Jean Piaget naît le 9 août 1896 à Neuchâtel, en Suisse. Fils d’un professeur de littérature médiévale, il manifeste très tôt un intérêt pour la science. À onze ans seulement, il publie son premier article scientifique sur un moineau albinos, marquant ainsi le début d’une impressionnante carrière intellectuelle.
Passionné par les mollusques pendant son adolescence, il devient un malacologiste reconnu et obtient son doctorat en sciences naturelles en 1918. Après un passage à Zurich où il s’initie à la psychanalyse, il part à Paris travailler au laboratoire d’Alfred Binet, une expérience qui oriente ses recherches vers l’étude du développement de l’intelligence.
En 1921, il rejoint l’Institut Jean-Jacques Rousseau à Genève, où sa carrière prend son envol. Il épouse Valentine Châtenay en 1923, avec qui il a trois enfants qui deviennent les sujets de ses observations sur le développement cognitif. Sa carrière universitaire le mène à enseigner dans plusieurs institutions prestigieuses : Neuchâtel, Genève, Lausanne, et même la Sorbonne où il devient le seul professeur suisse à y être invité.
Tout au long de sa carrière, Piaget développe sa théorie sur le développement cognitif de l’enfant, établissant des stades précis d’évolution intellectuelle. Il dirige également le Bureau international d’Éducation pendant 39 ans et fonde en 1955 le Centre international d’épistémologie génétique, qu’il dirige jusqu’à sa mort.
Ses travaux révolutionnent la compréhension du développement intellectuel de l’enfant et influencent profondément la pédagogie moderne. Reconnu mondialement, il reçoit plus de trente doctorats honoris causa et le prestigieux Prix Balzan en 1979. Jean Piaget s’éteint le 16 septembre 1980 à Genève, laissant derrière lui une œuvre considérable comprenant une soixantaine de livres et plusieurs centaines d’articles.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. La psychologie de l’intelligence (1947)
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Résumé
Dans « La psychologie de l’intelligence », Jean Piaget dévoile sa théorie sur les mécanismes du développement cognitif. Au fil des chapitres, il démontre que l’intelligence ne constitue pas une faculté figée, mais représente un état d’équilibre vers lequel convergent toutes les adaptations successives entre l’organisme et son environnement.
Le psychologue suisse définit quatre stades du développement intellectuel. Le stade sensori-moteur, de la naissance à deux ans, voit l’enfant découvrir le monde à travers ses sens et ses actions. Il acquiert notamment la notion de permanence de l’objet, comprenant qu’une chose continue d’exister même hors de sa vue. Durant la période préopératoire, de deux à sept ans, l’enfant développe le jeu symbolique et la manipulation de symboles, bien que sa pensée reste marquée par l’égocentrisme.
Le stade des opérations concrètes, de sept à onze ans, marque l’émergence de la pensée logique appliquée aux situations tangibles. L’enfant maîtrise les concepts de conservation (la quantité demeure identique malgré les changements de forme), de réversibilité (possibilité de revenir à l’état initial) et de classification (regroupement d’objets selon leurs caractéristiques communes).
Enfin, le stade des opérations formelles, à partir de onze ans, permet l’accès au raisonnement abstrait et à la résolution de problèmes hypothétiques. L’adolescent acquiert la capacité de formuler des déductions à partir de prémisses abstraites et de réfléchir sur des possibilités futures.
Piaget explicite également les mécanismes fondamentaux guidant cette progression cognitive. L’assimilation permet d’intégrer de nouvelles informations aux schémas mentaux existants, tandis que l’accommodation modifie ces schémas face à des expériences inédites. L’équilibration entre ces deux processus assure l’avancement cognitif.
Le jeu et les interactions sociales occupent une place centrale dans cette théorie. À travers le jeu, l’enfant expérimente, manipule son environnement et construit activement sa compréhension du monde. Les échanges avec les pairs et les adultes provoquent des conflits cognitifs essentiels, poussant l’enfant à questionner ses conceptions et à rechercher de nouvelles connaissances.
Cette conception dynamique de l’intelligence bouleverse la compréhension traditionnelle de l’apprentissage. Pour Piaget, l’intelligence ne se résume pas à une accumulation passive de connaissances, mais implique une construction active où chaque nouvelle acquisition s’appuie sur les précédentes pour former des structures mentales toujours plus complexes.
Autour du livre
Édité pour la première fois en 1947, « La psychologie de l’intelligence » synthétise les principes d’un système théorique que Piaget a mis toute une vie à formuler, confirmé plus tard par les neurosciences et les travaux de chercheurs contemporains comme Jean-Pierre Changeux et Antonio Damasio. Psychology Today a désigné Piaget comme le meilleur psychologue du XXe siècle, une reconnaissance majeure pour celui qui est considéré comme le père fondateur de la psychologie de l’enfant. Sa théorie de l’apprentissage constitue le socle de la compréhension moderne du développement cognitif.
Néanmoins, certains critiques soulignent la difficulté d’accès de l’ouvrage, particulièrement pour les non-initiés. Son style académique et l’absence d’illustrations ou d’exemples concrets pour éclairer les raisonnements complexes peuvent décourager. La préface, jugée trop superficielle, ne parvient pas toujours à faciliter l’entrée dans ce texte dense. Les critiques modernes pointent également certaines limites : une possible sous-estimation des capacités des jeunes enfants, un biais culturel occidental dans les observations, et une insuffisante prise en compte des facteurs émotionnels et motivationnels dans le développement cognitif.
Malgré ces réserves, l’influence de Piaget perdure dans les pratiques éducatives contemporaines, notamment à travers l’importance accordée à l’apprentissage actif et à la découverte. La citation « L’objectif de l’éducation n’est pas d’augmenter la quantité de connaissances mais de créer les possibilités pour qu’un enfant invente et découvre » résume l’essence de sa pensée et continue d’inspirer les approches pédagogiques actuelles.
Aux éditions DUNOD ; 312 pages.
2. La psychologie de l’enfant (avec Bärbel Inhelder, 1950)
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Résumé
Dans « La Psychologie de l’enfant », Jean Piaget et Bärbel Inhelder présentent leurs découvertes sur le développement cognitif, de la naissance à l’adolescence. Leur théorie, fruit de décennies d’observations et d’expérimentations, dévoile comment l’intelligence se construit progressivement à travers quatre stades distincts.
Les auteurs décrivent d’abord le stade sensorimoteur, de la naissance à deux ans, où l’enfant découvre le monde à travers ses sens et ses actions motrices. Durant cette période, le nourrisson passe des simples réflexes à des comportements intentionnels. Une avancée majeure survient avec l’acquisition de la permanence de l’objet : l’enfant comprend qu’un objet continue d’exister même lorsqu’il disparaît de son champ de vision.
Le stade préopératoire, de deux à sept ans, se caractérise par l’émergence de la fonction symbolique. L’enfant devient capable d’utiliser des symboles, des mots et des images pour représenter son environnement. Toutefois, sa pensée reste marquée par l’égocentrisme : il peine à considérer des points de vue différents du sien. Durant cette phase, l’animisme prédomine également : l’enfant attribue des caractéristiques vivantes aux objets inanimés.
Entre sept et onze ans s’établit le stade des opérations concrètes. L’enfant développe la capacité de raisonner logiquement sur des situations tangibles. Il maîtrise le principe de conservation – comprenant qu’une quantité reste identique malgré les changements de forme – et peut classer les objets selon plusieurs critères. La réversibilité de la pensée s’installe : l’enfant peut mentalement revenir en arrière dans son raisonnement.
Le dernier stade, celui des opérations formelles, débute vers douze ans. L’adolescent acquiert la capacité de mener des raisonnements hypothético-déductifs et d’appréhender des concepts abstraits. Il peut désormais réfléchir sur des possibilités, formuler des hypothèses et les tester systématiquement.
Les auteurs mettent en évidence les mécanismes qui permettent le passage d’un stade à l’autre. L’assimilation intègre les nouvelles expériences aux schémas existants, tandis que l’accommodation modifie ces schémas pour s’adapter aux situations inédites. L’équilibration, processus d’autorégulation, assure la progression harmonieuse du développement cognitif.
À chaque étape, Piaget et Inhelder décrivent minutieusement les expériences qui étayent leurs conclusions. Leurs observations révèlent comment les enfants construisent activement leur compréhension du monde, réfutant l’idée qu’ils seraient de simples réceptacles passifs d’informations. Cette conception révolutionnaire du développement cognitif établit les fondements d’une nouvelle approche de l’apprentissage et de l’éducation.
Autour du livre
Publié en 1950, « La psychologie de l’enfant » se distingue des autres travaux de Piaget par son accessibilité relative, bien que le style demeure dense et technique. Les découvertes qui y sont présentées ont révolutionné la compréhension du développement mental chez l’enfant. Piaget s’éloigne radicalement du behaviorisme dominant à son époque pour considérer l’enfant comme un acteur de son propre développement. Sa théorie met en évidence que l’intelligence ne se résume pas à une accumulation passive de connaissances mais résulte d’une construction active à travers l’interaction avec l’environnement.
Les expériences décrites dans le livre, comme la tâche des trois montagnes ou les tests de conservation, sont devenues des classiques de la psychologie expérimentale. Jean Piaget et Bärbel Inhelder proposent également une réflexion novatrice sur le rôle du jeu symbolique dans le développement cognitif, montrant comment il permet à l’enfant d’assimiler la réalité à ses propres besoins avant d’intégrer les règles du monde extérieur. Néanmoins, certaines critiques modernes soulignent que Piaget aurait sous-estimé les capacités cognitives des jeunes enfants et négligé l’importance des facteurs culturels dans le développement.
La collaboration entre Piaget et Inhelder mérite d’être soulignée. Leur approche méthodologique rigoureuse, basée sur l’observation directe et les entretiens cliniques, a établi de nouveaux standards dans la recherche en psychologie du développement. Leurs conclusions sur l’acquisition progressive des capacités logiques et mathématiques chez l’enfant ont profondément influencé les méthodes d’enseignement.
Aux éditions PUF ; 156 pages.
3. Six études de psychologie (1964)
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Résumé
Dans « Six études de psychologie », Jean Piaget présente une synthèse méthodique du développement mental, depuis les premiers instants de la vie jusqu’à l’adolescence. L’ouvrage s’articule en deux parties : la première retrace les étapes essentielles de l’évolution cognitive de l’enfant, tandis que la seconde s’élève vers des considérations théoriques plus abstraites.
Les premières pages décrivent le nourrisson dans son état initial, où la pensée et la représentation mentale n’existent pas encore. L’enfant interagit d’abord avec son environnement par des réflexes simples, comme les pleurs, avant de développer un répertoire d’actions plus varié. Cette période sensori-motrice se caractérise par l’acquisition progressive de la préhension – cette capacité fondamentale à saisir les objets de manière adaptée selon leur nature.
Piaget dévoile ensuite comment l’enfant transcende cet état primitif pour accéder aux comportements intentionnels. Il apprend à enchaîner plusieurs actions vers un même but, intègre diverses informations sensorielles et commence à percevoir le monde comme une entité permanente. Cette évolution marque le passage de la simple répétition vers l’invention de nouveaux moyens d’action.
La deuxième partie de l’ouvrage s’élève vers des questions plus théoriques. Piaget y examine notamment les relations entre la pensée et l’action, démontrant que la première découle de la seconde plutôt que du langage. Il analyse également l’émergence de la logique chez l’enfant, réfutant l’hypothèse d’un innéisme des capacités rationnelles. Cette partie aborde aussi la question de l’équilibre cognitif et établit des parallèles avec les théories physiques, notamment celle de la relativité.
Piaget met en lumière le phénomène de l’égocentrisme inconscient du jeune enfant, qui se manifeste tant dans ses relations sociales que dans sa pensée en formation. Les innombrables « pourquoi » enfantins témoignent d’une vision du monde où tout doit avoir une raison, souvent centrée sur l’humain. Cette phase évolue graduellement vers une compréhension plus nuancée et objective de la réalité.
La théorie de Piaget culmine dans l’explication de deux mécanismes fondamentaux : l’assimilation, par laquelle l’enfant incorpore le monde extérieur à ses structures mentales existantes, et l’accommodation, qui l’amène à modifier ces structures face aux transformations de l’environnement. Ces processus complémentaires constituent le moteur du développement cognitif et permettent l’adaptation progressive de l’individu à son milieu.
Autour du livre
Cette collection d’essais, publiée pour la première fois en anglais, synthétise les idées maîtresses de celui qui s’impose comme le penseur le plus significatif du XXe siècle dans le champ de la cognition. La méthodologie novatrice de Piaget a bouleversé la manière d’étudier l’assimilation des connaissances chez l’enfant. Sa théorie s’appuie sur des observations précises, comme celle d’un enfant manipulant de la pâte à modeler, qu’il traduit en formulations mathématiques. Cette approche structuraliste, bien que critiquée par certains pour sa complexité, établit des parallèles audacieux avec les théories physiques, notamment la relativité.
Les concepts fondamentaux de Piaget remettent en question l’idée d’un innéisme de la rationalité. Il démontre que la pensée logique et les capacités a priori ne sont pas innées mais résultent d’un développement progressif, intimement lié à la maturation globale de l’individu. Cette perspective s’oppose à ce qu’il nomme « le mythe de l’autonomie », qui imprègne tant la pensée religieuse que séculière moderne.
Pour les spécialistes, l’ouvrage propose des éclairages sur des sujets comme l’assimilation et l’accommodation – deux processus par lesquels l’enfant incorpore le monde extérieur à ses structures mentales tout en adaptant ces dernières aux transformations environnementales. Cette dialectique constante entre l’individu et son milieu constitue l’un des apports majeurs de la théorie piagétienne.
Si certains critiques saluent la capacité de ces « Six études de psychologie » à éclaircir des concepts psychologiques complexes, d’autres soulignent leur densité théorique, particulièrement dans la partie consacrée à l’équilibre cognitif. Les lecteurs non spécialisés peuvent en effet trouver le texte ardu, notamment dans ses parties les plus théoriques comme le groupe INRC.
Aux éditions FOLIO ; 224 pages.
4. Le jugement moral chez l’enfant (1932)
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Résumé
Dans « Le jugement moral chez l’enfant », cinquième volume de sa série d’études sur la psychologie enfantine, Jean Piaget se penche sur l’évolution de la moralité depuis la période préscolaire jusqu’à l’adolescence. Son investigation se déploie en trois grands axes qui révèlent la progression depuis une morale de la contrainte vers une morale de la coopération.
Piaget entame son étude par l’observation des enfants jouant aux billes, considérant ces jeux comme de véritables institutions sociales indépendantes du monde adulte. Les plus jeunes, paradoxalement, voient les règles comme sacrées et immuables, dictées par une autorité supérieure, tout en les respectant peu dans la pratique. En grandissant, les enfants comprennent que ces règles peuvent être modifiées par accord mutuel et les suivent alors plus fidèlement.
L’examen des conceptions enfantines de la responsabilité et du mensonge constitue le deuxième volet de l’enquête. Piaget met en évidence le « réalisme moral » des plus jeunes : ils jugent qu’il est plus grave de casser quinze tasses par accident qu’une seule intentionnellement, ou de prétendre avoir vu un chien aussi grand qu’une vache plutôt que de s’attribuer faussement de bonnes notes scolaires. Cette évaluation quantitative cède progressivement la place à un jugement « psychologique » prenant en compte les intentions.
Le troisième axe porte sur l’évolution des notions de justice. Les conceptions primitives fondées sur l’expiation laissent place à des critères de réciprocité, de proportionnalité et de prévention. Cette progression n’est pas linéaire : Piaget observe plutôt une modification des proportions entre les différentes positions morales selon l’âge.
Cette étude, menée auprès d’enfants issus de milieux populaires suisses, ne découpe pas le développement en stades nettement délimités. L’autonomie morale représente davantage un « terme limite » vers lequel tendent les relations sociales qu’un état définitivement acquis. Les formes idéales d’équilibre – respect mutuel et coopération – ne se trouvent jamais à l’état pur mais toujours mêlées à leurs contraires.
Piaget démontre ainsi que le développement moral s’enracine dans l’évolution des relations sociales. L’autorité adulte, bien qu’elle constitue une étape nécessaire, ne suffit pas à créer le sens de la justice. Celui-ci émerge à travers les progrès de la coopération et du respect mutuel entre pairs, conduisant l’enfant d’une position où la loi est imposée de l’extérieur vers une morale fondée sur la réciprocité et l’autonomie.
Autour du livre
« Le jugement moral chez l’enfant » représente l’aboutissement des réflexions de Piaget dans les années 1920. Dans une lettre à Ignace Meyerson datée du 12 février 1930, Piaget confie sa satisfaction de pouvoir enfin « abréagir toutes [ses] humeurs contre l’Autorité adulte » dans cet ouvrage. Cette dimension personnelle transparaît notamment dans ses observations sur l’autorité parentale et scolaire, qu’il qualifie parfois de « non-sens ».
L’ouvrage s’inscrit dans un contexte particulier : l’entre-deux-guerres voit monter les fascismes en Europe, et les questions d’éducation morale deviennent cruciales. Piaget prend position en faveur d’une pédagogie démocratique, s’opposant aux méthodes autoritaires. Sa défense du « self-government » scolaire prend ainsi une dimension politique : en 1933, l’Allemagne nazie rejette explicitement ces méthodes comme incompatibles avec le « principe de l’autorité des chefs ».
La singularité de l’ouvrage réside dans son attention particulière à l’affectivité enfantine, une dimension rare dans l’œuvre piagétienne. Piaget y souligne l’importance du « besoin d’affection réciproque » comme « condition première de la vie morale ». Il utilise également ses propres souvenirs d’enfance pour illustrer certains concepts, notamment l’expérience du sentiment de justice.
La portée du livre dépasse le cadre de la psychologie du développement. Il constitue aussi une réflexion philosophique sur l’immanence et la transcendance, prolongeant les préoccupations religieuses du jeune Piaget. Sa vision d’une morale fondée sur la coopération plutôt que sur l’autorité résonne avec ses convictions religieuses immanentistes, exprimées dans ses écrits antérieurs.
Aux éditions PUF ; 344 pages.
5. La représentation du monde chez l’enfant (1926)
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Résumé
« La représentation du monde chez l’enfant » dévoile les résultats de recherches menées par Jean Piaget dans les années 1920. À travers une série d’entretiens cliniques avec des enfants de 4 à 12 ans, le psychologue suisse sonde leurs conceptions spontanées de la réalité. Sa démarche s’articule autour de deux questions fondamentales : comment l’enfant distingue-t-il le monde extérieur du monde subjectif, et quelle signification donne-t-il aux explications causales qu’il formule ?
Les réponses récoltées mettent en évidence trois caractéristiques principales de la pensée enfantine. En premier lieu, le réalisme se manifeste par l’incapacité à différencier le psychologique du physique. Pour les plus jeunes, la pensée est une substance matérielle, localisée dans la bouche ou les oreilles. Les mots eux-mêmes sont perçus comme des entités concrètes, inséparables des objets qu’ils désignent. Les rêves proviennent de l’extérieur, comme des images flottant dans l’air ou transportées par les oiseaux.
Le second trait marquant réside dans l’animisme. Les enfants attribuent une conscience et des intentions aux objets inanimés. Les nuages se déplacent selon leur volonté, la lune suit les promeneurs par curiosité, le soleil se cache quand il pleut pour ne pas être mouillé. Cette tendance évolue par stades : d’abord tout est conscient, puis uniquement ce qui bouge, ensuite ce qui se meut spontanément, et enfin seuls les animaux.
L’artificialisme constitue le troisième aspect caractéristique. Les enfants considèrent tous les phénomènes naturels comme des fabrications humaines ou divines. Les montagnes ont été construites pierre par pierre, les lacs créés en creusant le sol, les rivières tracées comme des routes. Cette vision anthropocentrique ou théocentrique s’estompe progressivement au profit d’explications naturelles.
Piaget démontre que ces conceptions ne relèvent pas d’une simple ignorance ou d’une pensée primitive. Elles témoignent d’une construction intellectuelle cohérente, marquée par l’égocentrisme. L’enfant ne perçoit pas immédiatement la séparation entre son moi et le monde extérieur. Sa représentation de la réalité se modifie par étapes successives, à mesure qu’il prend conscience de sa propre subjectivité et accède à une pensée plus objective.
Autour du livre
« La représentation du monde chez l’enfant » s’inscrit dans un contexte intellectuel dominé par la psychologie de la Gestalt et le behaviorisme. Piaget s’oppose à ces courants qui réduisent le fonctionnement humain soit à une simple adaptation à l’environnement, soit à des influences externes. Il développe sa propre méthode clinique, distincte des tests standardisés qui ne s’intéressent qu’aux réponses correctes ou incorrectes.
L’ouvrage constitue le troisième volet d’une série comprenant « Le langage et la pensée chez l’enfant » (1923) et « Le jugement et le raisonnement chez l’enfant » (1924). Il sera suivi par « La causalité physique chez l’enfant » (1927), formant ainsi un diptyque sur l’évolution des croyances enfantines concernant la réalité et la causalité.
La méthodologie innovante de Piaget repose sur des entretiens ouverts permettant aux enfants d’exprimer spontanément leur pensée. Les réponses parfois surprenantes – comme celle affirmant que « les rêves viennent de l’extérieur, quand on va se promener et qu’on voit quelque chose, ça fait une marque sur le front en petites gouttes de sang » – ne sont pas considérées pour leur inexactitude mais pour ce qu’elles révèlent de la construction cognitive enfantine.
L’impact de ces travaux demeure considérable. En démontrant que l’enfant n’est pas un adulte miniature mais possède des structures de pensée propres, Piaget révolutionne la psychologie du développement. Sa théorie des stades, son analyse de l’égocentrisme enfantin et ses observations sur l’animisme continuent d’influencer la recherche contemporaine.
Aux éditions PUF ; 336 pages.
6. Le structuralisme (1968)
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Résumé
Dans « Le structuralisme », publié en 1968, Jean Piaget déconstruit méthodiquement cette notion fondamentale qui marque profondément la pensée scientifique du XXe siècle. Le psychologue et épistémologue suisse établit d’abord les trois piliers qui caractérisent toute structure : la totalité (une structure constitue un ensemble dont les lois transcendent les propriétés de ses éléments), la transformation (une structure n’est jamais figée mais permet des combinaisons et recombinaisons permanentes), et l’autoréglage (les transformations respectent les frontières inhérentes au système sans faire appel à des éléments externes).
À partir de cette base théorique, Piaget examine comment ces principes structuraux se manifestent dans les différentes disciplines scientifiques. Il commence par les mathématiques, où la notion de groupe, développée par Galois au début du XIXe siècle, illustre parfaitement la logique structurale. Il poursuit avec la physique, où les groupes de transformation permettent de comprendre les phénomènes fondamentaux. En biologie, bien que les structures soient moins formalisées mathématiquement, Piaget montre leur présence dans les systèmes d’homéostasie et les modèles cybernétiques.
L’analyse s’étend ensuite aux sciences humaines. En linguistique, Piaget discute l’héritage de Saussure et sa conception synchronique de la langue. En psychologie, il présente la théorie de la Gestalt comme une manifestation précoce du structuralisme. Dans le domaine de l’ethnologie, il dialogue avec les travaux de Lévi-Strauss, soulignant la double influence de la linguistique saussurienne et des structures algébriques dans son approche des systèmes de parenté et des mythes.
Piaget ne se contente pas d’une présentation neutre : il engage un dialogue critique avec les principaux théoriciens structuralistes. Il questionne notamment la tendance de certains auteurs à transformer le structuralisme en philosophie, alors qu’il devrait rester une méthode scientifique. Il met en garde contre le risque de négliger l’histoire, la genèse et le fonctionnement au profit d’une vision trop statique des structures. Sa réflexion culmine dans une discussion sur les relations entre structuralisme et constructivisme, où il démontre que ces deux approches, loin de s’opposer, se complètent nécessairement dans une compréhension dynamique de la formation des connaissances.
Autour du livre
Initialement paru en 1968 dans la célèbre collection « Que sais-je ? », cet ouvrage de Jean Piaget connaît un succès remarquable avec plus de 100 000 exemplaires vendus et douze réimpressions. Piaget y développe une critique constructive du structuralisme, mettant en garde contre les dangers d’une approche trop dogmatique qui négligerait l’histoire, la genèse et le fonctionnement des structures. Il dialogue notamment avec les travaux de Lévi-Strauss, dont il salue la rigueur méthodologique tout en questionnant certaines positions, particulièrement sur la place du sujet et de l’histoire dans l’analyse structurale.
L’ouvrage se distingue par son approche interdisciplinaire. Chaque chapitre examine le structuralisme sous un angle différent : mathématiques, logique, biologie, psychologie, linguistique, sciences sociales. Cette perspective multiple permet à Piaget de démontrer que le structuralisme n’est pas une doctrine philosophique mais une méthode scientifique qui doit rester ouverte au dialogue avec d’autres approches.
La contribution majeure de Piaget réside dans sa démonstration que structure et genèse ne s’opposent pas mais se complètent. Il propose ainsi un « structuralisme sans structure », concept qu’il développe en s’inspirant notamment des travaux de Michel Foucault. Cette approche novatrice influence profondément la psychologie génétique et l’épistémologie contemporaine. Le Centre international d’épistémologie génétique (CIEG) de Genève, dirigé par Piaget, joue un rôle clé dans le développement de ces idées. Les recherches qui y sont menées permettent d’établir des ponts entre la généalogie abstraite des structures mathématiques et leur genèse psychologique concrète.
Aux éditions PUF ; 144 pages.