Née le 25 mars 1925 à Savannah en Géorgie, Mary Flannery O’Connor est enfant unique dans une famille d’origine irlandaise. À six ans, elle connaît une première célébrité quand le Pathé News filme sa poule savante qui marche à reculons. La mort de son père en 1941, emporté par un lupus érythémateux, marque durablement la jeune fille de 15 ans.
Après des études au Georgia State College où elle s’illustre comme caricaturiste, elle intègre le prestigieux atelier d’écriture de l’Université de l’Iowa en 1946. C’est là qu’elle commence à travailler sur son premier roman, « La sagesse dans le sang ». En 1951, le destin la rattrape cruellement : on lui diagnostique la même maladie que son père. Elle retourne alors vivre dans sa ferme familiale d’Andalusia en Géorgie.
Malgré une espérance de vie estimée à cinq ans, O’Connor survit quatorze années durant lesquelles elle déploie une intense activité littéraire. Elle publie deux romans et de nombreuses nouvelles, tout en entretenant une correspondance avec d’autres écrivains. Son style, qualifié de « Southern Gothic », se caractérise par des personnages grotesques et des situations violentes, le tout imprégné de sa foi catholique et de questionnements moraux. Dans sa ferme, elle se passionne pour l’élevage de paons et d’oiseaux exotiques.
Femme de lettres catholique dans un Sud profondément protestant, O’Connor mène jusqu’à sa mort une vie retirée mais intellectuellement féconde. Elle s’éteint le 3 août 1964 à l’âge de 39 ans des suites du lupus. Son recueil « Complete Stories » reçoit à titre posthume le National Book Award en 1972, consacrant une œuvre qui continue d’influencer la littérature américaine.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. La sagesse dans le sang (roman, 1952)
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Résumé
Traumatisé par la Seconde Guerre mondiale, Hazel Motes rentre dans sa ville natale du Tennessee au début des années 1950. Il découvre sa maison familiale abandonnée et s’installe à Taulkinham, une ville voisine. Élevé par un grand-père prédicateur fanatique, ce jeune vétéran cherche à se défaire de son éducation religieuse. Son héritage le poursuit pourtant jusque dans son apparence : vêtu d’un costume sombre et d’un chapeau noir, il est sans cesse confondu avec un homme d’église. Pour affirmer son rejet de la foi, il fonde « l’Église sans Christ » et prêche dans les rues une doctrine nihiliste selon laquelle « les aveugles ne voient pas, les boiteux ne marchent pas et les morts restent comme ça ».
Deux rencontres bouleversent son existence : Enoch Emery, un jeune gardien de zoo qui prétend posséder « la sagesse dans le sang », une sorte de prescience qui guide ses actes ; et Asa Hawks, un prédicateur qui se dit aveugle, accompagné de sa fille de quinze ans, Sabbath Lily. Mais un escroc du nom de Hoover Shoats s’empare de son concept d’ « Église sans Christ » pour en faire un commerce lucratif, poussant Motes vers une confrontation inévitable avec ses propres convictions.
Autour du livre
« La sagesse dans le sang », premier roman de Flannery O’Connor, trouve son origine dans quatre nouvelles publiées entre 1948 et 1949 dans les revues Mademoiselle, Sewanee Review et Partisan Review. Le premier chapitre provient d’ailleurs de sa thèse de master intitulée « The Train », tandis que d’autres parties reprennent des textes comme « The Peeler », « The Heart of the Park » et « Enoch and the Gorilla ».
L’atmosphère du roman s’inscrit dans la tradition du gothique américain, mêlant grotesque et humour noir. O’Connor y transpose son talent de caricaturiste au service d’une narration où se côtoient effets miroir et retournements ironiques. Le nihilisme de Hazel Motes, nourri par le cynisme de ses camarades de l’armée et le choc de l’absurdité de la guerre, s’oppose douloureusement à une vision chrétienne d’un monde gouverné par la Providence. Cette opposition se manifeste dans son comportement contradictoire, symptomatique d’une dissonance cognitive entre des ressentis et des aspirations antagonistes.
La structure narrative emprunte aux tragédies grecques, particulièrement à « Œdipe roi » de Sophocle, notamment dans l’opposition entre prophète non-voyant et voyant spirituellement aveugle. Le thème de la vision, central, se décline à travers le nom même du protagoniste : « Motes » évoque le verset biblique sur la paille et la poutre dans l’œil, tandis que son diminutif « Haze » suggère le voile qui obscurcit sa perception spirituelle.
Négligé lors de sa publication initiale, « La sagesse dans le sang » a progressivement gagné une reconnaissance académique au fil des décennies. La presse anglophone résume l’ambivalence des réactions en le qualifiant de « classique américain qui suscite généralement beaucoup d’éloges et peu d’appréciation ». O’Connor elle-même affirmait écrire pour un « public hostile », « presque aveugle », face auquel il était nécessaire de « tracer des formes gigantesques et effrayantes » pour parvenir à toucher sa sensibilité.
En 1979, John Huston adapte le roman au cinéma sous le titre « Wise Blood », rebaptisé « Le Malin » en français. Salué pour sa fidélité au texte original, il met en scène Brad Dourif dans le rôle de Hazel Motes, aux côtés de Harry Dean Stanton et Amy Wright. La musique aux accents grotesques, signée Alex North, transpose efficacement l’atmosphère singulière du récit. Le film a été nommé pour un Gold Hugo dans la catégorie meilleur film.
Aux éditions GALLIMARD ; 252 pages.
2. Les braves gens ne courent pas les rues (recueil de nouvelles, 1955)
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Résumé
« Les braves gens ne courent pas les rues » est un recueil de dix nouvelles paru en 1955, fruit d’une gestation entamée en 1953. Il s’inscrit dans une période où Flannery O’Connor, revenue vivre dans sa Géorgie natale à cause d’une maladie invalidante, le lupus érythémateux, compose depuis sa ferme d’Andalusia où elle élève des paons. Cette retraite forcée nourrit paradoxalement une œuvre intense qui scrute sans concession la société sudiste de l’après-guerre. La religion, le racisme et la violence s’entremêlent dans un Sud où la ségrégation règne encore en maître. Le grotesque côtoie constamment le tragique, dans une écriture qui embrasse causticité et noirceur.
Les braves gens ne courent pas les rues
Une famille part en vacances en Floride malgré les avertissements de la grand-mère qui a lu qu’un tueur évadé, « Le Désaxé », rôde dans la région. Suite à un détour suggéré par l’aïeule pour visiter une plantation, leur voiture fait une sortie de route. Un véhicule s’arrête pour les aider : à son bord se trouve Le Désaxé et ses complices. Les malfaiteurs emmènent un à un les membres de la famille dans les bois pour les exécuter. La grand-mère tente d’émouvoir Le Désaxé en faisant appel à sa bonté supposée, en vain.
Cette nouvelle initiale pose les thèmes qui parcourent le recueil : la violence tapie sous les apparences de la normalité, la religion comme ultime recours face à la cruauté des hommes, l’ironie du sort qui transforme les bonnes intentions en catastrophe. Le dialogue final entre la grand-mère et Le Désaxé sur la grâce divine prend une dimension tragique alors même que ce dernier s’apprête à la tuer.
Le fleuve
Un jeune garçon délaissé par ses parents participe à une cérémonie de baptême organisée par un prédicateur itinérant. Profondément marqué par cette expérience, il retourne seul au fleuve le lendemain pour se baptiser lui-même, persuadé de pouvoir ainsi trouver le Royaume du Christ. Il se noie dans sa quête spirituelle.
Cette nouvelle questionne les dangers du fanatisme religieux et l’innocence enfantine confrontée à des concepts spirituels qu’elle ne peut pleinement appréhender. La solitude de l’enfant et l’indifférence des adultes conduisent à une tragédie teintée de mysticisme.
C’est peut-être votre vie que vous sauvez
Mr. Shiftlet, un vagabond manchot, arrive dans une ferme habitée par une veuve et sa fille sourde-muette, Lucynell. Il propose ses services comme ouvrier agricole et séduit peu à peu la mère qui voit en lui un possible gendre. Il épouse Lucynell mais l’abandonne dans un restaurant lors de leur voyage de noces, après avoir récupéré la voiture de la famille.
La nouvelle illustre la duplicité et la façon dont la solitude peut rendre vulnérable à la manipulation. Le titre prend une dimension ironique puisque Mr. Shiftlet, en sauvant sa propre vie matérielle, détruit celle des autres.
Un heureux événement
Ruby Hill, une femme de trente-quatre ans, monte péniblement les escaliers de son immeuble tout en niant les signes évidents de sa grossesse. Elle préfère attribuer son malaise à une maladie quelconque. Sa rencontre avec différents voisins lors de son ascension révèle progressivement la vérité qu’elle refuse d’admettre.
À travers ce déni de grossesse, O’Connor interroge les mécanismes psychologiques du refus de la réalité et la façon dont le corps finit toujours par imposer sa vérité à l’esprit qui la refuse.
Les temples du Saint-Esprit
Une fillette de douze ans accueille ses cousines pensionnaires d’un couvent. Ces dernières se rendent à une fête foraine où elles voient un hermaphrodite qui s’exhibe en expliquant que c’est ainsi que Dieu l’a créé. Le récit de cette rencontre bouleverse la jeune protagoniste.
Cette nouvelle mêle l’innocence de l’enfance à des questionnements sur la différence, la nature divine et la façon dont le sacré peut se manifester dans les êtres les plus marginaux. L’hermaphrodite devient paradoxalement une figure christique qui interroge les certitudes religieuses conventionnelles.
Le nègre factice
Un grand-père emmène son petit-fils Nelson, dix ans, visiter Atlanta pour la première fois. L’enfant, né dans la ville mais élevé à la campagne, découvre avec stupeur la population noire qu’il n’avait jamais vue. Perdus dans un quartier afro-américain, le grand-père renie son petit-fils par peur face à une foule hostile. Leur réconciliation survient devant une statue en plâtre représentant un Noir.
La nouvelle aborde frontalement la question raciale dans le Sud et la transmission des préjugés entre générations. La statue qui donne son titre au texte devient le symbole paradoxal d’une possible rédemption.
Un cercle dans le feu
Mrs. Cope, une propriétaire terrienne, voit débarquer trois adolescents qui prétendent être les fils d’anciens ouvriers agricoles. Ces jeunes désœuvrés s’installent sur sa propriété malgré ses protestations. La situation dégénère jusqu’à ce qu’ils mettent le feu à ses bois.
O’Connor dépeint ici l’affrontement entre l’ordre établi et une jeunesse rebelle. La destruction finale par le feu prend une dimension biblique qui renvoie au jugement dernier.
Tardive rencontre avec l’ennemi
Le général Sash, cent quatre ans, doit assister à la remise de diplôme de sa petite-fille Sally Poker Sash, soixante-deux ans. Ancien combattant confédéré, il est régulièrement exhibé comme une relique vivante de la guerre de Sécession, bien qu’il ne se souvienne plus de rien. Il meurt pendant la cérémonie.
Cette nouvelle confronte avec un humour grinçant le Sud mythologique aux réalités de la déchéance physique et mentale. Le « général » incarne la vanité des illusions sur lesquelles repose l’identité sudiste.
Braves gens de la campagne
Joy-Hulga, une jeune femme unijambiste titulaire d’un doctorat en philosophie, vit avec sa mère. Elle rencontre un vendeur de bibles qui parvient à la séduire. Lors d’un rendez-vous dans une grange, il lui fait retirer sa prothèse avant de la voler et de l’abandonner.
La nouvelle joue sur le contraste entre les prétentions intellectuelles de l’héroïne et sa naïveté sentimentale. Le vol de la jambe artificielle symbolise la vulnérabilité que nous gardons malgré nos défenses.
La personne déplacée
Mrs. McIntyre accueille dans sa ferme une famille de réfugiés polonais rescapés des camps nazis. Mr. Guizac, le père, se révèle un excellent ouvrier, ce qui suscite la jalousie des autres employés. Quand il propose que sa cousine européenne épouse l’un des ouvriers noirs de la ferme, la situation devient explosive.
Cette dernière nouvelle du recueil synthétise les thèmes majeurs d’O’Connor : le racisme, la religion, la violence latente de la société sudiste. Le sort tragique des Guizac montre comment les préjugés peuvent conduire à reproduire, à petite échelle, les horreurs qu’ils ont fuies.
Aux éditions FOLIO ; 288 pages.