Gershom Scholem naît le 5 décembre 1897 à Berlin, dans une famille juive assimilée à la culture allemande. Durant son adolescence, en révolte contre son milieu familial, il redécouvre ses racines juives et le sionisme. Il apprend l’hébreu et étudie le Talmud. En 1915, il fait une rencontre déterminante en la personne de Walter Benjamin, avec qui il noue une profonde amitié intellectuelle.
Fasciné par la kabbale, il décide en 1918 de se consacrer aux études juives. Il soutient en 1922 une thèse à Munich sur le Sefer ha-Bahir, un texte kabbalistique. L’année suivante, il émigre en Palestine et devient responsable de la section juive et hébraïque de la bibliothèque de la future université hébraïque de Jérusalem. En 1925, il y obtient un poste d’enseignant en mystique juive, puis devient professeur en 1933.
Par son travail colossal de recherche et d’analyse, Scholem fait entrer l’étude de la kabbale dans le champ académique des sciences humaines. Il produit une œuvre monumentale comprenant plus de quarante volumes et sept cents articles. Figure majeure de l’histoire intellectuelle d’Israël, il préside l’Académie israélienne des sciences et lettres de 1968 jusqu’à sa mort, qui survient le 21 février 1982 à Jérusalem.
Attentif aux évolutions de l’État d’Israël, il milite toute sa vie pour un judaïsme de la liberté, entre rationalisme et orthodoxie. Son legs comprend notamment une importante bibliothèque consacrée à la kabbale, donnée à l’Université hébraïque de Jérusalem.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. Le Zohar – Le Livre de la splendeur (1949)
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Le Zohar, ou « Livre de la splendeur », se présente comme un commentaire mystique des cinq premiers livres de la Bible hébraïque. Rédigé en araméen au XIIIe siècle en Espagne, il est longtemps attribué à Rabbi Siméon bar Yo’haï, figure pieuse ayant vécu en Palestine au IIe siècle.
L’ouvrage suit la structure de la Torah et propose une interprétation ésotérique de ses passages, dévoilant leurs significations cachées à travers les discussions de rabbins itinérants. Le texte aborde des thèmes fondamentaux comme la création du monde, la nature de l’âme, le rapport entre l’amour humain et divin, ainsi que les concepts de souffrance, de mort et de rédemption.
Le Zohar développe une cosmologie complexe articulée autour des sefirot, manifestations divines qui structurent l’univers. Il expose également une théorie sophistiquée de l’âme, distinguant trois niveaux : nefesh (l’âme vitale), ruach (l’esprit) et neshamah (l’âme profonde). Cette hiérarchie reflète les différents degrés de conscience spirituelle accessibles à l’être humain.
Moïse de León compile et rédige ce texte majeur de la Kabbale dans l’Espagne médiévale, au carrefour des traditions juives, chrétiennes et musulmanes. L’influence du Zohar s’étend bien au-delà du judaïsme : il inspire de nombreux penseurs chrétiens de la Renaissance et marque durablement l’histoire de l’ésotérisme occidental. Sa popularité connaît un renouveau spectaculaire au XXe siècle, notamment grâce aux travaux du spécialiste Gershom Scholem qui en établit l’importance historique et philosophique.
Le texte se distingue par son approche herméneutique originale, considérant que chaque mot de la Torah recèle des sens multiples qu’il convient de découvrir par une lecture attentive et méditative. Cette méthode d’interprétation influence profondément le développement ultérieur de la mystique juive et irrigue encore aujourd’hui la pensée kabbalistique contemporaine.
Aux éditions POINTS ; 160 pages.
2. Les grands courants de la mystique juive (1929)
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Publié en 1929, « Les grands courants de la mystique juive » de Gershom Scholem retrace l’histoire du mysticisme juif depuis l’Antiquité jusqu’au mouvement hassidique moderne. L’ouvrage s’ouvre sur une critique des érudits juifs de la période des Lumières qui, selon l’auteur, ont négligé l’étude de la Kabbale, laissant ce domaine aux « charlatans et rêveurs ».
Scholem examine ensuite le mysticisme de la Merkabah et le gnosticisme juif à travers l’analyse des textes Hekhalot, rédigés entre le IIe et le VIe siècle. Il poursuit avec l’étude du Sefer Yetzirah et ses liens avec le gnosticisme islamique primitif, avant d’aborder l’école hassidique allemande et les œuvres d’Abraham Aboulafia.
L’analyse la plus approfondie est consacrée au Zohar, texte fondamental du mysticisme juif, suivie par l’enseignement d’Isaac Louria et le mouvement sabbataïste. L’ouvrage se clôt sur l’examen du hassidisme d’Europe orientale, qui marque l’ultime évolution de cette tradition mystique.
Ce qui distingue l’approche de Scholem, c’est son refus de considérer le mysticisme juif comme une simple déviation de la pensée rabbinique orthodoxe. Il met en lumière la tension créatrice entre ces deux courants, montrant comment les mystiques juifs ont tenté de concilier leur quête d’une expérience directe du divin avec le maintien de la tradition. La publication de cet ouvrage marque un tournant décisif dans l’étude académique de la Kabbale.
L’originalité du travail réside aussi dans sa capacité à décrypter la dimension mythologique inhérente au mysticisme juif tout en soulignant son opposition au dualisme gnostique. Scholem ne se contente pas d’une simple chronologie : il dévoile les mécanismes profonds par lesquels les mystiques ont cherché à exprimer l’ineffable à travers un langage symbolique sophistiqué.
Aux éditions PAYOT ; 640 pages.
3. La Kabbale et sa symbolique (1960)
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Dans cet ouvrage majeur, Gershom Scholem dévoile les fondements de la Kabbale juive à travers cinq chapitres denses et érudits. L’auteur y examine la relation complexe entre le mysticisme et l’autorité religieuse établie, décortique l’interprétation mystique de la Torah par les kabbalistes et leur quête du sens caché des Écritures. Il analyse également la tension entre les conceptions philosophiques et mystiques de Dieu, ainsi que le symbolisme déployé dans cette tradition religieuse. Le dernier chapitre s’attarde sur la figure mythique du Golem, créature d’argile animée par le pouvoir des mots.
« La Kabbale et sa symbolique » met en lumière comment la Kabbale a réintroduit le mythe et la « religion cosmique » au sein du judaïsme rabbinique. Scholem démontre que le gnosticisme, partiellement d’origine juive, constituait une révolte contre le judaïsme antimythique. Cette vision gnostique du monde ressurgit dans la Kabbale comme interprétation théosophique du monothéisme juif.
Publié initialement en allemand en 1960, ce livre s’inscrit dans la continuité des travaux pionniers de Scholem sur le mysticisme juif. Son analyse minutieuse révèle comment les symboles kabbalistiques sont devenus, pour les mystiques orthodoxes, l’expression la plus profonde de leur foi. Il examine notamment la doctrine d’Isaac Louria de Safed, articulée autour de trois grands symboles : le tsimtsum (autolimitation divine), la shevirah (bris des vases) et le tikkun (réparation harmonieuse).
Cette étude savante a profondément renouvelé la compréhension de la Kabbale. Elle a notamment mis fin à une longue période d’interprétations approximatives par des auteurs chrétiens cherchant à décrypter ce corpus mystique. L’influence de ce livre perdure aujourd’hui dans les domaines de l’histoire des religions et de la philosophie du langage.
Aux éditions PAYOT ; 320 pages.
4. La Kabbale (1974)
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Gershom Scholem entreprend dans cet ouvrage de retracer l’histoire et les concepts essentiels de la Kabbale, tradition mystique juive dont les origines remontent au-delà des Manuscrits de la mer Morte. Il y décortique méthodiquement l’évolution de ce corpus de textes et de croyances à travers les siècles, depuis ses racines antiques jusqu’à ses développements modernes.
Scholem examine notamment le Zohar, texte central de la tradition kabbalistique, ainsi que les contributions majeures de figures comme Isaac Luria et Sabbataï Tsevi. Une attention particulière est portée aux interactions entre la mystique juive et chrétienne, notamment durant la Renaissance où des intellectuels comme Pic de la Mirandole s’emparent de ces enseignements.
L’analyse se déploie autour de concepts fondamentaux comme l’Ein-Sof (l’Être éternel et infini), les Sefirot (émanations divines) et le zimzum (la contraction divine nécessaire à la création). Scholem dissèque également les ramifications historiques de la Kabbale, comme la crise messianique de 1666 autour de Sabbataï Tsevi ou le mouvement de Jakob Frank en Europe centrale.
Fruit d’une érudition magistrale, cette somme académique se distingue par son approche méthodique qui tranche avec les nombreuses appropriations New Age de la Kabbale. La rigueur scientifique n’empêche pas de saisir la dimension poétique et mythologique de cette tradition, décrite comme « une tentative théologique d’introduire une perception mystique du monde dans la structure du judaïsme traditionnel ».
Le travail pionnier de Scholem a permis de préserver et d’éclairer des textes jadis considérés comme hérétiques par certains rabbins. Son influence perdure aujourd’hui dans les études juives et l’histoire des religions. La traduction tardive en français (1998) témoigne paradoxalement de l’importance de cet ouvrage devenu une référence pour comprendre les fondements intellectuels et spirituels de la mystique juive.
Aux éditions FOLIO ; 701 pages.
5. Walter Benjamin – Histoire d’une amitié (1981)
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Dans ce récit autobiographique, Gershom Scholem, éminent spécialiste de la mystique juive, retrace sa relation avec Walter Benjamin, figure majeure de la pensée allemande du XXe siècle. Leur amitié débute en 1913, alors qu’ils sont tous deux étudiants à Berlin. Scholem, qui émigre en Palestine en 1923, entretient avec Benjamin une correspondance assidue jusqu’au suicide de ce dernier en 1940.
Durant ces années, il tente inlassablement de convaincre son ami de le rejoindre à Jérusalem, allant jusqu’à lui obtenir un poste à l’Université hébraïque. Mais Benjamin, malgré ses promesses répétées, ne franchira jamais le pas. Multipliant les séjours à Paris dans les années 1930, il finit par se retrouver piégé en France lors de l’invasion allemande. Bloqué à la frontière espagnole et menacé d’être livré aux nazis, Benjamin met fin à ses jours à Portbou.
Au fil des pages, un tableau saisissant se dessine de l’effervescence intellectuelle juive-allemande des années 1920-1930, peuplé de figures majeures comme Brecht, Arendt et Adorno. Cette époque charnière, marquée par des débats fondamentaux sur l’identité juive entre assimilation et sionisme, transparaît dans les échanges passionnés entre Scholem et Benjamin.
La complexité de la pensée benjaminienne constitue l’un des enjeux centraux de l’ouvrage. Si Scholem insiste sur l’importance du mysticisme juif chez son ami, d’autres lecteurs comme Hannah Arendt proposent une interprétation davantage axée sur le matérialisme dialectique. Cette tension entre spiritualité et marxisme traverse l’ensemble du texte, Scholem s’efforçant de démontrer que l’adhésion de Benjamin au marxisme relevait plus d’un opportunisme intellectuel que d’une conviction profonde.
La personnalité de Benjamin émerge à travers des observations tantôt intimes, tantôt critiques. Son « enchantant » rire qui « ouvrait tout un monde », selon le témoignage d’Olga Parem, côtoie sa « psychose du bruit » et son incapacité chronique à mener ses projets à terme. Ces traits esquissent le portrait d’un esprit brillant mais instable, qui ne publia que trois ouvrages de son vivant et vécut dans une précarité constante, soutenu financièrement par ses amis dont Brecht.
Les années parisiennes occupent une place significative dans ce récit d’amitié. Paris devient pour Benjamin un refuge où il trouve une certaine sérénité, comme en témoignent ses lettres plus décontractées et joyeuses comparées à celles écrites depuis Berlin. Cette période contraste avec ses dernières années, marquées par une solitude grandissante et une précarité accrue, jusqu’à son suicide à la frontière franco-espagnole.
Ce témoignage de Scholem, malgré sa partialité assumée, constitue une source essentielle pour comprendre tant la trajectoire intellectuelle de Benjamin que le destin tragique de toute une génération d’intellectuels juifs allemands face à la montée du nazisme.
Aux éditions LES BELLES LETTRES ; 373 pages.
6. Sabbataï Tsevi – Le messie mystique 1626-1676 (1957)
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Dans la Turquie ottomane du XVIIe siècle, un rabbin kabbaliste du nom de Sabbataï Tsevi, sujet à des phases d’exaltation maniaque et de dépression profonde, commence à attirer l’attention par ses comportements étranges et ses transgressions publiques de la loi juive. Sa rencontre avec Nathan de Gaza, un érudit respecté, marque un tournant décisif : ce dernier le proclame Messie et théorise sa mission divine.
De 1665 à 1666, un mouvement messianique sans précédent se propage alors dans l’ensemble du monde juif, de l’Angleterre à la Pologne en passant par l’Égypte. Des milliers de fidèles, riches comme pauvres, vendent leurs biens et se préparent à suivre leur sauveur. Mais confronté au sultan ottoman qui lui laisse le choix entre la mort et la conversion à l’islam, Tsevi choisit l’apostasie, provoquant le désarroi de ses disciples.
Cette biographie magistrale de Scholem, couronnée par une bourse de la Fondation Bollingen qui permit son achèvement en 1957, constitue la première étude exhaustive du sabbatianisme, un mouvement messianique qui bouleversa le monde juif au XVIIe siècle. La traduction anglaise, réalisée avec brio par R.J. Zwi Werblowsky, confirme le statut d’œuvre majeure de ce texte fondateur.
L’originalité du livre réside dans sa capacité à transcender l’approche purement historique pour saisir les dimensions mystiques et théologiques du phénomène. En refusant de réduire le mouvement sabbatéen à ses seuls aspects sociaux, Scholem met en lumière comment la kabbale lourianique prépara le terrain à l’acceptation d’un messie divinisé – une notion traditionnellement considérée comme blasphématoire dans le judaïsme. Cette analyse novatrice soulève des questions fondamentales sur la nature même de la tradition juive et sa capacité à intégrer des doctrines hétérodoxes.
Les prolongements du sabbatianisme après la conversion forcée de Tsevi à l’islam se révèlent particulièrement éclairants. La secte des Dönmeh, qui continua à pratiquer secrètement le judaïsme tout en affichant une adhésion extérieure à l’islam, préfigure de manière saisissante la situation des marranes sous la chrétienté. Plus tard, le mouvement frankiste poussa plus loin encore les tendances antinomiques du sabbatianisme, transformant la transgression en voie de salut – un développement que Scholem analyse avec une remarquable acuité intellectuelle.
Le film « Silence » de Scorsese, sorti en 2016, aborde des thématiques similaires de courage, d’apostasie et d’absurdité de la foi. Cette résonance contemporaine témoigne de la permanence des questionnements soulevés par l’épopée tragique de Sabbataï Tsevi et ses répercussions sur la pensée religieuse.
Aux éditions VERDIER ; 108 pages.