Thomas Bernhard (1931-1989) est un écrivain et dramaturge autrichien majeur de l’après-guerre. Né à Heerlen aux Pays-Bas d’une mère célibataire, il passe son enfance entre l’Autriche et l’Allemagne. Son grand-père maternel, Johannes Freumbilcher, écrivain méconnu, exerce une influence déterminante sur sa formation intellectuelle et artistique.
Son adolescence est marquée par le nazisme et le catholicisme autoritaire, notamment lors de ses années d’internat à Salzbourg. À 16 ans, atteint d’une grave pleurésie, il frôle la mort. Cette maladie pulmonaire l’accompagnera toute sa vie. La période 1949-1952 est particulièrement difficile, marquée par les décès successifs de son grand-père et de sa mère.
Sa carrière littéraire commence véritablement avec la publication de son premier roman « Gel » (1963), qui rencontre un grand succès. Il développe un style caractéristique fait de longues phrases répétitives et de monologues obsédants. Son œuvre comprend 31 textes en prose, 20 pièces de théâtre et 5 recueils de poésie. Parmi ses ouvrages majeurs figurent « Le neveu de Wittgenstein » (1982), « Des arbres à abattre » (1984) et son cycle autobiographique en cinq volumes.
Critique féroce de l’Autriche et de ses compatriotes, sa carrière est émaillée de scandales, dont le point culminant est sa dernière pièce « Place des Héros » (1988), qui dénonce l’antisémitisme persistant dans la société autrichienne. Il meurt en 1989, laissant dans son testament l’interdiction de publier ou représenter ses œuvres en Autriche – clause que ses héritiers ne respecteront pas.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Le neveu de Wittgenstein (1982)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
À l’ouest de Vienne, sur la colline du Wilhelminenberg, deux pavillons hospitaliers se font face : l’un traite les maladies pulmonaires, l’autre les troubles psychiatriques. En 1967, Thomas Bernhard y croise Paul Wittgenstein, le neveu du philosophe Ludwig Wittgenstein. De cette rencontre naît une amitié profonde entre deux marginaux que la maladie a mis au ban de la société viennoise : l’écrivain misanthrope aux poumons fragiles et l’héritier instable qui dilapide sa fortune.
Pendant douze ans, les deux hommes partagent leurs journées dans les cafés de Vienne, unis par leur dégoût des conventions sociales et leur passion pour la musique. Paul change de costume trois fois par jour, commande du champagne à toute heure et distribue son argent aux mendiants, sous le regard désapprobateur de sa famille. Sa descente aux enfers s’achève dans un appartement insalubre, abandonné de tous — même de Bernhard, qui ne supporte plus de voir son ami sombrer dans la déchéance.
Sans chapitres ni paragraphes, « Le neveu de Wittgenstein » se déploie comme un long monologue halluciné où la pensée rebondit de digression en digression. Les phrases tournoient, se répètent, martèlent leur rythme obsessionnel pour mieux dire l’essentiel : la rencontre improbable de deux êtres que la société étiquète comme « fous ». Thomas Bernhard dynamite les conventions du récit d’amitié en assumant sa misanthropie, son humour noir, sa lucidité cruelle. Les scènes dans les cafés viennois alternent avec des réflexions sans concession sur la maladie, la mort, la lâcheté. Cette partition musicale aux accents désespérés laisse entrevoir, derrière le masque du cynisme, une bouleversante humanité.
Aux éditions FOLIO ; 144 pages.
2. Maîtres anciens (1985)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Dans l’atmosphère feutrée du Kunsthistorisches Museum de Vienne, un critique musical de quatre-vingts ans scrute jour après jour « L’Homme à la barbe blanche », chef-d’œuvre du Tintoret. Reger a fait de cette banquette de la salle Bordone son observatoire privilégié. Un matin, son ami Atzbacher arrive plus tôt que prévu à leur rendez-vous et décide de l’épier sans se manifester.
Durant cette heure d’observation clandestine, la mémoire d’Atzbacher convoque les innombrables tirades de Reger. Le vieux critique y démonte avec une verve féroce les icônes de la culture occidentale : Bach n’est qu’un « gros puant », Heidegger une « vache philosophique », le Tintoret « ne sait même pas peindre une main ». Mais ces vitupérations masquent une douleur plus profonde : le deuil impossible de son épouse, morte d’une banale chute devant le musée.
Les phrases s’enchaînent sans répit sur plus de deux cents pages, comme aspirées par un tourbillon de pensées obsessionnelles. Cette logorrhée sarcastique dissimule une méditation sur l’art et le deuil. Le texte oscille entre le rire et les larmes, la destruction systématique et l’hommage paradoxal aux maîtres anciens. En 1988, le jury du Prix Médicis étranger a récompensé cette partition virtuose sur l’échec nécessaire de toute œuvre d’art.
Aux éditions FOLIO ; 253 pages.
3. Extinction (1986)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
À Rome, dans les années 1980, Murau reçoit un télégramme de ses sœurs : ses parents et son frère viennent de mourir dans un accident de voiture. Professeur de littérature allemande expatrié en Italie depuis des années, il doit retourner en Autriche au château familial de Wolfsegg pour les funérailles. Huit jours plus tôt, il assistait déjà au mariage de sa sœur dans ce domaine qu’il abhorre.
L’héritage qui l’attend le confronte à tout ce qu’il a fui : un père ancien dignitaire nazi, une mère inculte qui entretenait une liaison avec un archevêque du Vatican, des sœurs étriquées restées sous la coupe parentale. Dans ce théâtre lugubre des obsèques se croisent prélats catholiques et vestiges du IIIe Reich, témoins d’une Autriche enlisée dans sa médiocrité provinciale.
Thomas Bernhard livre en 1986 son ultime roman, monument de colère contre son pays natal. Le texte martèle ses obsessions, les phrases s’étirent comme une longue litanie haineuse, sans paragraphes ni répit. Les mots giclent comme du venin. Le rire acide qui en jaillit par moments ne fait qu’accentuer la noirceur de cette charge implacable.
Aux éditions GALLIMARD ; 512 pages.
4. Des arbres à abattre (1984)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
En 1984, à Vienne, un écrivain quinquagénaire reçoit une invitation qu’il n’aurait jamais dû accepter. Après avoir assisté aux funérailles de son amie Joana, qui s’est suicidée, il croise par hasard les Auersberger, un couple qu’il n’a pas revu depuis trente ans. Ces anciens mécènes donnent ce soir-là un dîner en l’honneur d’un célèbre acteur du Burgtheater. Malgré son aversion pour ces gens qu’il a fuis pendant des décennies, il accepte de s’y rendre.
Dans l’appartement cossu des Auersberger, le narrateur s’installe dans un fauteuil à oreilles et observe en retrait cette société artistique viennoise qu’il exècre. Pendant deux heures interminables, en attendant l’arrivée de l’acteur vedette, il rumine sa haine contre ses hôtes, leurs invités et ce milieu culturel qu’il juge corrompu. Une fois à table, les conversations tournent à l’aigre et le comédien, loin d’apaiser les tensions, provoque un incident qui précipite la soirée vers son climax destructeur.
Le livre a déclenché un scandale retentissant à sa sortie. Les époux Lampersberg, facilement identifiables sous leurs noms d’emprunt, ont porté plainte et obtenu la saisie de l’ouvrage pendant six mois. La police viennoise a dû retirer les exemplaires des librairies, mais cette censure n’a fait qu’attiser la curiosité des lecteurs.
Aux éditions FOLIO ; 232 pages.
5. Le naufragé (1983)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Dans l’Autriche des années 1950, trois jeunes pianistes virtuoses se retrouvent au prestigieux Mozarteum de Salzbourg pour suivre l’enseignement d’Horowitz : Glenn Gould, Wertheimer et le narrateur. Dès les premiers jours, le génie de Glenn Gould s’impose comme une évidence foudroyante. Sa façon de jouer les Variations Goldberg de Bach bouleverse ses deux camarades au point de les faire renoncer à leur carrière de concertiste.
Vingt-huit ans plus tard, le narrateur apprend le suicide de Wertheimer. Il retourne alors à Traich, le village où son ami s’est donné la mort, et s’installe dans l’auberge qu’il fréquentait lors de ses visites. Entre le moment où il franchit le seuil et celui où il commande son repas, ses souvenirs remontent par vagues : l’écrasante supériorité de Gould qui les avait surnommé « les naufragés », l’abandon du piano par Wertheimer pour des études de sciences humaines, sa relation toxique avec sa sœur, puis sa longue descente aux enfers après le départ de celle-ci.
« Le naufragé » confronte trois destins liés par la musique pour mieux sonder les ravages de l’excellence absolue. Thomas Bernhard déroule un monologue intérieur hypnotique autour du génie de Glenn Gould, seul personnage réel du roman. La présence écrasante du pianiste canadien agit comme un révélateur : elle consume Wertheimer jusqu’au suicide et pousse le narrateur vers une écriture obsessionnelle.
Le texte se dresse comme un bloc compact, sans paragraphes ni respirations. Les phrases courtes cognent avec la régularité d’un métronome, scandées par les « pensai-je » qui ponctuent chaque souvenir. Cette construction musicale fait écho aux Variations Goldberg : le récit tourne autour des mêmes événements, les examine sous tous les angles, avant de revenir à son point de départ. À travers cette partition millimétrée, le roman ausculte la frontière entre génie et autodestruction.
Aux éditions FOLIO ; 192 pages.
6. Perturbation (1967)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Dans une région montagneuse d’Autriche, au milieu des années 1960, un jeune homme revient chez ses parents le temps d’un week-end. Son père, médecin de campagne, l’invite à l’accompagner dans sa tournée quotidienne. Cette proposition cache une intention plus profonde : confronter son fils à la misère du monde, lui faire voir la « vérité » sur l’existence humaine.
La journée commence dans la violence avec la découverte d’un meurtre sordide dans une auberge. S’ensuit une succession de visites à des patients plus perturbés les uns que les autres. Chaque consultation révèle moins des pathologies physiques que des âmes dévorées par la solitude et la folie. L’apogée de ce parcours les conduit au château de Hochgobernitz, où le prince Saurau, aristocrate paranoïaque, se lance dans un monologue halluciné sur la déchéance de l’Autriche et l’absurdité de l’existence.
Publié en 1967, « Perturbation » consolide la notoriété de Thomas Bernhard en Allemagne et marque le début de sa reconnaissance internationale. Le texte progresse comme une descente aux enfers, du village vers les hauteurs du château, paradoxalement toujours plus bas dans les abîmes de la folie. La prose alterne entre le regard glacial du narrateur et la logorrhée brûlante du prince, deux façons de dire l’horreur du monde.
Aux éditions GALLIMARD ; 224 pages.
7. L’origine (1975)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Dans l’Autriche des années 1940, un adolescent intègre un internat à Salzbourg. L’établissement, d’abord dirigé par un nazi fanatique, incarne toute la noirceur du national-socialisme. Les journées s’écoulent entre brimades, humiliations et études du violon dans un minuscule cagibi à chaussures. La guerre gronde autour de l’institution : les bombardements américains s’abattent sur la ville, poussant les habitants à se réfugier dans des abris insalubres où la mort rôde.
Après la chute du IIIe Reich, l’internat passe sous tutelle catholique. Mais derrière le crucifix fraîchement accroché, la trace du portrait d’Hitler reste visible sur le mur. Les méthodes d’enseignement demeurent identiques, brutales et déshumanisantes. Le jeune pensionnaire survit grâce à son grand-père communiste, seul adulte bienveillant dans cet univers hostile. Il s’accroche aussi à la musique, même si ses séances de violon se teintent d’idées suicidaires.
Premier volet d’une série de cinq textes autobiographiques, « L’origine » déploie une prose hypnotique circulaire. Les phrases s’enroulent sur elles-mêmes, reviennent sans cesse marteler leur message comme une scie mécanique. Cette écriture obsessionnelle traduit la rage de Thomas Bernhard contre sa ville natale. Il y dresse le portrait d’une Salzbourg étouffante sous ses airs de carte postale, gangrenée par le conformisme et l’hypocrisie de ses habitants.
Aux éditions GALLIMARD ; 168 pages.
8. La cave (1976)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Dans l’Autriche d’après-guerre, Thomas Bernhard, un adolescent de quinze ans, prend une décision radicale : tourner le dos au lycée qu’il juge abrutissant. Un matin, au lieu de suivre son trajet habituel, il bifurque vers l’office de l’emploi. Une offre le mène à la cave du magasin d’alimentation de M. Podlaha, dans un quartier déshérité de Salzbourg.
La vie s’organise entre les tâches physiques – porter des sacs de farine de quatre-vingt-dix kilos, nettoyer la cave – et le contact avec une clientèle marquée par la misère. Dans ce quartier oublié, l’alcool coule à flots, les suicides se multiplient, la violence rythme le quotidien. Le soir, Thomas retrouve sa famille, neuf personnes entassées dans trois pièces, sous l’autorité d’un père obsédé par l’écriture d’un manuscrit de 1500 pages.
Deuxième volet d’une série de cinq textes autobiographique, ce récit ne recule devant rien : ni la brutale réalité sociale des quartiers pauvres, ni les gestes répétitifs du travail physique, ni l’absurdité d’un système scolaire sclérosé. À travers ce choix radical d’un adolescent – préférer la cave d’une épicerie aux bancs du lycée – Bernhard pose les fondations de toute son œuvre à venir : le refus des conventions, la proximité avec les exclus, l’authenticité d’une expérience vécue dans sa chair.
Aux éditions GALLIMARD ; 157 pages.