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Jean Genet en 8 livres – Notre sélection

Jean Genet en 8 livres – Notre sélection

Jean Genet naît le 19 décembre 1910 à Paris. Abandonné par sa mère à l’âge de sept mois, il est placé comme pupille de l’État dans une famille nourricière du Morvan. Bon élève, il commet pourtant son premier vol à dix ans, acte fondateur qui marque le début d’une vie hors des normes. À quatorze ans, l’Assistance publique le sépare de sa famille d’adoption pour l’envoyer en apprentissage. C’est le début d’une série de fugues.

Après un passage en colonie pénitentiaire à Mettray, il s’engage dans la Légion étrangère à dix-huit ans. Il déserte en 1936 et commence une vie d’errance et de petits larcins qui le conduit régulièrement en prison. C’est derrière les barreaux qu’il commence à écrire ses premiers textes.

Dans les années 1940, ses romans scandaleux attirent l’attention de Jean Cocteau et Jean-Paul Sartre qui le prennent sous leur protection. Grâce à leur intervention, il obtient la grâce présidentielle en 1949. Genet se lance alors dans une carrière théâtrale prolifique, avec des pièces comme « Les Bonnes » (1947) et « Les paravents » (1961) qui marquent durablement le théâtre contemporain.

Dans les années 1960 et 1970, Genet s’engage politiquement aux côtés des Black Panthers et des Palestiniens. Il voyage beaucoup, écrit des textes militants, et continue de mener une vie nomade, logeant principalement dans des hôtels modestes. En 1986, malade d’un cancer de la gorge, il fait une chute fatale dans sa chambre d’hôtel parisienne. Il est enterré au Maroc, à Larache, pays qu’il avait tant aimé.

Voici notre sélection de ses livres majeurs.


1. Journal du voleur (récit autobiographique, 1949)

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Résumé

« Journal du voleur » retrace huit années de la vie de Jean Genet, de 1932 à 1940. Le récit s’ouvre en Espagne, où il commence sa vie de marginal dans les bas-fonds de Barcelone, plus précisément dans le quartier interlope du Barrio Chino. Il y vit d’abord avec Salvador, son premier amant notable de cette période, qui mendie pour le nourrir tandis qu’il chasse les poux de ce dernier à la lueur des chandelles. Cette première liaison prend fin lorsqu’il rencontre Stilitano, un proxénète manchot dont le magnétisme le subjugue.

Après sa rupture avec Stilitano, Genet traverse l’Andalousie, subsistant de menus larcins et de la prostitution auprès d’hommes fortunés. Il quitte ensuite l’Espagne pour entamer un périple à travers la France, s’arrêtant notamment à Marseille où il entretient une relation avec un policier du nom de Bernardini. Il poursuit ensuite sa route vers l’Italie, puis gagne l’Europe centrale. En Hongrie, il fait la connaissance de Michaelis, un chanteur de rue qui deviendra son amant et son compagnon de détention. C’est également durant cette période qu’il se prend de fascination pour Java, un homme sans attaches récemment enrôlé dans les SS.

En 1936, il se rend à Anvers, en Belgique, où il recroise la route de Stilitano. Ce dernier s’est enrichi grâce au trafic d’opium et au proxénétisme. Dans cette ville portuaire, Genet s’associe avec Armand, qui devient son amant, et Robert pour dépouiller des homosexuels. Le trio criminel prend fin lorsque Genet, sous l’influence de Stilitano, trahit Armand et fuit vers Paris.

Les dernières années du journal se déroulent principalement entre la prison de la Santé à Paris, où sa rencontre avec Guy éveille sa vocation pour le cambriolage, et les rues de la capitale où il connaît une relation plus apaisée avec Lucien. Cette dernière liaison lui fait goûter à une forme de tendresse inédite, mais menace paradoxalement de le réconcilier avec une morale bourgeoise qu’il rejette viscéralement.

Le récit s’achève sur une méditation autour du bagne de Guyane, emblème d’une criminalité qu’il érige en sacerdoce : « Abandonné par ma famille il me semblait déjà naturel d’aggraver cela par l’amour des garçons et cet amour par le vol, et le vol par le crime ou la complaisance du crime. Ainsi refusai-je décidément un monde qui m’avait refusé. »

Autour du livre

Publié en 1949, « Journal du voleur » transcende le simple exercice autobiographique pour créer une cosmogonie sacrée, selon les mots de Sartre et Beauvoir dans leur préface. Genet y subvertit radicalement les valeurs morales traditionnelles : la trahison y devient la plus haute forme de fidélité, le crime se mue en acte héroïque face au monde bourgeois, l’emprisonnement représente l’ultime forme de liberté.

Genet entremêle inextricablement criminalité et homosexualité, deux facettes de son identité qui le maintiennent en marge de la société. Les espaces interlopes et carcéraux deviennent le théâtre d’une quête spirituelle où chaque vol s’apparente à un rituel quasi religieux. L’auteur forge une trinité alternative composée d’homosexualité, de vol et de trahison, transformant sa déchéance en voie vers une forme de sainteté paradoxale.

La narration s’affranchit délibérément de la chronologie conventionnelle. Les lieux, les dates et les personnages se fondent dans un flux de conscience où seule prime l’intensité des expériences vécues. Genet ne cherche pas tant à restituer fidèlement son passé qu’à en proposer une interprétation poétique : « Qu’on sache donc que les faits furent ce que je les dis, mais l’interprétation que j’en tire c’est ce que je suis – devenu. »

Dans ce texte qui oscille entre argot et préciosité, la crasse se pare d’or et la violence se fait gracieuse. Les portraits des amants – voyous, maquereau ou policier – témoignent d’une fascination pour la virilité sous ses formes les plus brutales. La marginalité sociale devient le terreau d’une esthétique où la laideur accède à la grandeur. Jean-Paul Sartre verra dans ce livre, à travers son essai « Saint Genet, comédien et martyr » (1952), la plus véridique représentation de l’homosexualité jamais écrite.

Aux éditions FOLIO ; 305 pages.


2. Notre-Dame-des-Fleurs (roman, 1944)

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Résumé

Depuis sa cellule de la prison de Fresnes en 1942, Jean Genet écrit l’histoire de Divine, un travesti qui règne sur les nuits de Montmartre. Le récit débute par l’évocation d’un célèbre assassin, Weidmann, dont l’image dans les journaux côtoie celle du jeune meurtrier qui donne son titre au roman : Notre-Dame-des-Fleurs.

Divine habite une mansarde qui surplombe le cimetière Montmartre, où elle mène une existence en marge de la société. Son présent de prostitué·e alterne avec des retours sur son passé, quand elle s’appelait encore Louis Culafroy et vivait en province sous la coupe d’une mère autoritaire. Ses années de jeunesse sont marquées par la découverte de son identité sexuelle et sa relation avec Alberto, un chasseur de serpents qui éveille ses premiers désirs.

Dans le Paris des années 1930, Divine partage sa vie entre plusieurs amants. Le premier, Mignon-les-Petits-Pieds, est un souteneur qui la subjugue par sa beauté et sa virilité. Leur relation tumultueuse constitue le cœur du récit. Un jour, Mignon ramène à la mansarde un jeune voyou d’une beauté stupéfiante, Notre-Dame-des-Fleurs. Ce dernier, âgé de seize ans, devient l’amant de Divine avant d’être arrêté et condamné à mort pour le meurtre d’un client âgé. Divine connaît également une liaison passionnée avec Seck Gorgui, un Africain qui complète ce quatuor d’amours tragiques.

Le récit se déroule dans une temporalité éclatée, entre les errances nocturnes de Divine dans Montmartre, ses relations avec la communauté des « tantes » – notamment son amie Mimosa -, et les scènes de tribunal où sont jugés ses amants. La tuberculose finit par emporter Divine. Le roman s’achève sur une lettre que Mignon, emprisonné, lui adresse : il y dessine en pointillés le contour de son sexe, ultime témoignage d’amour et de désir dans cet univers où la tendresse côtoie perpétuellement la violence et la mort.

Cette trame narrative sert de fil conducteur aux divagations du narrateur qui, depuis sa cellule, entrecoupe le récit de ses propres réflexions et fantasmes, brouillant constamment la frontière entre réalité et fiction, entre sa propre expérience et celle de ses personnages.

Autour du livre

Écrit en 1942 dans la prison de Fresnes où Genet purge une peine pour vol, « Notre-Dame-des-Fleurs » naît d’abord sur du papier brun destiné à la confection de sacs. Un gardien découvre le manuscrit et le brûle. Genet, inébranlable, le réécrit entièrement. Cette seconde version survit et paraît en 1943 dans une édition limitée à 350 exemplaires. La publication survient dans un contexte historique particulièrement hostile : sous l’Occupation, l’homosexualité est passible de déportation.

Le livre se distingue par son audace sans précédent : pour la première fois, un écrivain revendique ouvertement son homosexualité et dépeint sans fard l’univers des travestis et de la prostitution masculine. Jean Cocteau, l’un des premiers lecteurs, qualifie l’ouvrage de « bombe Genet » et note dans son journal : « Il me révolte, me répugne et m’émerveille. »

La structure narrative se révèle novatrice pour l’époque. Le temps du récit se distord, oscille entre différentes temporalités : le présent du narrateur en prison, la vie adulte de Divine, son enfance sous le nom de Louis Culafroy. Cette architecture complexe reflète les méandres de l’imagination du narrateur qui, pour tromper l’enfermement, peuple sa cellule de personnages inspirés des photographies de criminels découpées dans les journaux.

Genet subvertit les codes romanesques traditionnels en mêlant argot et poésie, trivialité et lyrisme. Le langage devient lui-même un acte de transgression : les « tantes » développent leur propre idiome, féminisent systématiquement les pronoms et inventent des expressions comme « la Toute-Toute ». Cette langue singulière participe d’une remise en question radicale des normes sociales et sexuelles.

« Notre-Dame-des-Fleurs » influence considérablement la Beat Generation par sa liberté stylistique et ses descriptions explicites de l’homosexualité. Son impact culturel perdure : le performer Divine tire son nom du personnage principal, David Bowie s’en inspire pour sa chanson « The Jean Genie », et plusieurs adaptations théâtrales voient le jour, notamment celle de Lindsay Kemp en 1974. Le roman figure aujourd’hui parmi les 100 livres du XXe siècle selon Le Monde et constitue un jalon majeur de la littérature queer avant même l’invention du terme.

Aux éditions FOLIO ; 384 pages.


3. Miracle de la rose (roman, 1946)

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Résumé

En 1943, depuis sa cellule de la prison de Fresnes, Jean Genet compose un récit qui entremêle deux périodes de sa vie carcérale : son adolescence à la colonie pénitentiaire de Mettray et un séjour imaginaire à la centrale de Fontevrault. Dans ce monde exclusivement masculin où la hiérarchie s’établit par la force et la domination sexuelle, le narrateur dépeint ses relations passionnelles avec trois figures emblématiques : Harcamone, qui incarne l’idéal du criminel promis à l’échafaud, Bulkaen, l’amant inaccessible au corps tatoué, et Divers, le premier amour aux étreintes brutales.

Les souvenirs de Mettray, où Genet fut détenu de ses seize à ses dix-huit ans, se mêlent aux événements de Fontevrault dans un va-et-vient temporel incessant. Cette « colonie » sans murs, nichée au cœur de la Touraine, dissimule sous ses parterres fleuris un univers impitoyable où les adolescents luttent pour leur survie sous le regard indifférent des gardiens.

Les années passent et ces destins convergent vers la centrale de Fontevrault. Harcamone y attend son exécution pour le meurtre d’une fillette. Sa condamnation à mort le transforme en icône christique aux yeux du narrateur qui, dans une vision mystique, voit son cœur se métamorphoser en rose. Entre les murs de la prison, les détenus entretiennent des correspondances secrètes, perpétuant les codes et les rituels amoureux de leur jeunesse à Mettray.

Dans ce va-et-vient entre passé et présent, Genet dévoile les mécanismes d’un monde carcéral où la violence le dispute à la tendresse. Les jeunes détenus, relégués au rang de parias par la société, s’inventent leur propre hiérarchie. Chaque geste, chaque vêtement, chaque tatouage y revêt une signification précise dans un système de valeurs inversées où le crime devient gloire et la brutalité, une forme d’amour.

Autour du livre

Rédigé dans le mitard de Fresnes pendant l’Occupation, « Miracle de la rose » constitue avec « Notre-Dame des Fleurs » l’un des deux romans que Genet compose durant ses périodes d’incarcération. La structure non linéaire du texte, dépourvue de chapitres et de paragraphes, mime le flux de conscience d’un esprit prisonnier qui s’évade dans ses souvenirs. Le récit se construit comme une succession de tableaux où la violence côtoie la tendresse, où la crasse se mue en or.

Les années passées à Mettray (1926-1929) constituent la matrice de l’œuvre genetienne. Cette « colonie » sans murs parsemée de fleurs dissimule un univers féroce où règnent la faim, les coups et une sexualité codifiée servant d’instrument de domination. Les moindres détails – vêtements, tatouages, gestuelle – y revêtent une signification particulière dans une microsociété organisée selon ses propres règles.

La dimension documentaire s’efface toutefois devant la transfiguration poétique. Mettray et Fontevrault deviennent sous la plume de Genet des lieux fantastiques où les jeunes détenus se métamorphosent en figures mythologiques. Le condamné à mort Harcamone y fait office de divinité tutélaire, son cœur révélant dans une vision onirique une rose mystique.

L’œuvre a inspiré plusieurs artistes : Todd Haynes en adapte des scènes dans son film « Poison » (1991), le groupe The Pogues y fait référence dans son morceau « Hell’s Ditch », tandis que le compositeur Hans Werner Henze crée une pièce éponyme. William S. Burroughs emprunte également le titre pour un chapitre de son roman « Les Garçons sauvages ».

Aux éditions FOLIO ; 384 pages.


4. Querelle de Brest (roman, 1947)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

Dans le port brumeux de Brest, le matelot Georges Querelle, dit Jo, débarque de son navire Le Vengeur pour une escale. Sa beauté virile et son charisme magnétique bouleversent tous ceux qui croisent sa route. Le lieutenant Seblon, dont il est l’ordonnance sur le navire, nourrit pour lui une passion secrète qu’il consigne dans ses carnets intimes.

Querelle retrouve son frère Robert dans cette ville portuaire où ce dernier entretient une liaison avec Madame Lysiane, tenancière du célèbre bordel « La Féria ». Dans cet établissement mythique connu des marins du monde entier, Querelle participe au célèbre jeu de dés : s’il gagne, il peut coucher avec la patronne, s’il perd, c’est le patron Nono qui le sodomise. Il perd volontairement.

En parallèle, il orchestre un trafic d’opium avec son complice Vic, qu’il finit par assassiner froidement. Sa route croise alors celle de Gil Turko, un jeune homme en fuite après avoir tué un homme qui lui avait fait des avances. Une relation intense se noue entre eux, mêlant désir et violence. Querelle prend Gil sous son aile, lui enseigne l’art du meurtre et l’initie aux plaisirs charnels.

Pour échapper aux soupçons qui pèsent sur lui concernant le meurtre de Vic, Querelle séduit Mario, un inspecteur de police corrompu qui extorque des faveurs sexuelles aux hommes qu’il interroge. Mais cette liaison ne suffit pas à détourner l’enquête. Dans un geste de trahison ultime, Querelle dénonce Gil pour le meurtre qu’il a lui-même commis.

Avant que Le Vengeur ne reprenne la mer, Querelle accomplit un dernier acte de manipulation en séduisant le lieutenant Seblon, pour mieux le livrer aux autorités le lendemain. Il quitte alors Brest, laissant derrière lui un sillage de désirs brisés et de vies détruites, fidèle à sa nature d’ange destructeur.

Autour du livre

Publié en 1947 dans une édition limitée à 460 exemplaires numérotés, « Querelle de Brest » est le seul roman véritablement fictionnel de Jean Genet, dépourvu d’éléments autobiographiques. Les illustrations érotiques de Jean Cocteau qui accompagnent cette première édition provoquent un scandale retentissant, valant à Genet une condamnation à huit mois de prison et une lourde amende en 1952.

Dans les rues embrumées de Brest, où la mer et la brume servent de métaphores à un univers interlope propice au crime et à l’amour entre hommes, Genet déploie une écriture à double niveau : un français populaire dans la bouche de Querelle, raffiné dans les carnets intimes du Lieutenant Seblon. Cette dualité linguistique reflète la complexité des rapports de force et de désir qui structurent le récit.

Le personnage de Querelle incarne une figure mythique qui transcende sa condition sociale. Assassin, voleur, prostitué, il utilise sa sensualité comme une arme, transformant chaque relation en un jeu de domination ou de soumission. Sa violence et sa tendresse, intimement liées, attirent paradoxalement des hommes que l’homosexualité horrifie. Sans jamais se considérer lui-même comme homosexuel, il fait du rapport sexuel un moyen d’accéder à une forme de noblesse intime.

La chronologie éclatée et la narration non linéaire créent une atmosphère onirique où la poésie sublime l’abjection. Cette dialectique du péché et de la grâce, thème majeur de l’œuvre de Genet, trouve son expression la plus pure dans cet univers viril des marins où « l’idée de meurtre évoque souvent l’idée de mer ».

Le roman connaît une nouvelle vie en 1982 grâce à l’adaptation cinématographique de Rainer Werner Fassbinder, avec Brad Davis, Franco Nero et Jeanne Moreau. Plus récemment, l’écrivain canadien Kevin Lambert s’en inspire pour son roman « Querelle de Roberval » paru en 2018.

Aux éditions GALLIMARD ; 288 pages.


5. Les Bonnes (pièce de théâtre, 1947)

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Résumé

Dans une chambre bourgeoise parisienne, deux sœurs, Claire et Solange, travaillent comme domestiques. Chaque soir, en l’absence de leur maîtresse, elles se livrent à un étrange rituel : l’une d’elles revêt les robes de Madame et joue son rôle, tandis que l’autre incarne une servante. Ce jeu théâtral, empreint de haine et d’admiration, culmine dans la mise en scène répétée du meurtre de leur patronne.

Les deux bonnes ont déjà commencé à agir : par une lettre anonyme, elles ont fait emprisonner l’amant de Madame. Quand elles apprennent sa libération prochaine, craignant d’être découvertes, elles décident d’empoisonner leur maîtresse avec une tisane. Mais Madame, pressée de rejoindre son amant, ne boit pas le breuvage mortel. Claire endosse alors une dernière fois le rôle de Madame et boit elle-même le poison.

Autour de la pièce

« Les Bonnes » naît d’une double inspiration : l’affaire des sœurs Papin, qui assassinèrent sauvagement leur patronne et sa fille au Mans en 1933, et une commande du célèbre homme de théâtre Louis Jouvet en 1946. Si Jean Genet nie s’être inspiré du fait divers, les similitudes entre l’histoire des sœurs Papin et sa pièce sont frappantes. À l’origine intitulée « La Tragédie des Emprises », l’œuvre devait comporter trois actes et huit personnages avant d’être resserrée en un acte unique avec trois protagonistes.

La première représentation au Théâtre de l’Athénée en 1947 suscite des réactions contrastées. La critique se déchaîne, jugeant la pièce « surjouée, longuette, malsaine ». L’absence d’applaudissements lors de la générale et le « silence total » qui suit la représentation traduisent le malaise provoqué par cette œuvre dérangeante. Une cinquantaine d’articles paraissent, témoignant d’un succès paradoxal pour ce jeune auteur encore méconnu.

La pièce bouleverse les codes théâtraux traditionnels en instaurant un jeu de miroirs vertigineux. Le théâtre dans le théâtre devient le lieu d’expression d’une identité trouble et fragile. Les deux bonnes oscillent constamment entre différents rôles, créant une confusion délibérée entre réalité et fiction. Cette ambiguïté identitaire se manifeste jusque dans les indications scéniques de Genet qui préconise que les rôles féminins soient interprétés par des hommes.

L’œuvre transcende la simple critique sociale pour interroger les mécanismes de la domination et de la servitude. La relation des bonnes avec Madame révèle une ambivalence fondamentale entre adoration et haine. Les sœurs vouent un véritable culte à leur maîtresse, comparée tour à tour à Marie-Madeleine et à la Vierge Marie, tout en nourrissant envers elle une haine viscérale. La générosité même de Madame devient insupportable car elle rappelle constamment aux bonnes leur condition subalterne.

Cette tension psychologique s’exprime à travers un langage cru et poétique. Les dialogues oscillent entre violence verbale (« Je hais votre poitrine pleine de souffles embaumés ») et métaphores précieuses (« Votre poitrine d’ivoire ! Vos cuisses d’or ! Vos pieds d’ambre ! »). La « cérémonie » quotidienne des bonnes prend des allures de messe noire où les objets du quotidien – gants de caoutchouc, tisane, crachats – deviennent les instruments d’un rituel mortifère.

« Les Bonnes » connaît depuis sa création de nombreuses adaptations théâtrales et cinématographiques. La mise en scène de Roman Viktiouk en 1988 au théâtre Satiricon marque particulièrement les esprits. L’œuvre inspire également le film « La Cérémonie » de Claude Chabrol en 1995. La pièce est aujourd’hui régulièrement montée sur les scènes internationales et figure au programme des lycées français, preuve de sa puissance dramatique inaltérée.

Aux éditions FOLIO ; 113 pages.


6. Le balcon (pièce de théâtre, 1956)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

Dans une ville en proie à la révolution, « Le balcon » est un luxueux bordel dirigé par Madame Irma. Cet établissement est réputé pour sa spécialité : les clients ne viennent pas simplement pour des services sexuels, mais pour réaliser leurs fantasmes de pouvoir à travers des mises en scène élaborées. Dans différents salons, ils endossent les rôles de grandes figures de l’autorité : l’évêque qui absout les péchés, le juge qui condamne, le général qui meurt glorieusement au combat.

Le chef de la police, Georges, protège l’établissement tout en nourrissant une ambition : il rêve que son personnage devienne si iconique que les futurs clients demanderont à l’incarner dans un salon spécial, le « salon du Mausolée ». La situation se complexifie quand Chantal, l’une des prostituées, quitte le bordel pour rejoindre les révolutionnaires, dont elle devient la figure emblématique.

L’intrigue bascule avec l’annonce de la mort des véritables figures d’autorité (le vrai juge, l’évêque, le général) lors de la révolte. Pour maintenir l’ordre, une étrange substitution s’opère : les habitués du bordel sont propulsés sur la scène politique réelle, où ils endossent officiellement les rôles qu’ils ne faisaient que jouer dans leurs fantasmes. Madame Irma elle-même se retrouve propulsée au rang de nouvelle reine.

Autour de la pièce

Les origines du « Balcon » remontent aux expériences de Genet dans le Quartier Chinois de Barcelone en 1933. Cette influence espagnole se cristallise plus tard dans le contexte du franquisme : « Mon point de départ se situait en Espagne, l’Espagne de Franco, et le révolutionnaire qui se châtre était tous ces Républicains quand ils avaient admis leur défaut », confie l’auteur en 1957. Deux projets de tombeaux monumentaux nourrissent également son imagination : le Valle de los Caídos près de Madrid, destiné à Franco, et le mausolée d’Aga Khan III à Assouan – ces édifices inspirent directement l’obsession du chef de la police pour son futur monument funéraire.

La gestation de l’œuvre s’avère laborieuse. Entre janvier et septembre 1955, Genet travaille simultanément sur « Les paravents » et « Le bagne ». La première version, publiée en 1956 aux éditions L’Arbalète, s’orne de lithographies d’Alberto Giacometti : une Irma imposante, un Évêque aux traits de Genet, un Général armé d’un fouet. L’insatisfaction tenaille pourtant l’écrivain : « C’est très mauvais, et très mal écrit. Prétentieux », avoue-t-il à Bernard Frechtman. La lecture de « La Naissance de la tragédie » de Nietzsche en 1961 bouleverse sa conception du théâtre, l’amenant à repenser le rôle du mythe et du rituel dans sa dramaturgie. La pièce connaît ainsi trois versions majeures (1956, 1960, 1962).

La création mondiale à Londres en 1957 déclenche un scandale : Genet tente physiquement d’empêcher la représentation, accusant le metteur en scène Peter Zadek de « tentative de meurtre » sur sa pièce. La censure britannique impose la suppression des références blasphématoires et de la castration finale du révolutionnaire Roger. En 1960, Peter Brook affronte des obstacles similaires à Paris : les actrices refusent certaines répliques jugées trop crues, tandis que la police menace de provoquer une émeute pour faire fermer le théâtre.

Les critiques reconnaissent rapidement la portée novatrice du « Balcon ». Jacques Lacan y décèle une renaissance de l’esprit d’Aristophane, tandis que Lucien Goldmann salue la première grande pièce brechtienne française. Marshall McLuhan va plus loin en y voyant un chef-d’œuvre du XXe siècle qui démontre comment « depuis l’avènement de la photographie, la société occidentale n’est qu’un bordel entouré d’horreurs et de violence. »

Le succès de l’œuvre se traduit par de multiples adaptations. Joseph Strick la porte à l’écran en 1963 avec Shelley Winters, Peter Falk et Leonard Nimoy. Deux compositeurs s’en emparent : Robert DiDomenica crée un opéra en 1990 à Boston, suivi par Peter Eötvös dont la version lyrique est créée au Festival d’Aix-en-Provence en 2002. En 1985, la Comédie-Française intègre enfin la pièce à son répertoire sous la direction de Georges Lavaudant.

Aux éditions FOLIO ; 160 pages.


7. Les paravents (pièce de théâtre, 1961)

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Résumé

Dans l’Algérie des années 1950, Leïla et Saïd, « une laide et un pauvre » unis par un mariage arrangé, évoluent sur fond de guerre d’indépendance. Pour échapper à la misère, Saïd vole de l’argent et projette de partir en France, ce qui lui vaut d’être considéré comme un traître. Emprisonné après s’être fait tabasser, il entraîne Leïla dans une spirale de petite délinquance. Autour d’eux gravitent colons, militaires et prostituées, dans une société coloniale où la hiérarchie perpétue les déséquilibres économiques et les préjugés raciaux. Les personnages se retrouvent finalement dans l’au-delà, où morts et vivants se côtoient avant de disparaître dans le néant.

Autour de la pièce

Jean Genet commence l’écriture des « Paravents » en 1955, en pleine guerre d’Algérie, et achève une première version en juin 1958. Il retravaille ensuite le texte en Grèce fin 1959, avant sa publication par Marc Barbezat aux éditions L’Arbalète en février 1961. La pièce ne cesse d’évoluer puisqu’une seconde version révisée paraît en 1976.

La première mise en scène, dans une version allemande abrégée, a lieu en mai 1961 au Schlosspark-Theater de Berlin sous la direction de Hans Lietzau. La création française, elle, n’intervient que le 21 avril 1966 à l’Odéon-Théâtre de France, dans une mise en scène de Roger Blin. Cette représentation déclenche un scandale retentissant. L’extrême-droite et les anciens combattants y voient une « atteinte à l’image virile de la France coloniale ». Les manifestations violentes se multiplient : jets de chaises, bouteilles, pétards fumigènes. Maria Casarès reçoit même des cercueils miniatures par la poste.

La controverse masque pourtant la véritable portée subversive de l’œuvre. Loin de se réduire à une simple dénonciation de la guerre d’Algérie, « Les paravents » interroge le mécanisme même des révolutions. À travers un système complexe de reflets, Genet montre comment le mouvement révolutionnaire algérien se construit en miroir du pouvoir colonial. Cette vision dérangeante questionne la possibilité de préserver l’élan vital de la révolte face à la mort qu’incarne le pouvoir établi.

La scénographie joue un rôle clé dans cette réflexion. Les paravents mobiles sur roulettes, manipulés à vue par un machiniste, délimitent différents espaces symboliques : bordel, prison, monde des vivants et des morts. Cette division spatiale se double d’un parallèle troublant entre guerre et prostitution, les personnages du bordel rappelant aux soldats la similitude entre faire la guerre et faire l’amour, unis par la même violence et le même désir.

Le jeu théâtral exacerbé, avec ses maquillages excessifs et ses mimiques outrées, participe à créer un chaos généralisé qui n’épargne ni Européens ni Indigènes. Cette esthétique baroque du pourrissement s’accompagne d’un rire ravageur, Genet mêlant références scatologiques et corporelles dans une tradition rabelaisienne revendiquée.

La pièce connaît par la suite plusieurs mises en scène marquantes, notamment celle de Patrice Chéreau au Théâtre Nanterre-Amandiers en 1983, et celle de Joanne Akalaitis au Guthrie Theater de Minneapolis en 1989, avec une musique de Philip Glass.

Aux éditions FOLIO ; 276 pages.


8. Le condamné à mort (recueil de poèmes, 1942)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

En 1942, Jean Genet compose « Le condamné à mort » depuis sa cellule de la prison de Fresnes où il purge une peine pour vol de livres. Ce long poème en alexandrins, dédié à Maurice Pilorge, un jeune assassin guillotiné en 1939, mêle amour homosexuel, sensualité crue et méditation sur la mort. Dans ses vers d’une grande beauté formelle, Genet sublime la figure du criminel et transfigure l’univers carcéral en un espace de désir et de transgression. « Nous n’avions pas fini de nous parler d’amour / Nous n’avions pas fini de fumer nos gitanes / On peut se demander pourquoi les Cours condamnent / Un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour. »

Les autres textes du recueil poursuivent cette veine, mêlant érotisme et méditation sur le crime et la beauté. Le livre se clôt sur « Le Funambule », long poème en prose de 1957 dédié à Abdallah Bentaga, funambule et amant de Genet.

Autour du livre

La genèse du « Condamné à mort » s’inscrit dans un épisode singulier. Genet le compose en réaction au prix obtenu par un codétenu pour un poème qu’il juge médiocre et conformiste. Il donne ainsi naissance à une œuvre qui révolutionne les codes poétiques en mariant la perfection formelle des alexandrins à un langage d’une crudité sans précédent.

La première diffusion du texte se fait de manière confidentielle : un codétenu typographe imprime une centaine d’exemplaires que Genet distribue à un cercle restreint d’admirateurs, dont Jean Cocteau. C’est par ce canal que le poème parvient à Olga Barbezat qui le fait découvrir à son mari Marc, directeur des éditions de L’Arbalète. Cette rencontre débouche sur la publication officielle en 1945 sous le titre « Chants secrets ».

La transgression irrigue chaque vers du recueil. Dans une forme très classique, Genet célèbre ce que la société rejette : l’amour entre prisonniers, la beauté du criminel, l’homosexualité. Le poète transforme la prison, le bagne et la guillotine en territoires de désir. La mort elle-même devient objet d’une érotisation troublante, notamment dans les vers adressés à Maurice Pilorge.

« Le Funambule », texte tardif de 1957, marque une évolution. Écrit pour Abdallah Bentaga, jeune artiste de cirque algérien et amant de Genet, ce poème en prose fait du funambule une figure de l’artiste. Le fil d’acier y tient le premier rôle : le funambule doit l’apprivoiser par une concentration absolue, se retirer dans sa solitude essentielle pour mériter son assentiment. Cette méditation sur l’art prend une résonance tragique à la lumière du destin d’Abdallah qui, après plusieurs accidents graves, se suicide en 1964.

L’influence du « Condamné à mort » perdure à travers de nombreuses adaptations musicales. Enregistré par Mouloudji en 1966 sur une musique d’André Almuro, le texte connaît plusieurs versions marquantes : Hélène Martin le met en musique dès 1961, Marc Ogeret l’interprète en 1970. Plus récemment, Étienne Daho et Jeanne Moreau en donnent une lecture en 2010, suivie d’une représentation au Festival d’Avignon en 2011. Les Têtes Raides et même un groupe de rap, Les Chevals hongrois, s’en emparent à leur tour.

Aux éditions GALLIMARD ; 132 pages.

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