époque quasiment un roman par an. Ce texte paraît trois ans après le succès retentissant d’ « Un barrage contre le Pacifique », qui a définitivement établi sa réputation.
La canicule italienne y apparait comme un personnage à part entière, dictant sa loi aux protagonistes et imprégnant chaque page d’une moiteur palpable. La météorologie et la configuration géographique du lieu – l’hôtel coincé entre une falaise et la mer – créent un microcosme étouffant où les êtres se révèlent dans leur vérité la plus crue. L’alcool, omniprésent à travers les bitter campari consommés dès le réveil, amplifie cette sensation d’enfermement et d’égarement existentiel.
La notion d’amitié se manifeste en creux, à travers une camaraderie qui exerce une pression constante sur les individus. Le personnage de Ludi émerge comme le centre de gravité du groupe, influençant les décisions et les comportements de chacun. Duras y dissèque avec une précision chirurgicale les mécanismes de la vie conjugale, où l’adultère devient presque une nécessité thérapeutique pour échapper à l’usure du quotidien.
La romancière bouscule les conventions de son époque en présentant une vision désacralisée du couple et une approche novatrice de la liberté sexuelle. La banalité apparente des situations – les discussions sur la chaleur, les repas, les baignades – masque une réflexion sur l’impossibilité des « vacances en amour », selon l’expression utilisée dans le texte : « Il n’y a pas de vacances à l’amour. Ça n’existe pas. L’amour, il faut le vivre complètement avec son ennui et tout, il n’y a pas de vacances possibles à ça. »
Les critiques de l’époque ont souligné la modernité saisissante du livre, qui préfigure la Nouvelle Vague par son traitement des relations humaines et sa déconstruction des normes sociales. Il a particulièrement marqué l’écrivain Yann Andréa, qui cite sa lecture comme l’une des raisons de son coup de foudre littéraire pour Marguerite Duras.
« Les petits chevaux de Tarquinia » a été adapté au cinéma en 2022 par Matthieu Rozé sous le titre « Azuro », avec Valérie Donzelli, Thomas Scimeca, Yannick Choirat, Maya Sansa, Nuno Lopes et Florence Loiret Caille au casting.
Aux éditions FOLIO ; 224 pages.
4. Moderato cantabile (1958)
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Résumé
Dans une ville portuaire des années 1950, Anne Desbaresdes mène une existence morne au sein de la haute bourgeoisie. Épouse du directeur des Fonderies de la Côte, elle consacre ses journées à son jeune fils qu’elle accompagne chaque vendredi à sa leçon de piano chez Mademoiselle Giraud. Un après-midi, alors que l’enfant peine à assimiler la signification de « moderato cantabile » sur sa partition, un cri retentit : dans le café en bas de l’immeuble, une femme vient d’être tuée par son amant.
Le lendemain, troublée par ce drame passionnel, Anne retourne sur les lieux où elle fait la connaissance de Chauvin, un ancien ouvrier de l’usine de son mari. Les jours suivants, sous prétexte de promenades avec son fils, elle revient quotidiennement au café. Entre verres de vin et conversations énigmatiques avec Chauvin, elle tente de comprendre les raisons qui ont poussé ces amants vers leur destin tragique. Son obsession la conduit progressivement hors des conventions de son milieu bourgeois, tandis que sa relation avec Chauvin prend une tournure de plus en plus équivoque.
Autour du livre
Publié en 1958 aux Éditions de Minuit, « Moderato cantabile » marque un virage dans l’écriture de Marguerite Duras et coïncide avec ses premiers pas vers le cinéma. L’ouvrage naît d’une passion tumultueuse pour Gérard Jarlot, à qui il est dédié. Comme le confie Duras : « C’était un amour violent, très érotique, plus fort que moi, pour la première fois. J’ai même eu envie de me tuer, et ça a changé ma façon même de faire de la littérature. »
Les thèmes récurrents de l’œuvre durassienne s’entrelacent dans une partition narrative minimaliste : l’alcool comme moteur d’écriture et d’émancipation, la mer omniprésente, la sexualité réprimée, les désirs inassouvis. La structure en huit chapitres, scandée par les rencontres quotidiennes entre Anne et Chauvin, dévoile une architecture narrative où chaque scène résonne comme une variation musicale. Le titre même, emprunté à la sonatine de Diabelli que travaille l’enfant, agit comme une antiphrase ironique face à la violence des sentiments qui traversent le récit.
La dimension sociale irrigue le texte à travers l’opposition entre le monde bourgeois d’Anne Desbaresdes et l’univers ouvrier du café. Cette tension culmine lors d’un dîner mondain où Anne, ivre, transgresse les codes de sa classe, dans une scène magistrale où le narrateur délaisse sa neutralité pour adopter un ton sarcastique. Le lecteur attentif notera les symboles qui parsèment les pages : le vin rouge comme vecteur de libération, la fleur de magnolia entre les seins d’Anne comme emblème d’une sensualité étouffée, le tricot rouge de la patronne du café qui fait écho au sang du crime initial.
À sa parution, le livre suscite des réactions contrastées. Claude Mauriac, dans Le Figaro du 12 mars 1958, s’interroge : « D’où vient qu’étant court ce récit nous retienne longuement ? D’où que, se tenant semblait-il à la superficie des êtres, il nous paraisse aller si profond ? » Dans La Nouvelle Revue française, Dominique Aury salue « l’extraordinaire acuité de l’oreille et du regard, l’extraordinaire discrétion de l’écriture ». Claude Roy, dans Libération, considère qu’il s’agit du « meilleur livre » de Duras. « Moderato cantabile » obtient le Prix de Mai, décerné par un jury comprenant Roland Barthes, Georges Bataille et Nathalie Sarraute.
En 1960, Peter Brook l’adapte au cinéma. Le film met en scène Jeanne Moreau dans le rôle d’Anne Desbaresdes et Jean-Paul Belmondo dans celui de Chauvin. La performance de Jeanne Moreau lui vaut le Prix d’interprétation féminine au festival de Cannes. Cette adaptation s’inscrit dans le mouvement de la Nouvelle Vague, tout comme le roman dialogue avec le Nouveau Roman, sans toutefois s’y réduire. Plus récemment, en 2003, le compositeur Beat Furrer s’en inspire pour son opéra « Invocation », créé dans le cadre des Zürcher Festspiele, sur un livret d’Ilma Rakusa.
Aux éditions DE MINUIT ; 164 pages.
5. Dix heures et demie du soir en été (1960)
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Résumé
Espagne, années 1960. Par une soirée étouffante, Maria, Pierre et leur fille Judith voyagent en voiture vers Madrid, accompagnés de leur amie Claire. Un violent orage les contraint à faire halte dans une petite ville où la population s’agite : Rodrigo Paestra vient d’y assassiner sa jeune épouse de dix-neuf ans et son amant après les avoir surpris ensemble.
L’hôtel déborde de voyageurs bloqués par la tempête, et le groupe doit s’accommoder d’une nuit dans les couloirs. Maria, qui noie ses angoisses dans la manzanilla, perçoit les regards entre Pierre et Claire. Dans la moiteur nocturne, elle observe depuis le balcon leur désir naissant. Il est dix heures et demie du soir quand elle surprend leur premier baiser.
Au même moment, elle aperçoit une silhouette sur les toits : Rodrigo Paestra, le meurtrier en fuite. Dans un élan aussi inattendu qu’inexplicable, elle décide de l’aider à s’échapper, peut-être pour donner un sens à cette nuit où son propre mariage vacille…
Autour du livre
Publié en 1960 aux éditions Gallimard, « Dix heures et demie du soir en été » s’inscrit dans la période où Marguerite Duras commence à affirmer sa singularité stylistique. Ce roman marque une transition dans son écriture, avec des phrases courtes et factuelles qui préfigurent ce qu’on appellera plus tard le « style Duras ». Les critiques de l’époque se montrent particulièrement sévères en lui reprochant la répétition des thèmes déjà présents dans ses œuvres précédentes.
L’alcool imprègne chaque page du récit, non comme simple élément narratif mais comme véritable personnage. À travers Maria, Duras dépeint avec une précision clinique la mécanique de l’addiction : le besoin impérieux, la complaisance de l’entourage qui ne s’oppose que mollement aux excès, la reconnaissance perverse de Maria envers cette indulgence. La chaleur écrasante de l’Espagne et les orages incessants amplifient cette atmosphère suffocante où les corps et les esprits s’égarent.
Duras y met en parallèle deux histoires d’adultère aux issues différentes : celle qui mène au meurtre avec Rodrigo Paestra, et celle qui conduit à la dissolution silencieuse d’un couple. Maria établit une connexion mystérieuse avec le meurtrier, comme si elle reconnaissait en lui un reflet déformé de sa propre situation. Cette symétrie structure l’ensemble du récit et lui confère sa tension dramatique. Michael Scheffel, dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung, note comment Duras « a arrangé de manière parfaitement symétrique » les dynamiques amoureuses, condensant dans une seule scène la fin d’un amour et la naissance d’un autre.
Jules Dassin porte « Dix heures et demie du soir en été » à l’écran en 1966 avec Mélina Mercouri dans le rôle de Maria et Romy Schneider dans celui de Claire. Le film reçoit un accueil critique mitigé. En 2015, Fabrice Camoin propose une nouvelle lecture cinématographique avec « Orage ». La compagnie Entrepôt-Logis l’adapte également pour le théâtre en 2010. Marguerite Duras elle-même envisage une adaptation télévisuelle qui ne verra jamais le jour.
Aux éditions FOLIO ; 160 pages.
6. Le ravissement de Lol V. Stein (1964)
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Résumé
Jacques Hold, le narrateur, raconte l’histoire de Lola Valérie Stein, une jeune femme marquée par un événement traumatique survenu lors d’un bal. Dix ans avant le début du récit, Lol, alors âgée de dix-neuf ans est fiancée à Michael Richardson. Un soir, elle assiste impuissante au coup de foudre entre son promis et Anne-Marie Stretter lors d’une soirée dansante au casino de T. Beach. Durant toute la nuit, dissimulée derrière les plantes vertes du bar avec son amie Tatiana Karl, elle observe le couple danser jusqu’à l’aube, moment où son fiancé part définitivement avec cette femme plus âgée.
Suite à ce choc, Lol épouse Jean Bedford, un musicien rencontré durant ses errances, et quitte la ville. Une décennie plus tard, elle revient s’installer à S. Tahla avec son mari et leurs trois enfants. Elle y retrouve son amie d’enfance Tatiana Karl, désormais mariée, qui entretient une liaison avec Jacques Hold. Lol se met à suivre ce dernier, s’immisce progressivement dans la vie du couple adultère, et développe une relation ambiguë avec Jacques. Ce dernier, partagé entre Tatiana et Lol, se trouve peu à peu happé par cette femme énigmatique dont il cherche désespérément à percer le mystère.
Autour du livre
Initialement envisagé comme une pièce de théâtre destinée à Peter Brook, « Le ravissement de Lol V. Stein » (1964) évolue finalement vers un roman qui inaugure ce que la critique nomme le « cycle indien » de Marguerite Duras, comprenant également « Le Vice-Consul » (1966) et « L’amour » (1972). Les personnages de Lol V. Stein et d’Anne-Marie Stretter réapparaîtront d’ailleurs dans plusieurs œuvres ultérieures.
Le texte se distingue par sa narration à deux niveaux : celui de la quête de Lol, qui tente de revivre l’union d’Anne-Marie Stretter et Michael Richardson, et celui de Jacques Hold, narrateur dont l’objectif est de posséder Lol. Cette structure narrative sophistiquée brouille les repères traditionnels du roman. Le récit oscille entre réalité et imaginaire, les événements sont relatés à travers le prisme d’un narrateur qui avoue inventer une partie de l’histoire pour combler les vides. Cette incertitude permanente sur la véracité des faits rapportés crée une atmosphère singulière où le lecteur, comme Jacques Hold, tente en vain de percer le mystère de Lol.
Le psychanalyste Jacques Lacan y consacre d’ailleurs son unique texte sur un écrivain contemporain, « Hommage fait à Marguerite Duras, du Ravissement de Lol V. Stein ». Il souligne la proximité entre la représentation de la psyché humaine dans le roman et ses propres théories psychanalytiques, bien que Duras n’ait jamais assisté à ses séminaires.
Les critiques de l’époque se montrent partagées, certains saluant l’audace formelle du texte quand d’autres déplorent son hermétisme. Néanmoins, son importance s’est confirmée au fil du temps : les lecteurs du journal Le Monde l’ont classée à la 71ème position de leur liste des 100 meilleurs livres du XXe siècle.
« Le ravissement de Lol V. Stein » a fait l’objet de deux adaptations notables : une version audio enregistrée par Fanny Ardant en 2000, puis une adaptation théâtrale mise en scène par Patrice Douchet et Dominique Journet en 2009.
Aux éditions FOLIO ; 190 pages.
7. L’amour (1972)
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Résumé
Dans la station balnéaire de S. Thala, trois personnages énigmatiques évoluent le long d’une plage déserte. Une femme enceinte et deux hommes – l’un surnommé « le voyageur », l’autre « celui qui marche » – se croisent dans un ballet silencieux où les gestes et les regards remplacent les mots. Les interactions entre eux demeurent mystérieuses, leurs phrases sont brèves, comme si le temps s’était figé dans cet espace où la mer et le ciel se confondent.
Des bribes de souvenirs affleurent : un bal d’autrefois, une ville en flammes, des enfants. La femme semble porter en elle une histoire tragique, peut-être liée à S. Thala et à ces deux hommes qui gravitent autour d’elle. Entre les murs blancs d’un hôtel et les étendues de sable, les trois protagonistes se rapprochent et s’éloignent, tandis que des incendies éclatent dans la ville et que les sirènes retentissent.
Le passé et le présent s’entremêlent dans une atmosphère où la folie n’est jamais loin, où « les murs augmentent en nombre, se multiplient, battent dans les tempes, font saigner les yeux. »
Autour du livre
« L’amour » paraît en 1972 aux éditions Gallimard. Ce texte s’inscrit dans ce que les critiques nomment le « cycle indien » de Marguerite Duras, qui comprend également « Le ravissement de Lol V. Stein » (1964) et « Le Vice-Consul » (1966). S. Thala, lieu central du récit, apparaît déjà dans « Le ravissement de Lol V. Stein ». Certains critiques suggèrent d’ailleurs que les personnages de « L’amour » pourraient être les fantômes de ceux du « Ravissement », comme une extension spectrale de l’histoire précédente.
Le texte est remarquable par sa construction radicalement minimaliste. Les phrases courtes, parfois réduites à quelques mots, créent un rythme proche de la poésie. Cette économie de moyens ne traduit pas un appauvrissement mais, au contraire, ouvre sur une multitude d’interprétations possibles. Le nom même de S. Thala, que certains rapprochent du mot grec « Thalassa » (la mer), revient comme une litanie et devient un personnage à part entière, aussi changeant et énigmatique que les êtres qui y déambulent.
La critique s’est montrée profondément divisée face à cette œuvre. Claude Roy y voit une continuation naturelle de « Moderato cantabile », tandis que d’autres soulignent sa dimension cinématographique, comparant le texte à un scénario de David Lynch avant l’heure. Les regards-caméras, les travellings littéraires et l’atmosphère onirique participent à cette sensation de film. France Burghelle Rey note que « paradoxalement, si elle ne comporte aucune trace de lyrisme, l’écriture durassienne est porteuse d’une émotion qui la rend proche de la poésie. »
« L’amour » s’inscrit dans une période d’expérimentation formelle intense pour Duras. Le texte trouvera d’ailleurs son prolongement dans plusieurs œuvres cinématographiques : « La Femme du Gange » (1974), « India Song » (1975) et « Son nom de Venise dans Calcutta désert » (1976).
Aux éditions FOLIO ; 144 pages.
8. L’amant (1984)
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Résumé
Indochine française, années 1930. Une adolescente de quinze ans traverse quotidiennement le Mékong en bac pour rejoindre son pensionnat à Saïgon. Un jour, sur l’embarcation, elle remarque une luxueuse limousine noire conduite par un chauffeur en livrée blanche. À son bord se trouve un élégant Chinois d’une trentaine d’années, fils d’un richissime banquier. Leurs regards se croisent. Il s’approche d’elle, intimidé, et lui offre une cigarette d’une main tremblante. L’homme propose de la raccompagner dans sa voiture. Elle accepte. Cette rencontre marque le début d’une liaison passionnée qui durera un an et demi.
Dans le contexte colonial de l’époque, cette relation transgressive entre une jeune Française et un Chinois plus âgé scandalise. La narratrice vit avec sa mère, institutrice veuve aux prises avec des difficultés financières, et ses deux frères : l’aîné, violent et manipulateur, qui terrorise la famille, et le cadet qu’elle adore. Sa mère, qui préfère manifestement son fils aîné, semble accepter tacitement cette relation, notamment pour les avantages matériels qu’elle procure. L’adolescente découvre bientôt la sensualité dans la garçonnière de son amant, sur fond de moiteur tropicale et de tensions familiales exacerbées…
Autour du livre
Publié en 1984, « L’amant » trouve son origine dans un projet d’album photographique intitulé « La Photo absolue ». Marguerite Duras souhaitait initialement commenter une collection de clichés tirés de ses films et de sa vie. Le texte devait s’articuler autour d’une photographie jamais prise : celle de sa traversée du Mékong, scène fondatrice qui ouvre le roman. Cette genèse photographique transparaît dans l’écriture même du livre, composé comme une succession de clichés mémoriels.
Plus de cinquante ans après les faits, Duras livre enfin la « face cachée » de sa vie. Cette histoire d’amour, qu’elle avait déjà évoquée de manière transposée dans « Un barrage contre le Pacifique » (1950), prend ici une dimension plus crue, plus intime. Si les souvenirs surgissent parfois de façon fragmentaire, c’est que l’autrice ne cherche pas tant l’exactitude factuelle qu’une vérité émotionnelle. Le récit alterne entre la première et la troisième personne, créant un jeu de distances entre la jeune fille de quinze ans et la femme qui se remémore.
Duras y aborde plusieurs thématiques entrelacées : l’éveil à la sexualité, les relations familiales toxiques, la condition coloniale, mais aussi la naissance d’une vocation d’écrivaine. La narratrice, contrainte par sa mère à étudier les mathématiques, nourrit déjà le désir secret d’écrire. Cette liaison interdite devient paradoxalement un acte d’émancipation, une façon de s’affranchir du carcan familial et social.
La critique accueille triomphalement « L’amant ». Seul Angelo Rinaldi, dans L’Express, émet une note discordante, jugeant Duras « emphatique dans le laconisme, sentimentale dans la sécheresse ». Le livre reçoit le Prix Goncourt 1984 et le Prix Ritz-Paris-Hemingway en 1986. Son succès est phénoménal : 250 000 exemplaires vendus avant même l’obtention du Goncourt, puis 1,63 million d’exemplaires en grand format dans les mois suivants. Il est traduit dans quarante-trois langues.
En 1992, Jean-Jacques Annaud porte « L’amant » à l’écran avec Jane March et Tony Leung dans les rôles principaux. Cette adaptation déplaît à Duras qui avait initialement tenté de réaliser elle-même le film avant d’y renoncer pour raisons de santé. En réaction, elle publie en 1991 « L’Amant de la Chine du Nord », une réécriture plus cinématographique de son histoire. Le film d’Annaud connaît néanmoins un succès commercial important, malgré un accueil critique mitigé en France.
Aux éditions DE MINUIT ; 145 pages.
9. Les yeux bleus, cheveux noirs (1986)
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Résumé
Dans une station balnéaire du nord de la France, lors d’une douce soirée d’été, un homme élégant observe depuis le hall de l’Hôtel des Roches une scène qui chamboule son existence : un jeune étranger aux yeux bleus et aux cheveux noirs rejoint une femme. Submergé par un coup de foudre instantané pour ce bel inconnu, l’homme se met à pleurer, désespéré de l’avoir perdu de vue.
Plus tard dans la soirée, il retrouve par hasard la femme dans un café en bord de mer, sans la reconnaître. Ému par son désarroi, elle engage la conversation. Il lui propose alors un marché singulier : qu’elle vienne dormir chez lui contre rémunération, sans qu’il ne la touche. Elle accepte.
Nuit après nuit, dans une chambre aux murs blancs baignée d’une lumière tamisée, ces deux êtres que tout sépare se retrouvent. Elle, vêtue uniquement d’un foulard de soie noire, s’allonge sur le lit pendant qu’il la contemple. Le jour, elle retrouve un amant qui lui procure les plaisirs de la chair. La nuit, elle revient auprès de cet homme tourmenté qui ne peut désirer son corps de femme. Ensemble, ils pleurent le même homme : l’étranger aux yeux bleus et cheveux noirs qui les a tous deux ensorcelés le temps d’un regard.
Autour du livre
Publié en 1986 aux Éditions de Minuit, « Les yeux bleus, cheveux noirs » est une tentative d’adaptation théâtrale de « La maladie de la mort », ouvrage que Marguerite Duras avait fait paraître quatre ans plus tôt. Cette genèse particulière transparaît dans la construction même du livre, ponctué d’indications scéniques qui rappellent sa nature hybride, entre roman et pièce de théâtre. La même année, Duras publie « La Pute de la côte normande », un court texte qui dévoile les coulisses de l’écriture des « Yeux bleus, cheveux noirs », rédigé durant l’été 1986 à Trouville, en compagnie de Yann Andréa. Ce dernier, à qui le livre est dédicacé, tape le manuscrit à la machine deux heures par jour, dans une atmosphère tendue de cris et de disputes.
Duras y construit un théâtre des corps et des regards où chaque geste prend une dimension cérémonielle. La chambre devient une scène où se joue un rituel nocturne, rythmé par les indications d’un mystérieux acteur qui commente l’action : « Les deux héros de l’histoire occuperaient la place centrale de la scène près de la rampe. Il ferait toujours une lumière indécise, sauf à cet endroit du lieu des héros où la lumière serait violente et égale. » Quand l’homme observe la femme, « il oublie même de la voir pour mieux se souvenir. » La vue devient alors non plus saisie de l’autre mais ouverture vers la rêverie et le souvenir.
En filigrane se dessine la propre histoire de Marguerite Duras et de sa relation avec Yann Andréa, son dernier compagnon homosexuel. Elle confie d’ailleurs à la presse : « C’est l’histoire d’un amour, le plus grand et plus terrifiant qu’il m’a été donné d’écrire. […] Il s’agit d’un amour qui n’est pas nommé dans les romans et qui n’est pas nommé non plus par ceux qui le vivent. D’un sentiment qui en quelque sorte n’aurait pas encore son vocabulaire, ses mœurs, ses rites. »
Dans le Los Angeles Times, Robert Steiner livre une critique mitigée : « ‘Les yeux bleus, cheveux noirs’ s’inscrit dans la tradition des fictions érotiques mineures célébrées par la littérature française contemporaine. […] Le problème de ce roman est que dans sa volonté d’évoquer le mystère, il verse dans un sentimentalisme précieux. Les personnages ne ressentent pas tant qu’ils ne se font poétiques. Ils sont en fait trop immatures dans leurs passions pour être longtemps dramatiques. »
L’année de sa publication, « Les yeux bleus, cheveux noirs » a été adapté pour la scène, en accord avec sa nature profondément théâtrale. Le texte alterne en effet entre narration romanesque et didascalies, comme si Duras avait voulu fusionner les genres pour mieux dire l’indicible de cette passion impossible.
Aux éditions DE MINUIT ; 160 pages.
10. L’Amant de la Chine du Nord (1991)
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Résumé
Dans l’Indochine française des années 1930, une adolescente de quinze ans vit avec sa mère directrice d’école, son frère aîné Pierre qui se drogue à l’opium, son petit frère Paulo qu’elle protège farouchement, et Thanh, un jeune chauffeur recueilli par la famille.
Sur le bac qui traverse le Mékong pour rejoindre son pensionnat à Saïgon, elle croise le regard d’un homme élégant dans une luxueuse Léon Bollée noire. Ce riche Chinois de vingt-sept ans s’éprend immédiatement d’elle. Naît bientôt une passion incandescente, interdite par les conventions sociales de l’époque coloniale. Dans la moiteur des nuits saïgonnaises, ils se retrouvent dans une garçonnière où leur amour se consume.
Mais leur liaison transgresse tous les tabous : la différence d’âge, les barrières raciales, les conventions sociales. La famille de la jeune fille, bien que ruinée, méprise cet homme pour ses origines tout en profitant de son argent. De son côté, le père de l’amant Chinois menace de le déshériter s’il poursuit cette relation avec une jeune Française.
Autour du livre
La genèse de « L’Amant de la Chine du Nord » est intimement liée à deux événements. En mai 1990, Marguerite Duras apprend la mort de son ancien amant chinois. Cette nouvelle la bouleverse et la pousse à revisiter cette histoire qui l’a profondément marquée. Parallèlement, l’adaptation cinématographique de son précédent roman « L’amant » (Prix Goncourt 1984) par Jean-Jacques Annaud ne la satisfait pas. Elle juge le film trop esthétisant, trop éloigné de la vérité de son histoire. Ces deux éléments déclencheurs la conduisent à réécrire ce pan de sa vie, mais différemment. Elle travaille sur ce nouveau manuscrit pendant une année entière, cherchant à restituer une vérité plus crue, plus directe.
Cette nouvelle version se démarque significativement de « L’amant ». Les sentiments y occupent une place prépondérante, alors que la première version se montrait plus distante, plus analytique. La dimension familiale s’étoffe considérablement : la relation trouble avec le petit frère Paulo, la violence du frère aîné opiomane, la figure complexe de la mère y sont davantage développées. La narration adopte une perspective quasi cinématographique, parsemée d’indications de mise en scène comme autant de suggestions pour une future adaptation : « En cas de cinéma on aura le choix. Ou bien on reste sur le visage de la mère qui raconte sans voir. Ou bien on voit la table et les enfants ‘racontés’ par la mère. L’auteur préfère cette dernière proposition. »
La construction narrative épouse une forme singulière. Les personnages ne sont jamais nommés mais désignés par des appellations génériques : « l’enfant » pour la jeune fille, « le Chinois » pour son amant. Cette distanciation paradoxale renforce l’intensité émotionnelle du récit. Les dialogues, qualifiés de « chaotiques mais d’un naturel retrouvé » par Duras elle-même, s’entrelacent avec des descriptions sensorielles de l’Indochine coloniale : l’odeur du jasmin dans la nuit, la moiteur du delta du Mékong, les rues de Saïgon.
Les critiques littéraires ont largement commenté cette réécriture. Pour certains, comme en témoignent plusieurs recensions de l’époque, ce texte surpasse « L’amant » par son dépouillement et son intensité émotionnelle. La romancière y atteint une forme d’épure stylistique qui sert admirablement le propos. D’autres y voient une œuvre plus ambiguë, qui soulève des questions dérangeantes sur la nature du désir et le consentement. Néanmoins, tous s’accordent sur la puissance évocatrice du texte. Roland Barthes lui-même avait théorisé sur ce style durassien, comparant sa littérature au « monologue intérieur » qui, « comme un bruit de fond dans un café, jamais ne fera phrase ».
« L’Amant de la Chine du Nord » est conçu comme un scénario potentiel, incluant des notes techniques et des suggestions de mise en scène. Cette approche découle directement de l’insatisfaction de Duras face à l’adaptation de Jean-Jacques Annaud. Dans les dernières pages, elle propose même une trame détaillée pour un nouveau film, avec des indications précises sur les plans à privilégier : le ciel bleu criblé de brillances, le fleuve dans son immensité nocturne, le paquebot sous la pluie de la mousson. Cette dimension cinématographique constitue l’une de ses originalités majeures.
Aux éditions FOLIO ; 245 pages.