Christa Ihlenfeld naît le 18 mars 1929 à Landsberg-sur-la-Warthe (aujourd’hui Gorzów Wielkopolski en Pologne), dans une famille de commerçants. En 1945, comme des milliers d’Allemands de l’Est, sa famille est déplacée vers l’ouest par l’Armée rouge et s’installe dans le Mecklembourg.
La jeune Christa obtient son baccalauréat en 1949 et adhère au Parti socialiste unifié d’Allemagne. Elle entreprend des études de germanistique à Iéna puis à Leipzig. En 1951, elle épouse l’écrivain Gerhard Wolf avec qui elle aura deux filles.
Elle travaille d’abord comme collaboratrice scientifique de l’Union des écrivains de RDA et comme lectrice avant de se consacrer entièrement à l’écriture à partir de 1962. Son premier roman, « Le Ciel partagé », publié en 1963, rencontre un immense succès en RDA.
Bien que membre du parti au pouvoir, elle commence à prendre ses distances avec le régime. En 1965, elle critique la politique culturelle de la RDA et subit la disgrâce du régime. En 1976, elle exprime son mécontentement face à l’expulsion du poète Wolf Biermann.
Lors de la chute du mur de Berlin en 1989, elle s’oppose d’abord à la réunification allemande, souhaitant maintenir une RDA réformée. En 1993, une polémique éclate quand on découvre qu’elle a brièvement collaboré avec la Stasi de 1959 à 1963 sous le nom de code « IM Margarethe », avant d’être elle-même mise sous surveillance.
Tout au long de sa carrière, elle publie de nombreux romans et essais qui interrogent l’histoire allemande, le féminisme, et les zones d’ombre du régime est-allemand. Ses œuvres majeures comme « Cassandre », « Trame d’enfance » ou « Médée » sont traduites dans de nombreuses langues. Elle reçoit de multiples distinctions, dont le Prix Heinrich-Mann, le Prix Georg-Büchner et le Prix Nelly-Sachs. Christa Wolf s’éteint le 1er décembre 2011 à Berlin.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Cassandre (1983)
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Résumé
Dans la Grèce antique, après la chute de Troie, Cassandre se tient devant les portes de Mycènes, prisonnière du roi Agamemnon. Prophétesse maudite par Apollon, elle possède le don de prédire l’avenir, mais personne ne croit jamais ses prédictions. Tandis qu’elle attend sa mort imminente, qu’elle a elle-même prophétisée, Cassandre se remémore les dix années de siège qui ont mené à la destruction de sa cité.
Fille privilégiée du roi Priam, elle assiste, impuissante, à la transformation progressive de Troie en état policier sous l’influence d’Eumelos, chef de la garde royale. Lorsqu’elle découvre que le prétexte de la guerre – la présence d’Hélène à Troie – n’est qu’un mensonge fabriqué pour masquer les véritables enjeux commerciaux et militaires, Cassandre ose s’opposer à son père. Cette rébellion lui vaut d’être écartée du pouvoir, emprisonnée, puis considérée comme traîtresse.
Pendant les années de guerre, elle trouve refuge dans une communauté de femmes aux marges de la cité, où elle noue une relation amoureuse avec le prince Énée. Quand l’effondrement de Troie devient inévitable, face au cheval de bois des Grecs, Cassandre doit faire un choix déchirant : fuir avec Énée vers un avenir incertain ou rester fidèle à sa vision en acceptant son tragique destin.
Autour du livre
L’idée de « Cassandre » naît d’une circonstance fortuite. En 1980, lors d’un voyage vers la Grèce, Christa Wolf manque son avion à Berlin et se retrouve contrainte de passer la nuit à l’aéroport. Pour occuper son temps, elle se plonge dans l’ « Orestie » d’Eschyle. Une scène la frappe particulièrement : Cassandre devant la porte des lions à Mycènes, attendant sa propre mort. « Cassandre me captiva immédiatement. Elle, la captive, me prit captive ; devenue objet des desseins d’autrui, elle m’obséda », confie-t-elle dans les essais qui accompagnent le récit. Cette première rencontre avec Cassandre déclenche chez elle une véritable quête qui la conduit à parcourir la Grèce, à étudier les mythes antiques et à rédiger quatre conférences sur l’esthétique qui constitueront le substrat théorique de son roman.
Cette réinterprétation du mythe troyen subvertit radicalement la tradition homérique. Wolf dépouille l’épopée de ses atours héroïques pour mettre en lumière les mécanismes de pouvoir et les mensonges d’État. Dans sa version, la guerre ne résulte pas de l’enlèvement d’Hélène – qui n’est jamais venue à Troie – mais de calculs géopolitiques sur le contrôle des routes commerciales. Achille, traditionnellement célébré comme un héros, devient sous la plume de Wolf « Achille la bête », incarnation d’une violence masculine abjecte. Cette démythification s’accompagne d’une réflexion sur la résistance féminine face à la logique guerrière. Les communautés de femmes réfugiées dans les grottes du mont Ida perpétuent une sagesse alternative, reliée aux cultes matriciels préhelléniques que la société patriarcale a refoulés.
La dimension allégorique du récit ne peut échapper au lecteur contemporain de sa publication. Écrit au début des années 1980, alors que la course aux armements entre les blocs occidental et soviétique s’intensifie, « Cassandre » constitue une critique voilée du régime est-allemand. Eumelos, qui transforme Troie en État policier, évoque irrésistiblement la Stasi. La propagande qui manipule le peuple troyen, l’oppression des voix dissidentes, l’organisation militarisée de la société : autant d’éléments qui renvoient à la RDA. Cassandre incarne l’intellectuelle qui voit clair dans les manipulations du pouvoir mais dont la parole reste inaudible. « Au milieu d’une guerre, on ne pense qu’à comment elle finira. Et on remet sa vie à plus tard », écrit Wolf, transposant dans l’Antiquité les dilemmes moraux de sa propre existence sous un régime totalitaire.
« Cassandre » connaît un retentissement considérable dès sa parution simultanée à l’Est et à l’Ouest en 1983. Jens Bisky écrit dans la Süddeutsche Zeitung que le livre présente « une voyante qui ne voit pas grand-chose, pour qui l’habituel est trop familier, le traditionnel trop évident. » Il souligne comment « l’impuissance à changer le cours des choses, que pourtant chacun pourrait prévoir, devient l’aiguillon qui pousse à reconnaître son propre rôle, à comprendre les règles du jeu. » Des décennies après sa publication, le roman continue d’inspirer. La poétesse Maren Kames la cite parmi ses influences majeures « parce que Cassandre est caractérisée par ses capacités analytiques et non par sa relation avec un homme. » Les universitaires y voient « une clef pour comprendre l’Allemagne divisée dans la phase finale de la Guerre froide. » Margaret Atwood rapproche « Cassandre » de sa propre réécriture féministe des mythes grecs, « L’Odyssée de Pénélope ». En 1994, le compositeur suisse Michael Jarrell adapte le récit en un monodrame pour récitante et ensemble instrumental.
Aux éditions STOCK ; 460 pages.
2. Médée (1996)
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Résumé
Dans l’Antiquité grecque, Médée, princesse de Colchide et prêtresse d’Hécate, fuit son pays natal après que son père, le roi Aiétès, a fait assassiner son frère Absyrtos pour conserver son trône. Elle s’embarque sur l’Argo avec Jason, qu’elle a aidé à s’emparer de la Toison d’Or, et trouve refuge à Corinthe. Dans cette cité étrangère, Médée devient guérisseuse et s’attire le respect d’une partie de la population, mais aussi la méfiance des autorités. Sa présence dérange car elle ne se plie pas aux conventions sociales de cette société patriarcale.
Un jour, elle découvre que Corinthe, tout comme sa Colchide natale, est bâtie sur un crime fondateur : le meurtre d’Iphinoé, fille du roi Créon, sacrifiée pour maintenir l’ordre patriarcal. Akamas, premier astronome du roi, craint que Médée ne révèle ce secret et, avec l’aide d’Agamède, une Colchidienne jalouse, orchestre une cabale contre elle. Accusée à tort d’avoir tué son frère et d’être responsable des malheurs qui s’abattent sur la cité, Médée devient le bouc émissaire parfait face à un peuple en quête de coupables…
Autour du livre
« Médée » naît en 1996 dans un contexte particulièrement tumultueux pour son autrice. Après la chute du Mur de Berlin et la réunification allemande, Christa Wolf, figure majeure de la littérature est-allemande, subit deux vagues d’attaques médiatiques virulentes. La première en 1990, lors de la publication de « Was bleibt », où on l’accuse de vouloir réécrire sa propre histoire en RDA. La seconde en 1993, quand elle avoue avoir travaillé brièvement pour la Stasi entre 1959 et 1963. C’est durant cette période difficile qu’elle trouve refuge au Getty Center en Californie, où elle commence à rédiger ce roman qui, selon ses propres mots, met en scène « la Barbare venue de l’Est ».
Le dispositif narratif choisi par Wolf témoigne d’une volonté de remettre en question l’unicité du récit historique. Le roman se compose de onze monologues répartis entre six personnages, avec la voix de Médée qui intervient stratégiquement à quatre reprises, en ouverture et en clôture. Cette polyphonie permet de multiplier les perspectives et de montrer comment se construit progressivement une vérité officielle à partir de rumeurs et de mensonges. Chaque chapitre s’ouvre sur une citation concernant les rapports entre hommes et femmes, établissant d’emblée une réflexion sur la condition féminine qui traversera tout le texte. Wolf y expose comment un mythe se forge, comment la mémoire collective s’ancre dans des récits façonnés par les puissants.
La réécriture du mythe de Médée s’inscrit dans une démarche féministe subtile mais affirmée. Contrairement à Euripide qui présente une Médée infanticide par vengeance, Wolf s’inspire de versions antérieures du mythe où Médée ne tuait pas ses enfants. Elle transforme ainsi la magicienne sauvage en une femme forte, indépendante, victime d’un système qui craint sa liberté. « Je ne suis plus une jeune femme, mais je suis encore sauvage, c’est ce que disent les Corinthiens, pour eux une femme est sauvage quand elle n’en fait qu’à sa tête », fait-elle dire à son héroïne. Wolf concentre sur une génération ce qu’elle considère comme un changement civilisationnel qui s’est étalé sur 2 500 ans : le passage de structures matriarcales à un système patriarcal oppressif. Ce faisant, elle évite tout manichéisme simpliste, certaines femmes comme Agamède participant activement à l’oppression, tandis que des figures masculines comme Oistros incarnent un modèle alternatif positif.
Sous le vernis mythologique, ce roman propose également une réflexion acérée sur les mécanismes d’exclusion qui traversent les époques. Wolf s’inspire manifestement des travaux du sociologue René Girard sur le bouc émissaire pour montrer comment une société en crise désigne des coupables extérieurs pour se préserver. Les parallèles avec l’Allemagne des années 1990, marquée par une montée inquiétante de la xénophobie après la réunification, s’imposent d’eux-mêmes. Les Colchidiens sont ainsi tolérés tant qu’ils restent discrets et que la situation économique demeure favorable. Mais dès qu’un tremblement de terre et une peste frappent Corinthe, ils deviennent les cibles toutes désignées d’une violence collective irrationnelle. À travers le destin de Médée, Wolf s’interroge sur les fondements mêmes de notre civilisation : « Pourquoi ce que nous avons élaboré en termes de civilisation et d’humanité est-il si facilement destructible, pourquoi y a-t-il toujours des rechutes dans l’irrationalité et la cruauté ? »
La réception critique de « Médée » fut initialement mitigée. Beaucoup attendaient de Wolf, comme de Günter Grass avec « Toute une histoire » (1995), une œuvre qui aborderait directement la réunification allemande. Le détour par la mythologie grecque déconcerta une partie du public. David R. Slavitt, dans le New York Times, qualifie sévèrement le roman d’ « impossible à lire directement », et le considère de « livre fait pour des objectifs autres que la lecture ». D’autres y voient « une victoire féministe » et louent « le lyrisme de la prose de Wolf ». Avec le recul, le livre est aujourd’hui considéré comme un précieux témoignage sur cette période charnière de l’histoire allemande, où sous couvert d’une réécriture mythologique se lit toute l’amertume d’une intellectuelle est-allemande face à l’absorption de son pays par l’Ouest.
La forme du roman, entre monologues entrelacés et références théâtrales implicites, a naturellement conduit à de nombreuses adaptations scéniques dans plusieurs pays européens. Le compositeur allemand Aribert Reimann en a également tiré un opéra, créé à l’Opéra de Vienne en 2010.
Aux éditions STOCK ; 304 pages.