Edgar Lawrence Doctorow naît le 6 janvier 1931 dans le Bronx, à New York. Issu d’une famille juive d’origine russe, son prénom lui est donné en hommage à Edgar Allan Poe. Passionné de littérature dès son plus jeune âge, il poursuit ses études à la Bronx High School of Science, puis au Kenyon College et à l’université Columbia.
Après son service militaire dans l’armée américaine en Allemagne de l’Ouest pendant la guerre de Corée, il entreprend une carrière dans l’édition. Il travaille d’abord pour les studios Columbia Pictures, puis à la New American Library où il collabore avec des auteurs comme Ian Fleming et Ayn Rand. De 1964 à 1969, il occupe le poste de rédacteur en chef chez Dial Press.
Sa carrière d’écrivain décolle véritablement avec « Le Livre de Daniel » (1971), suivi du très acclamé « Ragtime » (1975), qui sera adapté au cinéma par Miloš Forman. Son style et sa maîtrise narrative lui valent de nombreuses récompenses, dont trois National Book Critics Circle Award.
Parallèlement à son activité d’écrivain, Doctorow enseigne dans plusieurs universités prestigieuses, notamment à l’université de New York où il est professeur de littérature anglaise et américaine. Son œuvre comprend douze romans, trois recueils de nouvelles et une pièce de théâtre, qui sondent souvent l’histoire américaine avec un regard critique.
Doctorow s’éteint le 21 juillet 2015 à Manhattan, des suites d’un cancer du poumon. Le président Barack Obama lui rend hommage en évoquant « l’un des plus grands romanciers américains ».
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Ragtime (1975)
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Résumé
Au début du XXe siècle, dans la banlieue huppée de New Rochelle près de New York, une famille prospère vit paisiblement des revenus de son entreprise de drapeaux et de feux d’artifice. Le récit s’articule autour de trois groupes : cette famille américaine aisée, une famille d’immigrants juifs menée par Tateh, et un couple afro-américain dont le destin bouleversera la région.
L’équilibre de la famille de New Rochelle bascule lorsque le père part pour une expédition au Pôle Nord. Durant son absence, la mère découvre dans son jardin un nouveau-né abandonné et recueille sa mère, Sarah, une jeune femme noire en grave dépression. Quelque temps après, Coalhouse Walker Jr., un élégant pianiste de ragtime, commence à leur rendre visite chaque dimanche, bien décidé à reconquérir Sarah. Ses manières distinguées et son talent musical lui valent le respect de la famille, et Sarah finit par accepter sa demande en mariage.
Mais le bonheur est de courte durée. Des pompiers volontaires, offusqués de voir un Noir conduire une luxueuse Ford Model T, vandalisent sa voiture. Coalhouse Walker exige réparation par les voies légales, mais se heurte à l’indifférence des autorités. Sarah tente d’intercéder auprès du vice-président lors d’une visite officielle, mais son initiative se termine tragiquement. Désespéré et révolté, Coalhouse Walker se lance dans une campagne de violence contre les casernes de pompiers, déterminé à obtenir justice dans une société gangrenée par le racisme…
Autour du livre
L’idée de « Ragtime » est née dans l’esprit de Doctorow à la vue des murs de son bureau à New Rochelle. En s’interrogeant sur ce qu’avaient pu voir ces murs depuis leur construction en 1906, il a donné vie aux différentes intrigues du livre. Un fait divers de l’époque — le sauvetage d’un nourrisson enterré dans un jardin — a également nourri son inspiration.
L’originalité de « Ragtime » réside dans sa fusion entre personnages historiques et fictifs. Henry Ford, J. P. Morgan, Emma Goldman, Harry Houdini, Sigmund Freud et d’autres figures de l’époque se mêlent naturellement aux protagonistes imaginaires. Cette technique narrative, devenue la marque de fabrique de Doctorow, transforme le roman en une fresque saisissante de l’Amérique des années 1900-1917. Le titre même du livre fait référence à ce style musical syncopé qui caractérise l’époque, à l’image du rythme narratif qui pulse entre différentes intrigues.
Le personnage de Coalhouse Walker s’inspire ouvertement de Michael Kohlhaas, protagoniste de la nouvelle éponyme de Heinrich von Kleist publiée en 1810. Doctorow revendique cet emprunt comme un hommage délibéré à l’écrivain allemand, bien que certains critiques y aient vu un cas limite de plagiat.
« Ragtime » a reçu le National Book Critics Circle Award en 1975 et le prix de l’Académie américaine des arts et des lettres en 1976. La Modern Library l’a classé à la 86ème place de sa liste des cent meilleurs romans de langue anglaise du XXe siècle. Time Magazine l’a également inclus dans sa sélection des cent meilleurs romans en anglais parus entre 1923 et 2005.
En 1981, Miloš Forman en a tiré un film qui a obtenu huit nominations aux Oscars, notamment pour la photographie de Miroslav Ondříček et l’interprétation d’Howard E. Rollins Jr. et Elizabeth McGovern. En 1996, il a été adapté en comédie musicale par Terrence McNally, mise en scène par Frank Galati. Le spectacle, créé à Broadway en 1998, a rencontré un tel succès qu’il est devenu la première production des années 1990 à bénéficier d’une reprise, dès 2009.
Aux éditions ROBERT LAFFONT ; 416 pages.
2. Homer & Langley (2009)
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Résumé
New York, début du XXe siècle. Dans leur demeure de la Cinquième Avenue, Homer et Langley Collyer mènent une existence singulière qui les éloigne progressivement du monde. Homer, frappé de cécité à l’âge de vingt ans, raconte leur histoire.
Après la mort de leurs parents emportés par la grippe espagnole en 1918, les deux frères héritent d’une vie confortable. Mais Langley revient traumatisé de la Première Guerre mondiale où il a été exposé aux gaz de combat. Il développe alors une obsession pour la collecte compulsive d’objets et de journaux, dans l’espoir de créer ce qu’il nomme « un journal éternellement en cours et toujours d’actualité ». Leur maison devient peu à peu un labyrinthe d’objets accumulés : pianos, grille-pain, phonographes, voitures, machines à écrire, masques à gaz…
Si les deux frères restent en contact avec l’extérieur – accueillant parfois des marginaux, des musiciens de jazz, des hippies – leur isolement s’accentue inexorablement tandis que leur demeure se transforme en forteresse encombrée où Langley aménage des pièges contre d’éventuels intrus.
Autour du livre
Pour écrire « Homer & Langley », E. L. Doctorow s’empare d’un fait divers qui a marqué l’Amérique : l’histoire vraie des frères Collyer, découverts morts dans leur mansion de Manhattan en 1947, ensevelis sous 140 tonnes d’objets. L’écrivain transpose cette tragédie dans la fiction en prolongeant la vie des protagonistes jusqu’aux années 1970, ce qui lui permet d’embrasser l’histoire américaine du XXe siècle. Selon ses propres mots, il ne cherche pas tant à enquêter sur les Collyer qu’à « interpréter leur mythe ».
La narration à la première personne par Homer, le frère aveugle, constitue un choix narratif étonnant qui fait écho à son homonyme, l’aède grec. Sa cécité offre une perception intensifiée du monde. Les sons, les odeurs, les sensations tactiles composent une partition sensuelle qui rend compte avec acuité des bouleversements de l’Amérique : l’essor du jazz, la Prohibition, la Grande Dépression, la Seconde Guerre mondiale, la guerre du Vietnam.
L’accumulation obsessionnelle de Langley traduit une quête philosophique désespérée. Sa « théorie des remplacements » postule que tout dans la vie se répète, avec des variations mineures. Cette vision cyclique de l’histoire le pousse à collectionner les journaux pour en extraire une sorte d’archétype universel de l’information. Sa folie méthodique fait écho aux dérives de la société de consommation américaine.
Daniel Kehlmann, dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, souligne la puissance de la voix narrative : « On peut trouver les personnages d’un livre inintéressants et pourtant aimer leur voix, tout comme on peut être captivé par l’histoire et les personnages sans apprécier leur voix. » Daniel Haas évoque une « double rédemption » ; selon lui, Doctorow oppose « la vérité imaginée de la fiction » au sensationnalisme des tabloïds, et sauve deux figures urbaines légendaires de la pathologie pour les inscrire dans le monde de l’art et de la culture.
Aux éditions ACTES SUD ; 240 pages.