Edmund Burke naît le 12 janvier 1729 à Dublin, dans une famille où se mêlent les influences catholique et protestante : sa mère Mary Nagle est catholique tandis que son père Richard, avocat, est anglican. Le jeune Edmund suit sa scolarité dans une école quaker avant d’intégrer le Trinity College de Dublin en 1744, où il crée un « club de débat » qui deviendra plus tard la plus ancienne association étudiante au monde.
En 1750, Burke part étudier le droit à Londres mais abandonne rapidement. Il se tourne alors vers l’écriture et la politique. Il publie en 1757 son influent traité sur l’esthétique « Recherches philosophiques sur l’origine de nos idées du sublime et du beau ». La même année, il épouse Jane Mary Nugent avec qui il aura deux fils.
Sa carrière politique démarre véritablement en 1765 lorsqu’il entre à la Chambre des communes comme membre du parti whig. Il s’y distingue par son éloquence et ses prises de position : il défend les colons américains tout en s’opposant à leur indépendance, soutient l’émancipation des catholiques irlandais et dénonce la corruption de la Compagnie des Indes orientales.
La Révolution française marque un tournant dans sa pensée et sa carrière. Dans ses célèbres « Réflexions sur la Révolution en France » (1790), il critique vivement les principes révolutionnaires et rompt avec ses anciens alliés whigs qui soutiennent la Révolution. Cette rupture symbolise sa position singulière : libéral-conservateur, il défend à la fois les libertés traditionnelles et l’ordre établi.
Burke se retire de la vie politique en 1794 après la mort de son fils Richard. Il continue néanmoins d’écrire sur les affaires publiques jusqu’à sa mort le 9 juillet 1797 à Beaconsfield. Son héritage intellectuel est considérable : il est aujourd’hui reconnu comme le père fondateur du conservatisme moderne et une figure majeure de la pensée politique britannique.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. Recherches philosophiques sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (1757)
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Résumé
Dans ce traité d’esthétique publié en 1757, Edmund Burke propose une analyse systématique des notions du sublime et du beau. L’ouvrage s’ouvre sur une réflexion concernant le goût, où Burke réfute l’idée d’un relativisme total en matière esthétique. Il établit que, malgré les variations individuelles, il existe un fondement commun aux jugements esthétiques, ancré dans notre constitution physiologique partagée.
Burke organise ensuite son enquête en cinq parties. Dans la première, il questionne les passions fondamentales qui animent l’esprit humain. Il rejette la conception lockéenne selon laquelle plaisir et douleur seraient mutuellement dépendants, et postule qu’ils constituent deux sensations positives distinctes, séparées par un état d’indifférence. Burke identifie deux pulsions primordiales qui structurent notre expérience : l’autoconservation, liée à la douleur et au danger, et la sociabilité, orientée vers le plaisir et l’amour. De ces deux pulsions découlent respectivement le sublime et le beau.
La deuxième partie se consacre entièrement au sublime. Burke le définit comme une « terreur délicieuse » qui nous saisit face à certains phénomènes naturels ou artistiques. Cette sensation naît d’objets caractérisés par leur immensité, leur obscurité, leur puissance ou leur capacité à évoquer l’infini. Le sublime provoque l’étonnement, voire la stupeur, et suspend momentanément les facultés rationnelles. Burke analyse ainsi comment certaines qualités matérielles – la vastitude spatiale, les sons puissants, les transitions soudaines – engendrent cette expérience. Le sublime, toujours associé à une forme de danger ou de menace, provoque une tension nerveuse qui, paradoxalement, se transmue en délice lorsque nous contemplons ces forces terrifiantes à distance raisonnable.
La troisième partie aborde le beau, que Burke distingue radicalement du sublime. Contrairement aux théories classiques qui associaient la beauté à la proportion et à la perfection, Burke la rattache à des qualités sensibles spécifiques : la petitesse, la douceur, la variation graduelle des formes, la délicatesse, les couleurs claires. La beauté produit une sensation de détente et d’apaisement, opposée à la tension que génère le sublime. Elle suscite l’amour plutôt que la crainte, et s’adresse aux sens avant de toucher l’intellect. Burke prend soin de distinguer le beau du désir sexuel, tout en reconnaissant leur connexion possible.
Dans la quatrième partie, Burke s’aventure sur le terrain physiologique pour expliquer les mécanismes corporels qui sous-tendent nos réactions au sublime et au beau. Il avance que le sublime, par la tension qu’il crée, provoque une « vibration » des nerfs qui intensifie notre sentiment d’existence. À l’inverse, le beau induit un relâchement agréable des fibres nerveuses et musculaires. Cette partie témoigne de l’ambition scientifique de Burke, qui tente d’ancrer l’esthétique dans une dimension matérialiste du corps humain.
La cinquième et dernière partie se penche sur le pouvoir des mots. Burke y démontre que le langage ne se contente pas de véhiculer des images mentales, mais affecte directement nos passions par association. Cette conception confère à la poésie une puissance propre, distincte des arts visuels, car les mots peuvent susciter des émotions sans nécessairement former des représentations précises. Burke distingue trois catégories de mots : les mots qui désignent des objets concrets, les mots qui expriment des qualités simples, et les mots abstraits composés qui désignent des relations complexes.
Tout au long de son enquête, Burke maintient une approche empirique, fondée sur l’observation des réactions humaines plutôt que sur des principes a priori. Cette méthode, révolutionnaire pour l’époque, associée à sa distinction rigoureuse entre le sublime et le beau, constitue l’apport majeur de ce traité qui marque un tournant dans l’histoire de l’esthétique occidentale et préfigure l’avènement du romantisme avec sa prédilection pour les expériences émotionnelles intenses.
Autour du livre
Rédigé alors qu’Edmund Burke n’avait que 19 ans selon certaines sources, ou dans la vingtaine selon d’autres, « Recherches philosophiques sur l’origine de nos idées du sublime et du beau » marque un tournant majeur dans l’histoire de l’esthétique. Ce premier texte d’importance de celui qui deviendra plus tard l’un des pères du conservatisme moderne connut un succès immédiat dès sa parution. Sa genèse s’inscrit dans un contexte où l’esthétique ne constituait pas encore une discipline établie. Burke s’engage alors dans une démarche novatrice, sortant le concept du sublime de la sphère purement rhétorique pour l’appliquer à l’art et à la nature, dans une approche qu’on qualifierait aujourd’hui de psycho-physiologique.
La méthode empiriste adoptée par Burke tranche avec les conceptions classiques de son époque. Là où ses prédécesseurs cherchaient à établir des canons universels de beauté fondés sur la proportion et l’harmonie, Burke observe méticuleusement les réactions humaines face aux objets qualifiés de beaux ou de sublimes. Il s’oppose avec « une certaine virulence » aux définitions traditionnelles du beau comme idéal de proportion, soulignant que « la beauté ne s’adresse pas à l’esprit » mais relève d’une expérience sensorielle immédiate. Cette position révolutionne la pensée esthétique, et préfigure le passage du néoclassicisme au romantisme.
Emmanuel Kant lui-même salua son travail tout en critiquant ses limites : « Burke a réuni les informations nécessaires à l’explication de ces causes par les philosophes qui lui succèdent » sans toutefois comprendre pleinement « les causes des effets mentaux qui se produisent dans l’expérience du beau ou du sublime. » Des lecteurs contemporains soulignent tantôt son « élégance » et sa capacité à « exprimer en mots des sentiments et des émotions que vous connaissiez mais ne pouviez jamais tout à fait articuler », tantôt ses limites culturelles, notamment ses présupposés raciaux et genrés.
Malgré certains aspects datés, « Recherches philosophiques sur l’origine de nos idées du sublime et du beau » demeure une œuvre fondatrice qui a sensiblement influencé les mouvements littéraires et artistiques européens. Denis Diderot s’y intéressa particulièrement, et l’empreinte de Burke se retrouve clairement dans l’esthétique romantique, avec son goût pour les paysages grandioses, les ruines et les tempêtes. Ce traité constitue encore aujourd’hui une référence pour quiconque s’intéresse à l’histoire des théories esthétiques et à la façon dont nous percevons et conceptualisons nos expériences face à l’art et à la nature.
Aux éditions VRIN ; 300 pages.
2. Réflexions sur la Révolution en France (1790)
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Résumé
En novembre 1790, Edmund Burke, député irlandais siégeant à la Chambre des communes britannique au sein du parti Whig, publie un pamphlet incendiaire contre les événements qui secouent la France depuis la prise de la Bastille. Rédigé sous forme d’une lettre adressée à un jeune aristocrate français, Charles-Jean-François Depont, ce texte s’impose rapidement comme une critique méthodique de la Révolution française.
Burke commence par s’attaquer aux interprétations britanniques favorables à la Révolution, notamment au discours du Dr Richard Price qui, en novembre 1789, avait osé comparer les bouleversements français à la Glorieuse Révolution anglaise de 1688. Pour Burke, cette comparaison constitue un contresens historique majeur. Là où la révolution anglaise avait simplement restauré les libertés traditionnelles et l’ordre constitutionnel menacés par Jacques II, la Révolution française se lance dans une entreprise de destruction systématique du passé et de reconstruction sociale fondée sur des principes abstraits.
Il dénonce alors avec véhémence la présomption intellectuelle des révolutionnaires français. Ces derniers, inspirés par les philosophes des Lumières, prétendent refonder entièrement la société sur la base de concepts théoriques comme les droits naturels et l’égalité. Burke oppose à cette approche sa conviction que toute société repose sur un héritage complexe façonné par l’expérience des générations successives. L’ordre social, affirme-t-il, ne saurait être le produit d’une construction rationnelle, mais résulte d’une lente accumulation de sagesse collective qu’il nomme « préjugés ».
Le pamphlet s’attarde ensuite sur deux événements qui symbolisent pour Burke les errements révolutionnaires : la confiscation des biens du clergé et la marche des femmes sur Versailles en octobre 1789. Il dépeint avec émotion l’humiliation de la famille royale, en particulier celle de la reine Marie-Antoinette, traînée de Versailles à Paris par la foule. Cette scène lui inspire sa célèbre lamentation sur la fin de « l’âge de la chevalerie » et l’avènement d’une ère dominée par les « sophistes, économistes et calculateurs ».
Burke consacre une part substantielle de son pamphlet à critiquer les nouvelles institutions françaises. Il fustige la composition de l’Assemblée nationale, dominée selon lui par des hommes sans expérience politique, et dénonce le système électoral censitaire mis en place. La nouvelle constitution lui paraît fondée sur des abstractions dangereuses plutôt que sur les réalités du gouvernement. Il prédit que l’affaiblissement du pouvoir royal, la subordination de l’armée à l’Assemblée et la création d’une garde nationale conduiront inévitablement à l’anarchie puis à la tyrannie.
L’analyse burkienne se poursuit avec une critique acerbe de la politique économique des révolutionnaires. La confiscation et la vente des biens ecclésiastiques, l’émission massive d’assignats garantis par ces biens, lui semblent autant de mesures irresponsables qui mèneront à une catastrophe financière. Burke discerne derrière ces décisions la main d’une coalition entre philosophes anticléricaux et spéculateurs avides de s’emparer des richesses de l’Église.
Dans la dernière partie de son ouvrage, Burke élargit sa réflexion pour opposer deux conceptions de la liberté et des droits. À la liberté abstraite et potentiellement destructrice des révolutionnaires français, il oppose une liberté ordonnée, garantie par des droits concrets et spécifiques hérités de la tradition. Il rejette catégoriquement la vision contractualiste de la société défendue par les révolutionnaires pour lui substituer une conception organique où l’État apparaît comme « un partenariat non seulement entre ceux qui sont vivants, mais entre ceux qui sont vivants, ceux qui sont morts et ceux qui sont encore à naître ».
Le pamphlet se conclut par une mise en garde prophétique : Burke anticipe que la Révolution finira par dévorer ses propres enfants, que le roi sera exécuté, que la religion sera persécutée, et qu’un général populaire émergera du chaos pour établir une dictature militaire. De ce sombre tableau, il exhorte l’Angleterre à préserver jalousement ses institutions et à résister à la contagion des idées révolutionnaires, sous peine de subir le même sort que la France.
Autour du livre
Les « Réflexions sur la Révolution en France » trouvent leur origine dans un simple échange épistolaire. En novembre 1789, quelques mois après la prise de la Bastille, Charles-Jean-François Depont, jeune aristocrate français ayant séjourné en Angleterre, sollicite l’opinion de Burke sur les soubresauts politiques secouant la France. L’homme politique britannique répond initialement par deux lettres, dont la seconde, considérablement développée, deviendra la base des « Réflexions ». Cependant, un second facteur précipite la publication : en novembre 1789, Richard Price, prédicateur non-conformiste, prononce devant la Société des Amis de la Révolution un discours enthousiaste comparant les événements français aux révolutions anglaise et américaine. Cette intervention, perçue comme une provocation par Burke, le décide à transformer sa correspondance privée en manifeste public à visée polémique.
La publication des « Réflexions » marque une rupture fracassante dans la carrière de Burke et au sein du parti Whig britannique. Jusqu’alors considéré comme un libéral, Burke avait défendu la cause américaine et s’était érigé contre les persécutions des catholiques irlandais. Sa condamnation viscérale de la Révolution française surprend donc ses contemporains et divise profondément les Whigs. L’ancien ami de Burke, Charles James Fox, prend parti pour les révolutionnaires français, tandis que Burke rejoint les rangs des Tories conservateurs de William Pitt. Burke déclare publiquement au Parlement : « Un acte déplorable a été commis par celui que je considérais autrefois comme mon meilleur ami. » Le livre provoque ainsi une véritable guerre des pamphlets, suscitant notamment les réponses virulentes de Thomas Paine dans « Les Droits de l’homme » et de Mary Wollstonecraft dans « Défense des droits des hommes ».
Les arguments de Burke ne constituent pas une simple défense réactionnaire de l’Ancien Régime. Sa pensée, complexe et nuancée, jette les bases intellectuelles du conservatisme moderne. Burke ne rejette pas catégoriquement le changement, mais préconise des réformes graduelles respectueuses des traditions et de l’expérience accumulée des générations. « L’État doit être considéré avec respect », écrit-il, car il représente « un partenariat non seulement entre ceux qui sont vivants, mais entre ceux qui sont vivants, ceux qui sont morts et ceux qui sont encore à naître ». Cette vision organique de la société s’oppose frontalement à l’individualisme abstrait des révolutionnaires français.
La critique burkienne s’articule autour de plusieurs axes : la défiance envers les principes abstraits comme les « droits de l’homme », l’importance des « préjugés » entendus comme sagesse collective héritée, et la nécessité de la propriété privée et de la religion comme piliers d’un ordre social stable. Pour Burke, « la liberté sans sagesse ni vertu est le plus grand de tous les maux possibles ; car c’est folie, vice et démence, sans garde-fou ni restriction. » Cette pensée constitue une réplique directe à l’optimisme rationaliste des Lumières.
L’aspect le plus saisissant des « Réflexions » réside dans leurs prédictions. Alors qu’en 1790, la Révolution semble encore relativement modérée, Burke anticipe avec une acuité troublante les développements futurs : l’exécution du roi Louis XVI et de Marie-Antoinette, les massacres de la Terreur, l’hyperinflation causée par les assignats, et même l’avènement d’un dictateur militaire. Il prédit qu’une armée « mutinée et pleine de factions » finira par porter au pouvoir « un général populaire » qui deviendra « maître de votre Assemblée, maître de toute votre république » – prophétie qui se réalisera avec l’arrivée au pouvoir de Napoléon Bonaparte, deux ans après la mort de Burke.
Ces prédictions confèrent aux « Réflexions » une dimension presque mystique, que les adversaires de Burke attribuent soit à un déséquilibre mental, soit à une conversion secrète au catholicisme. Pourtant, sa clairvoyance découle moins d’un don prophétique que d’une lecture attentive de l’histoire et d’une compréhension des mécanismes politiques et sociaux.
Les « Réflexions sur la Révolution en France » connurent un succès immédiat et retentissant. Comme le rapporte Stephen Greenblatt dans « The Norton Anthology of English Literature », le livre devint « instantanément un best-seller : treize mille exemplaires furent achetés durant les cinq premières semaines, et en septembre suivant, il avait connu onze éditions ». Le roi Georges III en personne salua « un livre que tout gentilhomme devrait lire ».
Friedrich Hayek et Karl Popper, figures majeures du libéralisme au XXe siècle, reconnurent leur dette intellectuelle envers Burke. L’historien positiviste Hippolyte Taine reprit ses arguments dans son « Histoire des origines de la France contemporaine » (1876-1885). Pour l’essayiste américain Russell Kirk, les « Réflexions » représentent « la charte du conservatisme moderne ». Le philosophe américain Peter Stanlis contribua quant à lui à la renaissance burkienne en démontrant l’absence d’utilitarisme dans sa philosophie politique, contrairement aux interprétations de certains critiques du XIXe siècle. En 2020, les « Réflexions » furent interdites en Chine, dans le cadre d’une censure plus large opérée par le Parti communiste sous Xi Jinping.
Aux éditions LES BELLES LETTRES ; 803 pages.