Né le 20 décembre 1948 à Zanzibar dans une famille aisée d’origine yéménite, Abdulrazak Gurnah quitte son île natale en 1968 pour s’installer en Angleterre. Bien que la révolution de 1964 à Zanzibar influence son départ, il part principalement pour poursuivre ses études. À son arrivée au Royaume-Uni, il fait face au racisme, à la pauvreté et au dépaysement.
Après des études à la London University, il enseigne à l’université Bayero de Kano au Nigeria de 1980 à 1982, puis rejoint l’université du Kent où il obtient son doctorat. Il y devient professeur et directeur des études supérieures au département d’anglais jusqu’à sa retraite en 2017, se spécialisant dans l’écriture postcoloniale.
Bien que sa langue maternelle soit le kiswahili, Gurnah écrit en anglais, une langue qui selon lui « l’a choisi ». Son œuvre, qui compte douze romans, aborde les thèmes de l’appartenance, du colonialisme, du déracinement, des migrations, de la mémoire. Il y dénonce particulièrement le racisme à travers l’image du colonisateur en Afrique et à Zanzibar.
La reconnaissance internationale arrive en 2021 lorsqu’il reçoit le prix Nobel de littérature pour son « approche empathique et sans compromis des effets du colonialisme ainsi que du destin des réfugiés écartelés entre les cultures et les continents ». Il devient le cinquième lauréat africain du prix depuis sa création en 1901.
Aujourd’hui, Gurnah vit à Canterbury, en Angleterre, tout en maintenant des liens étroits avec la Tanzanie où vit sa famille. Il continue d’incarner la complexité des identités multiples, se définissant à la fois comme Tanzanien, Zanzibarite, Africain, Britannique d’adoption et Yéménite.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Près de la mer (2001)
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Résumé
À l’aéroport de Gatwick, en novembre 1994, un vieil homme de soixante-cinq ans se présente aux services d’immigration britanniques. Il s’agit de Saleh Omar, marchand zanzibarite ruiné qui sollicite l’asile politique sous une fausse identité : celle de Rajab Shaaban Mahmud. Sur les conseils d’un passeur, il simule de ne pas parler anglais et de comprendre uniquement le swahili. Les autorités le dirigent vers une petite ville côtière où une assistante sociale, Rachel, l’aide à s’installer et tente de lui trouver un interprète.
Le destin place sur sa route Latif Mahmud, un professeur d’université tanzanien expatrié à Londres depuis trente ans. Ce dernier n’est autre que le fils du véritable Rajab Shaaban, dont Saleh a usurpé l’identité. Cette coïncidence fait ressurgir un passé douloureux : dans les années 1960, Saleh Omar, alors prospère négociant en meubles, s’était retrouvé mêlé à une sombre histoire de dette impliquant Hussein, un marchand peu scrupuleux qui avait utilisé comme garantie la maison des Mahmud. S’en était suivie une série de machinations orchestrées par une tante vindicative, aboutissant à l’emprisonnement de Saleh pendant onze ans.
L’histoire se déploie à travers les récits croisés des deux hommes qui, dans leur exil commun, confrontent leurs versions des faits. Leurs témoignages révèlent la complexité des relations familiales et commerciales dans le Zanzibar post-colonial, où les rancœurs personnelles se mêlent aux bouleversements politiques. Cette rencontre improbable sur le sol britannique leur permet enfin d’éclaircir les malentendus du passé.
Autour du livre
À travers les destins croisés de ses deux protagonistes, « Près de la mer » dresse une fresque minutieuse de Zanzibar, depuis l’époque coloniale britannique jusqu’à l’indépendance. La narration alterne entre les voix de Saleh Omar et Latif Mahmud, chacun livrant sa version des événements qui les ont menés à l’exil. Cette structure en miroir met en lumière la subjectivité des souvenirs et la façon dont le temps transforme la perception des faits.
L’île de Zanzibar, jamais nommée explicitement dans le texte, apparaît comme un carrefour commercial séculaire où se croisent les influences arabes, indiennes et européennes. Les vents de mousson y portent les boutres chargés d’épices, d’encens et de bois précieux. Ce monde de négoce et de traditions se délite progressivement sous l’effet de la colonisation puis des bouleversements post-indépendance. L’ud-al-qamari, cet encens rare que Saleh emporte dans son exil, symbolise cette civilisation marchande disparue.
La référence récurrente à « Bartleby » de Melville, dont le protagoniste reprend la célèbre formule « Je préférerais ne pas », inscrit le texte dans une réflexion plus large sur la résistance passive et la solitude. Le mutisme volontaire de Saleh face aux autorités britanniques fait écho au refus obstiné du scribe de Melville. Cette intertextualité enrichit la portée du récit sans jamais l’alourdir.
Publié en 2001 simultanément aux États-Unis par The New Press et au Royaume-Uni par Bloomsbury Publishing, « Près de la mer » marque un tournant dans la carrière de Gurnah. Sixième roman de l’écrivain, il reçoit un accueil critique enthousiaste dans la presse britannique et se voit sélectionné pour le Booker Prize ainsi que pour le Los Angeles Times Book Prize. Le critique Michael Pye, dans le New York Times, souligne notamment la manière dont l’œuvre interroge « la nature même de la pitié ». Sissy Helff loue quant à elle la complexité avec laquelle elle aborde la condition des réfugiés. Ces qualités contribueront à l’obtention du Prix Nobel de littérature par Gurnah en 2021.
Aux éditions FOLIO ; 432 pages.
2. Adieu Zanzibar (2005)
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Résumé
En 1899, dans une petite ville côtière d’Afrique de l’Est sous protectorat britannique, le muezzin Hassanali découvre au petit matin un Anglais épuisé qui s’effondre devant la mosquée. L’homme, Martin Pearce, a été dépouillé par ses guides lors d’un voyage en Abyssinie. Hassanali le recueille et le soigne, avant que l’administrateur colonial ne vienne le récupérer. Lorsque Pearce revient remercier ses sauveurs, il tombe amoureux de Rehana, la sœur d’Hassanali, une femme dont le mari est parti en Inde sans jamais revenir. Malgré les interdits religieux et sociaux, les amants partent vivre leur passion à Mombasa, jusqu’à ce que Pearce regagne l’Angleterre, laissant Rehana enceinte d’une fille.
Un demi-siècle plus tard, dans le Zanzibar des années 1950, l’histoire se répète tragiquement. Amin, fils d’une famille d’enseignants respectés, s’éprend de Jamila, une femme divorcée qui n’est autre que la petite-fille de Rehana et Pearce. Sous la pression de parents soucieux de leur réputation, il renonce à cet amour jugé inconvenant. Pendant ce temps, son frère Rashid, élève brillant, obtient une bourse pour étudier en Angleterre. Mais la révolution sanglante qui secoue Zanzibar en 1964 l’empêchera définitivement de rentrer au pays.
Les destins s’entrelacent sur trois générations dans ce roman qui sonde les ravages du colonialisme et le poids des traditions. À travers ces histoires d’amour impossibles entre des êtres que tout sépare – culture, religion, origine sociale – se dessine le portrait d’une société zanzibarite en pleine mutation, depuis l’ère coloniale jusqu’aux bouleversements de l’indépendance.
Autour du livre
À travers trois époques distinctes, « Adieu Zanzibar » dépeint la complexité des interactions dans une société coloniale traversée par les interdits religieux et sociaux. La structure narrative, qui alterne entre neuf chapitres narrés par Rashid et un chapitre constitué du récit autobiographique de son frère Amin, offre une mosaïque de points de vue sur les événements qui secouent Zanzibar de 1899 à 1964.
Les personnages féminins occupent une place centrale : Rehana et Jamila incarnent la résistance aux normes sociales oppressantes. La première ose braver les conventions en vivant ouvertement sa passion avec un Européen, tandis que la seconde paie le prix des transgressions de sa grand-mère. Mais la plus surprenante reste Farida qui, malgré son échec scolaire initial, devient contre toute attente une poétesse reconnue.
Le texte résonne particulièrement avec le propre parcours de Gurnah : comme son personnage Rashid, il a quitté Zanzibar pour étudier en Angleterre, a obtenu son doctorat et est devenu professeur d’université. Cette dimension autobiographique transparaît notamment dans la description de l’expérience de l’exil, marquée par le mépris des étudiants britanniques et l’impossibilité du retour après la révolution de 1964.
Mike Phillips, dans « The Guardian », souligne la prééminence de la culture swahilie et musulmane sur la dimension post-coloniale : les racines arabes et les traditions islamiques structurent davantage le récit que la relation avec la Grande-Bretagne. Une légère touche gothique teinte également le texte, à l’image de la première rencontre entre Hassanali et Pearce, où le muezzin confond l’Anglais avec un génie maléfique.
Prix Nobel de littérature 2021, Gurnah a reçu cette distinction pour sa capacité à « ouvrir notre regard à une Afrique de l’Est diverse culturellement, mais mal connue dans de nombreuses parties du monde ». Dans « Adieu Zanzibar », publié initialement en anglais sous le titre « Desertion » en 2005, cette diversité se manifeste à travers le portrait d’une société cosmopolite où se côtoient influences africaines, arabes, indiennes et européennes.
Aux éditions DENOËL ; 368 pages.
3. Paradis (1994)
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Résumé
L’histoire commence dans une petite ville tanzanienne au début du XXe siècle. Yusuf, douze ans, mène une existence paisible jusqu’au jour où ses parents le confient à « l’oncle » Aziz, un opulent négociant. Ce départ, présenté comme temporaire, cache une réalité plus sombre : l’enfant a été vendu pour éponger les dettes de son père. Arrivé chez Aziz, Yusuf fait la connaissance de Khalil, un autre jeune esclave qui devient son mentor et lui apprend les rudiments du commerce.
Dans la demeure d’Aziz, Yusuf partage son temps entre le travail à la boutique et la contemplation du somptueux jardin où sont cloîtrées les épouses du marchand. Sa beauté exceptionnelle attire les regards et suscite des convoitises. Quelques années plus tard, il participe à une expédition commerciale qui tourne au désastre : la caravane subit pillages et violences, révélant la brutalité d’un monde où s’affrontent marchands arabes, tribus africaines et colonisateurs allemands. De retour de ce périple, Yusuf entame une relation interdite avec l’une des femmes d’Aziz.
Autour du livre
« Paradis » transcende sa trame narrative initiale pour tisser des liens avec plusieurs traditions littéraires. Le récit fait écho à l’histoire de Joseph (Yusuf en arabe), figure biblique et coranique vendue en esclavage, dont la beauté suscite le désir de la femme de Putiphar – tout comme le jeune protagoniste attire l’attention de l’épouse d’Aziz. Cette intertextualité se double d’un ancrage dans la littérature swahilie : Gurnah puise dans des récits traditionnels transcrits par l’explorateur allemand Carl Velten, notamment un témoignage de 1891 décrivant une expédition caravanière et le récit d’un voyage en Russie par un Comorien.
La dimension sociale et historique s’articule autour de la complexité des relations entre communautés. Les tensions entre musulmans et hindous, entre marchands arabes et populations locales, esquissent le portrait d’une société est-africaine en mutation. La présence allemande, d’abord périphérique, s’impose progressivement comme une force de bouleversement qui déstabilise les équilibres traditionnels du commerce caravanier.
Le titre même revêt plusieurs significations qui se superposent : le jardin luxuriant d’Aziz évoque un éden terrestre, mais sa clôture suggère aussi une prison dorée. Cette ambivalence caractérise l’ensemble du texte qui refuse tout manichéisme : ni les marchands arabes ni les colonisateurs européens ne sont dépeints comme seuls responsables de l’oppression.
Longtemps méconnu en France, « Paradis » connaît une nouvelle vie après l’attribution du prix Nobel à Gurnah en 2021. Fait notable, c’est le premier de ses romans à être traduit en swahili sous le titre « Peponi » par Ida Hadjivayanis en 2022 – un retour aux sources pour cet écrivain tanzanien qui écrit en anglais. La Bibliothèque Nobel l’inclut également dans sa liste du « Big Jubilee Read » en 2022, parmi 70 œuvres marquantes des pays du Commonwealth.
Aux éditions FOLIO ; 336 pages.