L’abbé Antoine François Prévost naît le 1er avril 1697 à Hesdin, en France. Fils d’un avocat au parlement, il fait ses études au collège d’Hesdin. Sa jeunesse est marquée par une grande instabilité : il entre au noviciat chez les jésuites, puis déserte pour s’engager dans l’armée, fuit en Hollande, revient en France, retourne chez les jésuites avant de s’enfuir à nouveau pour rejoindre l’armée comme officier.
En 1720, il trouve temporairement sa voie chez les bénédictins et prononce ses vœux en 1721. Ordonné prêtre en 1726, il participe à des travaux d’érudition tout en écrivant secrètement son premier roman. En 1728, ne supportant plus la rigueur de la vie monastique, il s’installe à Londres où il devient précepteur. Une liaison amoureuse malheureuse le force à partir pour Amsterdam en 1730.
C’est alors qu’il commence véritablement sa carrière d’écrivain. Il publie plusieurs romans, dont son chef-d’œuvre « Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut » en 1731. De retour en France en 1734, il obtient la protection du prince de Conti et mène une intense activité littéraire : il dirige Le Pour et Contre, traduit de nombreux ouvrages de l’anglais, et publie romans sur romans.
Il passe ses dernières années entre Paris et Saint-Firmin, près de Chantilly, poursuivant son travail d’écrivain jusqu’à sa mort, survenue d’une rupture d’anévrisme le 25 novembre 1763 à Courteuil.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut (1731)
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Résumé
En 1731, l’abbé Prévost livre le récit d’une passion destructrice entre des Grieux, un jeune aristocrate promis à une brillante carrière ecclésiastique, et Manon Lescaut, une jeune femme destinée au couvent. Leur amour les pousse à fuir ensemble à Paris, où commence une relation tumultueuse marquée par l’inconstance de Manon. Incapable de résister aux attraits du luxe, elle délaisse régulièrement des Grieux pour des protecteurs plus fortunés. Fou d’amour, le jeune homme renonce à tout – famille, études, honneur – et se livre au jeu et à l’escroquerie pour reconquérir sa maîtresse. Leurs aventures les conduisent plusieurs fois en prison, jusqu’à la condamnation de Manon à l’exil en Louisiane.
Autour du livre
« Manon Lescaut » suscite immédiatement la controverse lors de sa publication. Jugé scandaleux, le livre est interdit et condamné à être brûlé en 1733 et 1735. L’abbé Prévost publie alors en 1753 une nouvelle édition expurgée, mais qui ne parvient pas à étouffer la subversion inhérente à l’œuvre.
Montesquieu saisit parfaitement la nature paradoxale du roman : bien que ses protagonistes soient « un fripon et une catin », leurs actions trouvent leur justification dans l’amour, « qui est toujours un motif noble, quoique la conduite soit basse ». Cette tension entre la grandeur du sentiment et la bassesse des actes constitue le cœur même du récit. Le marquis de Sade salue particulièrement la manière dont Prévost maintient constant l’intérêt du lecteur pour le sort de Manon, dépeinte avec un naturel saisissant. Il voit en elle une précurseure de la Julie de Rousseau.
La genèse du roman s’ancre dans plusieurs sources d’inspiration. Le personnage de Manon pourrait s’inspirer d’une certaine Marie-Anne Lescau, une déportée en Louisiane en 1719, ou encore de Lenki, une courtisane avec qui Prévost entretenait une relation passionnée. Quant à des Grieux, ses oscillations entre religion et vie dissolue reflètent l’existence mouvementée de l’auteur lui-même, ancien prêtre impliqué dans des activités douteuses.
Le succès ne s’est jamais démenti : trente-deux éditions au XVIIIe siècle, soixante-douze au XIXe et cent trente au XXe. Les adaptations se multiplient : opéras de Auber (1856), Massenet (1884) et Puccini (1893), ballets, pièces de théâtre et films, dont celui d’Henri-Georges Clouzot en 1949. Alexandre Dumas fils s’en inspire directement pour « La Dame aux camélias », établissant un parallèle explicite entre Marguerite Gautier et Manon Lescaut. George Sand en propose une variation dans « Leone Leoni », en inversant le genre des personnages principaux.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 384 pages.
2. Cleveland (1731-1739)
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Résumé
Angleterre, milieu du XVIIe siècle. Pour échapper aux persécutions d’Oliver Cromwell, Cleveland, son fils illégitime, grandit reclus dans une grotte du Devonshire avec sa mère qui l’élève selon des principes philosophiques stricts. Dans cet antre obscur, il découvre l’amour en la personne de Fanny, fille de Lord Axminster, un autre proscrit. Leur idylle naissante les conduit en France auprès de Charles II exilé. Mais un stratagème du grand-père de Cleveland sépare les amants : Fanny part pour l’Amérique croyant que son bien-aimé doit en épouser une autre. Cleveland traverse alors mers et continents à sa recherche. Les retrouvailles et le mariage ne marquent pourtant pas la fin de leurs tourments : leur fille est enlevée par des Indiens, Fanny doute de la fidélité de son époux et s’enfuit. Le couple finit par se retrouver mais le bonheur continue de les fuir.
Autour du livre
« Cleveland » est l’une des œuvres majeures de l’abbé Prévost, bien qu’elle soit aujourd’hui éclipsée par « Manon Lescaut ». Cette fresque monumentale de plus de 1000 pages connaît une genèse complexe : les quatre premiers tomes paraissent en 1731, suivis de trois volumes supplémentaires en 1738-1739. Entre-temps, un cinquième tome apocryphe, rédigé par un auteur inconnu, voit le jour en 1734.
La publication s’avère tumultueuse. Le manuscrit fait l’objet d’une âpre dispute entre différents éditeurs : Étienne Néaulme à Utrecht, Nicolas Prévost à Londres et François Didot à Paris. Les versions varient selon les éditions, notamment celle de Paris qui subit d’importantes coupes de la censure. Le succès est néanmoins considérable avec plus de vingt rééditions et de nombreuses traductions.
L’ouvrage se distingue par son ambition philosophique qui transparaît dès le titre complet « Le Philosophe anglais ou Histoire de M. Cleveland, fils naturel de Cromwell ». Cleveland incarne un nouveau type de héros : lecteur érudit mais sans pédanterie, il privilégie la raison et la vertu tout en se heurtant aux passions humaines. Cette tension entre philosophie et sentiments structure l’ensemble du récit. Les tentatives d’établir des sociétés utopiques en Amérique – qu’il s’agisse de la colonie protestante de l’île Sainte-Hélène ou de la communauté des Indiens Abaquis – se soldent systématiquement par des échecs, démontrant les limites d’une approche purement rationnelle de l’existence.
Jean-Jacques Rousseau confesse avoir « lu avec fureur » ce roman qui influencera toute une génération d’écrivains. Son titre inspire de nombreuses imitations comme « Le Philosophe chrétien » (1735), « Le Solitaire philosophe » (1736) ou « Le Philosophe amoureux » (1737), participant ainsi à l’émergence d’une nouvelle figure littéraire : celle du philosophe des Lumières, plus proche du sage que du savant.
La structure narrative mêle habilement histoire et fiction. En situant son récit dans l’Angleterre de Cromwell, Prévost joue avec les codes du roman historique tout en prenant de grandes libertés avec la chronologie. Cette ambiguïté générique se retrouve dans la présentation même de l’œuvre, présentée comme la traduction d’authentiques mémoires confiés à l’auteur par le fils de Cleveland.
Aux éditions DESJONQUÈRES ; 1152 pages.
3. Histoire d’une Grecque moderne (1740)
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Résumé
Un diplomate français en poste à Constantinople raconte sa rencontre avec une jeune esclave grecque dans le sérail d’un pacha. Touché par sa grâce et son intelligence, il obtient sa liberté. La jeune femme, qui abandonne son nom de Zara pour celui de Théophé, lui confie alors son histoire : vendue enfant, elle a connu plusieurs harems avant d’aspirer, au contact de son bienfaiteur, à une vie vertueuse. L’ambassadeur, qui s’est épris d’elle, se heurte pourtant à ses refus systématiques. Malgré sa passion grandissante, il ne parvient pas à percer le mystère de cette femme qui suscite le désir de tous les hommes qu’elle croise. De retour à Paris avec elle, ses doutes ne cessent de croître.
Autour du livre
Publié en 1740 à Amsterdam chez François Desbordes, « Histoire d’une Grecque moderne » s’inspire librement de la relation entre l’ambassadeur Charles de Ferriol et Charlotte Aïssé, une jeune esclave circassienne qu’il avait ramenée en France. L’abbé Prévost s’écarte néanmoins significativement de cette histoire réelle : là où Ferriol avait acheté une enfant de quatre ans, son narrateur rencontre une jeune femme de seize ans.
Le roman se démarque par sa construction narrative sophistiquée. Dès l’incipit, le narrateur met en garde contre sa propre partialité : « Ne me rendrai-je point suspect par l’aveu qui va faire mon exorde ? Je suis l’amant de la belle Grecque dont j’entreprends l’histoire. » Cette mise en doute initiale de la fiabilité du témoignage constitue l’un des ressorts majeurs du texte.
La narration à la première personne permet d’observer les mécanismes de la passion et du soupçon. Le diplomate oscille perpétuellement entre idéalisation de Théophé et jalousie dévorante. Le récit dévoile moins une vérité objective qu’il ne met en scène les errements interprétatifs d’un homme épris.
Quatre récits biographiques ponctuent l’œuvre et servent de contrepoint à l’histoire principale. Ces fragments narratifs illustrent l’impossibilité d’établir des lois générales sur les comportements humains : chaque événement peut servir d’exemple à des interprétations contradictoires selon la perspective adoptée.
L’œuvre frappe aussi par son ambiguïté fondamentale. Le caractère de Théophé demeure insondable : ses refus traduisent-ils une vertu sincère ou une habile manipulation ? Cette énigme centrale n’obtient jamais de réponse définitive. Le roman se clôt sur l’indécision, laissant au lecteur le soin de trancher.
Dans la veine des romans-mémoires alors en vogue, l’abbé Prévost questionne les limites du témoignage et la possibilité même d’atteindre une vérité objective. La multiplication des points de vue et des interprétations contradictoires souligne la complexité des relations humaines et l’opacité des motivations profondes.
Le cadre oriental permet à Prévost d’opposer deux systèmes de valeurs : la sensualité assumée du monde ottoman et l’idéal de vertu européen. Mais cette opposition se révèle plus complexe qu’il n’y paraît : l’ambassadeur qui prétend libérer Théophé cherche en réalité à la posséder d’une autre manière.
Le succès du roman à sa parution s’explique en partie par sa dimension scandaleuse : les lecteurs cherchaient à identifier les modèles réels des personnages. Mais par-delà cet aspect mondain, « Histoire d’une Grecque moderne » s’impose comme une brillante réflexion sur les mécanismes du récit et les pièges de l’interprétation.
Aux éditions FLAMMARION ; 345 pages.
4. La Jeunesse du commandeur (1741)
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Résumé
En 1741, un jeune aristocrate fortuné décide de renoncer à ses responsabilités d’héritier pour s’engager dans l’ordre de Malte. Au cours de ses périples en Méditerranée, il sauve un noble espagnol naufragé qui devient son mentor et compagnon d’aventures. Ensemble, ils attaquent un navire pirate et libèrent Helena, une adolescente dont le commandeur tombe éperdument amoureux. Passionné, il l’enlève à sa mère et s’enfuit avec elle à Naples, où il finit par l’abandonner. Cette histoire tumultueuse se déroule sur fond de tempêtes, d’abordages, de duels et de trahisons, tandis que le destin s’acharne particulièrement sur les personnages.
Autour du livre
Publié dix ans après « Manon Lescaut », en 1741, « La Jeunesse du commandeur » de Prévost marque un tournant significatif dans l’évolution du roman français du XVIIIe siècle. Cette œuvre déconcertante conjugue les codes du roman d’aventures aux tonalités plus sombres du roman noir, tout en portant un regard acéré sur les mythes passionnels et l’exploitation sexuelle.
Le récit se distingue par son traitement novateur de la dérive comme sujet central. Le protagoniste, incapable de maintenir le cap de sa destinée, incarne un héroïsme déchu dans un monde où les valeurs traditionnelles perdent leur sens. La structure narrative, marquée par une apparente désorganisation, reflète ce chaos existentiel : les épisodes semblent s’enchaîner davantage par le hasard que par une logique interne.
La modernité du texte transparaît notamment dans sa vision désabusée des relations humaines. Le traitement de la figure d’Helena, âgée de seulement treize ans et demi lors de sa rencontre avec le commandeur, soulève des questions dérangeantes sur la condition féminine de l’époque. Les bâtardes, jamais nommées comme telles, se voient condamnées au couvent, leurs géniteurs refusant de reconnaître leur existence pour préserver leur blason familial.
« La Jeunesse du commandeur » s’inscrit dans une période charnière de la production de Prévost, marquée par un désenchantement croissant. Les grandes illusions et les espérances qui animaient ses romans des années 1730 cèdent la place à un univers ambigu, où les rapports humains deviennent opaques et les ambitions se révèlent vaines. Le narrateur lui-même semble avoir perdu tout espoir de tirer une quelconque leçon de son récit, conscient peut-être de l’absurdité fondamentale de ses actions.
Ce désespoir moderne sur l’absurdité de l’univers et l’inhumanité des hommes transparaît d’autant plus efficacement qu’il s’exprime à travers une voix narrative qui refuse de l’admettre explicitement. Cette tension entre le dire et le non-dit contribue à la puissance évocatrice de l’œuvre, qui navigue constamment aux frontières de la folie.
Aux éditions FLAMMARION ; 320 pages.