Alice Munro (1931-2024) est une écrivaine canadienne majeure, lauréate du prix Nobel de littérature en 2013. Née Alice Ann Laidlaw dans la petite ville de Wingham, Ontario, elle grandit dans une famille modeste où son père gère un élevage et sa mère est institutrice.
Sa carrière littéraire débute en 1950 pendant ses études universitaires. Après son mariage avec James Munro en 1951, elle s’installe en Colombie-Britannique où le couple tient une librairie. Son premier recueil de nouvelles, « La Danse des ombres heureuses » (1968), remporte le prix du Gouverneur général, marquant le début d’une brillante carrière.
Maître incontestée de la nouvelle, elle publie quinze recueils au cours de sa vie. Son œuvre, souvent comparée à celle de Tchekhov, se caractérise par une analyse précise de la psychologie de personnages ordinaires, particulièrement des femmes, dans le cadre de l’Ontario rural. L’Académie suédoise la consacre « souveraine de l’art de la nouvelle contemporaine » en lui décernant le Nobel.
Alice Munro s’éteint le 13 mai 2024 à Port Hope, Ontario, après avoir souffert de démence pendant ses dernières années. Elle laisse derrière elle un héritage considérable qui a profondément marqué la littérature contemporaine.
Voici notre sélection de ses recueils de nouvelles majeurs.
1. Fugitives (2004)
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Dans ce recueil de huit nouvelles, Alice Munro trace les portraits de femmes qui, un jour, décident de partir. Au cœur du Canada rural des années 1960-70, ces personnages féminins quittent leur foyer, leur mari, leur famille ou leur quotidien pour tenter de se réinventer.
La première nouvelle met en scène Carla, prisonnière d’un mariage toxique avec Clark dans leur centre équestre isolé. Quand sa voisine Sylvia lui offre une échappatoire, Carla prend la route avant que la culpabilité ne la rattrape.
Trois nouvelles narrent ensuite le parcours de Juliet, une jeune professeure de latin qui traverse le pays en train pour rejoindre un homme. Cette trilogie la montre à différentes étapes de sa vie : sa rencontre avec Eric dont elle aura une fille, sa relation compliquée avec ses parents vieillissants, puis la disparition inexpliquée de sa fille Pénélope qui rompt tout contact avec elle.
D’autres nouvelles présentent Grace, attirée par le frère alcoolique de son fiancé, ou Robin qui rate l’amour de sa vie à cause d’un quiproquo avec un jumeau. La dernière nouvelle, « Pouvoirs », suit Nancy sur plusieurs décennies alors qu’elle rencontre Tessa, une jeune femme aux dons de voyance, et assiste impuissante à sa déchéance dans un hôpital psychiatrique américain.
Pedro Almodóvar s’est emparé en 2016 des trois nouvelles centrées sur Juliet pour en tirer son film « Julieta ». Le cinéaste espagnol a su capter l’essence de ces textes où les départs sont rarement des libérations, où les fuites débouchent souvent sur d’autres formes d’enfermement. Les critiques américains ont particulièrement salué la manière dont ces huit récits dissèquent les mécanismes du renoncement et de l’aliénation féminine, dans une société qui n’offre que l’illusion du choix.
Aux éditions POINTS ; 384 pages.
2. Trop de Bonheur (2009)
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Dans ce recueil de dix nouvelles, Alice Munro dépeint des destins de femmes confrontées à des situations extrêmes. La première nouvelle, « Dimensions », donne le ton : Doree, une jeune femme, rend régulièrement visite à son mari Lloyd dans un hôpital psychiatrique où il est interné pour avoir tué leurs trois enfants. À travers des allers-retours entre passé et présent, on découvre comment cette tragédie a pris racine dans une relation toxique, marquée par l’emprise psychologique croissante de Lloyd sur sa jeune épouse.
Les récits suivants prolongent cette tension entre normalité et catastrophe. Joyce, professeure de musique, voit son mari tomber amoureux d’une apprentie. Une étudiante se retrouve piégée dans un jeu de séduction malsain avec un vieil homme. Une veuve malade reçoit la visite d’un mystérieux intrus. Un garçon défiguré par une tache de naissance noue une relation étrange avec sa petite voisine. La dernière nouvelle s’écarte de ces drames intimes pour raconter le parcours de Sofia Kovalevskaïa, mathématicienne russe du XIXe siècle qui dut se battre pour faire reconnaître son génie dans un monde d’hommes.
Avec ce recueil plus sombre que ses écrits précédents, Alice Munro délaisse les paysages ruraux de l’Ontario, cadre habituel de ses histoires, pour s’aventurer vers des territoires plus universels. Publié en 2009, son succès a contribué à l’attribution du prix Nobel de littérature à Alice Munro quatre ans plus tard.
Aux éditions DE L’OLIVIER ; 400 pages.
3. Rien que la vie (2012)
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Ce recueil de quatorze nouvelles nous transporte dans le Canada rural d’après-guerre, où des femmes ordinaires voient leur existence basculer en un instant. Une jeune mère quitte son mari et s’installe avec ses filles dans un mobile-home près d’une gravière, jusqu’à ce qu’un drame survienne. Une institutrice fraîchement arrivée dans un sanatorium se laisse séduire par un médecin manipulateur. Une femme mariée monte dans un train pour le Japon, laissant derrière elle une vie rangée pour céder à un désir interdit.
Les personnages évoluent dans une société canadienne en pleine mutation, où la modernité côtoie encore les traditions rurales. Les conventions sociales pèsent lourd, particulièrement sur les femmes qui tentent de s’émanciper. Ces récits dépeignent une époque où le destin pouvait basculer sur un regard, un geste, une rencontre fortuite.
Les quatre dernières nouvelles du recueil se distinguent par leur caractère autobiographique revendiqué. Alice Munro y dévoile des fragments de sa propre enfance dans l’Ontario, marquée par une relation sinueuse avec sa mère et les corrections à la ceinture administrées par son père – une pratique alors courante, précise-t-elle sans amertume.
Publié en 2012, ce recueil fut annoncé comme le dernier de l’autrice, qui reçut l’année suivante le Prix Nobel de littérature – une première pour un écrivain canadien et pour une œuvre entièrement consacrée à la nouvelle. La force de ces récits réside dans leur capacité à saisir ces instants minuscules où tout bascule, sans jamais sombrer dans le spectaculaire.
Aux éditions POINTS ; 384 pages.
4. Du côté de Castle Rock (2006)
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En 1818, la famille Laidlaw quitte la vallée d’Ettrick en Écosse pour gagner l’Amérique. À leur tête, James Laidlaw, berger modeste qui emmène avec lui sa famille à travers l’Atlantique. Durant la traversée, marquée par les décès de trois passagers, le jeune James, fils d’Andrew, meurt peu après l’arrivée sur le nouveau continent. Deux siècles plus tard, leur descendante Alice Munro remonte la piste de ses ancêtres jusqu’à cette terre natale.
L’installation au Canada s’avère laborieuse. William Laidlaw, l’un des fils de James parti s’établir dans l’Illinois, meurt du choléra. Sa veuve et ses enfants rejoignent alors le reste de la famille dans l’Ontario. Parmi eux se trouve Thomas, futur arrière-grand-père d’Alice Munro. À travers les générations suivantes se dessine l’histoire d’une famille qui cherche à se construire une nouvelle identité, entre tradition et modernité, dans un pays encore neuf.
Dans la seconde partie du livre, le récit se recentre sur l’enfance d’Alice Munro elle-même, son père éleveur de renards argentés, sa mère institutrice aux aspirations entrepreneuriales, puis sur sa jeunesse et son premier mariage à vingt ans. Le texte évoque notamment ses premières expériences littéraires et sa découverte des relations amoureuses.
À mi-chemin entre le roman et l’autobiographie, ce livre occupe une place à part dans l’œuvre d’Alice Munro. La nouvelliste y mêle documents d’archives et imagination, confiant elle-même que « à l’exception du journal de Walter et des lettres, l’histoire est tout entière de [son] invention ». Le texte se construit comme une succession de nouvelles qui, mises bout à bout, tissent la généalogie fragmentée d’une famille entre deux continents. Cette forme éclatée permet d’éclairer des moments clés, des personnages singuliers, comme Will O’Phaup, cet ancêtre qui prétendait avoir rencontré des fées dans la lande écossaise.
Aux éditions POINTS ; 416 pages.
5. Les lunes de Jupiter (1982)
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« Les lunes de Jupiter » rassemble douze nouvelles qui se déroulent dans le Canada des années 1970-80. Ces récits courts mettent en scène des femmes de l’Ontario rural, prises en étau entre leurs obligations familiales et leurs désirs d’émancipation. De la fille de fermier aux veuves en maison de retraite, chaque personnage affronte un moment charnière qui bouleverse son quotidien.
Dans la première nouvelle, deux tantes célibataires élèvent seules leur nièce en lui transmettant une vision du monde où l’indépendance des femmes prime sur le mariage. Dans une autre, une jeune universitaire s’embauche dans une ferme pour la saison des dindes, confrontée à la pénibilité du travail manuel et aux jugements de sa famille. Dans une autre, une femme fuit une rupture amoureuse sur une île isolée, où elle découvre que la solitude peut devenir une force. La nouvelle qui donne son titre au recueil suit une fille accompagnant son père mourant à l’hôpital – leur relation orageuse se cristallise lors d’une visite au planétarium.
Publié en 1982, ce recueil a propulsé Munro sur la scène littéraire internationale. La BBC a adapté plusieurs de ces nouvelles pour la radio, touchant un public bien au-delà du Canada.
Aux éditions POINTS ; 360 pages.
6. Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout (2019)
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Dans ce recueil de neuf nouvelles, des femmes se débattent avec les complexités de l’amour sous toutes ses formes. Une épouse attend son mari dans une voiture écrasée par le soleil, quand une rencontre fortuite avec un adolescent réveille en elle des sensations oubliées. Une autre découvre que sa tante Alfrida, modèle d’indépendance et de liberté, possède le même mobilier conventionnel que le reste de leur famille. Nina, confrontée au suicide de son mari atteint d’une maladie dégénérative, cherche en vain un mot d’adieu.
Les personnages évoluent dans l’Ontario rural, où les conventions sociales, la religion et les préjugés pèsent sur leurs choix. Des baisers volés aux séparations douloureuses, chaque histoire dévoile les contradictions entre désir de liberté et obligations familiales, entre passion et routine domestique.
Ce recueil d’Alice Munro brille par sa justesse dans la description des émotions. Les scènes du quotidien – une attente dans une voiture, un dîner de famille, une conversation anodine – se transforment en moments décisifs où tout peut basculer. Sans effets de manche ni sensationnalisme, ces nouvelles mettent à nu les failles et les espoirs qui façonnent l’existence.
Aux éditions POINTS ; 456 pages.